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Inscription de la Russie sur la liste noire de l’UE : quelles conséquences fiscales ?

Faites le test autour de vous : demandez à votre entourage de citer plusieurs paradis fiscaux. Il est plus que probable que la Russie ne figure pas parmi la liste des Etats exotiques, sulfureux, ou des places financières qui souvent viennent immédiatement à l’esprit et crispent (parfois à tort) les béotiens. Et pourtant, le 14 février dernier, le Conseil de l’Europe a rendu publique sa liste noire des pays et territoires non coopératifs à des fins fiscales en y ajoutant expressément la Russie, en plus des Iles Vierges Britanniques, du Costa Rica, et des Iles Marshall, portant ainsi le nombre total d’Etats visés à 16. Evidemment, la concomitance de l’annonce avec la Saint Valentin est un pur hasard (la fiscalité s’embarrasse assez peu de l’amour), mais la décision marque néanmoins au fer (rouge) le désamour entre l’Europe et la Russie, alors que nous fêtons tristement le premier anniversaire de la guerre en Ukraine.

Pour comprendre cette insertion, il faut avant tout rappeler que cette liste noire vient sanctionner trois types d’écueils, définis dès 2016. En premier lieu, on y trouve les Etats appliquant une concurrence fiscale dommageable, en cherchant à attirer les investissements étrangers par des mesures fiscales incitatives et qui peuvent entrer dans le champ des dispositifs anti-abus des autres États. Au rang de ceux-là on trouve les Iles Marshall, qui offrent un taux d’impôt à 0% en plus de n’exiger aucune substance ni nexus aux opérations enregistrées sur son sol. En second lieu, on trouve les Etats opaques, qui ont failli au devoir de transparence à l’égard des Etats de l’UE, le plus souvent en empêchant les mécanismes d’échange d’informations, ou tout simplement en bloquant les relations diplomatiques. Depuis 2020, une troisième catégorie a vu le jour, en sanctionnant les Etats ou territoires qui refusent la mise en œuvre des mesures issues du programme BEPS de l’OCDE, et qui visent précisément à lutter contre l’érosion des bases taxables et l’évasion fiscale internationale.

Le durcissement des relations entre la Russie et le Conseil, en plus de ses réformes intervenues en 2022 à l’égard des sociétés holdings étrangères en réaction aux sanctions internationales ont précipité la Russie dans la seconde catégorie de paradis fiscaux. Le Conseil de l’Europe déplore ainsi que la Fédération de Russie n’a pas respecté son engagement de modifier l’évaluation du traitement des revenus de la propriété intellectuelle et des dispositions relatives aux droits acquis des holdings étrangères.

L’annonce ne doit pas passer pour anecdotique. L’article 238-0 A, 2 bis du CGI étend en effet à cette liste noire les mêmes effets fiscaux que ceux réservés à la liste française des Etats et territoires non coopératifs (ETNC). Sans tomber dans l’écueil d’une liste à la Prévert, plusieurs thématiques doivent alors être impérativement portées à la connaissance de tout contribuable lié par des relations capitalistiques, économiques ou financières avec un ou plusieurs partenaires soviétiques.

PRIX DE TRANSFERT

Dans la mesure où la Russie est désormais réputée être un Etat non coopératif, toute entreprise russe engagée dans des transactions avec une entreprise française est considérée comme liée au sens de l’article 57 du CGI. Cela déclenche donc mécaniquement toutes les obligations propres à la matière, en particulier le fait de devoir justifier du caractère de pleine concurrence des flux devenus intragroupes, en plus de rapporter ces flux au titre de la documentation des prix de transfert et du formulaire 2257-SD si les seuils financiers sont dépassés.

Une première incongruité se pose alors déjà : si l’entreprise russe était jusqu’alors un vrai tiers, c’est-à-dire non lié au sens des articles 57 et 39-12 du CGI, alors les relations qu’elle entretenait avec le contribuable français étaient nécessairement de pleine concurrence.

Dorénavant, cette démonstration devra être rapportée par le biais d’analyses économiques, telles des recherches de comparables sur des bases de données spécialisées. Lorsque l’on connaît la subjectivité attachée à ces analyses, couplée aux courants prétorien et administratif actuels qui militent pour l’utilisation des méthodes de marge nette et le recours à la médiane des intervalles de comparables, il est tout à fait possible que d’un caractère de marché, la transaction soit désormais perçue comme anormale.

Une seconde incongruité nait sur le terrain de la documentation. Si l’entreprise russe est considérée comme une partie liée, et que les seuils prévus à l’article L13 AA du LPF sont dépassés, le contribuable français devra alors pouvoir une documentation complète de ses prix de transfert. Là encore, le contribuable français alors pourrait se retrouver dans une situation absconse, où il deviendrait tenu de produire la documentation formelle calquée sur le modèle OCDE non pas en raison des seuils observés à son niveau, de ses actionnaires ou ses filiales, mais en raison de la dimension de son partenaire russe.

Qui plus est, la doctrine administrative prévoit explicitement que « lorsque des transactions de toute nature sont réalisées avec une ou plusieurs entreprises associées établies ou constituées dans un État ou territoire non coopératif au sens de l’article 238-0 A du CGI, la documentation visée à l’article L. 13 AA du LPF comprend également, pour chaque entreprise bénéficiaire des transferts, une documentation complémentaire comprenant l’ensemble des documents qui sont exigés des sociétés passibles de l’impôt sur les sociétés, y compris le bilan et le compte de résultat établis dans les conditions prévues par l’article 102 U de l’annexe II au CGI et l’article 102 V de l’annexe II au CGI ». Cela ferait donc en plus porter sur le contribuable français l’obligation de produire des informations comptables et financières d’une entreprise capitalistiquement tierce, sous peine de supporter des pénalités.

Il est donc essentiel de briser l’automaticité du lien de dépendance causé par l’inscription de la Russie sur la liste noire. Sur ce point, nous rappellerons que depuis la réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2014-437 (QPC du 20 janvier 2015), le contribuable dispose de la possibilité de faire usage de la clause de sauvegarde pour démontrer la réalité des opérations réalisées en Russie. On peut espérer en ce sens que l’administration fera preuve de pragmatisme, et que dès lors que le contribuable démontre l’antériorité et les caractéristiques des transactions jusque-là effectuées avec le tiers russe, l’exception tenant à la condition de dépendance de l’article 57 tombe par la même occasion.

NON-IMPUATION SUR L’IS DES RETENUES A LA SOURCE

Conformément aux dispositifs combinés du CGI et de la doctrine administrative, la personne morale établie en France peut imputer sur l’impôt sur les sociétés dû en France les retenues à la source supportées par l’entreprise ou l’entité étrangère sur des dividendes, des intérêts ou des redevances provenant d’États ou de territoires tiers et imposables dans le chef de la personne morale française. Cette possibilité est cependant soumise à deux conditions : l’existence d’une convention fiscale d’élimination des doubles impositions ; et que l’État ou le territoire duquel proviennent ces revenus ne soit pas considéré comme non coopératif au sens de l’article 238-0 A du CGI.

L’inscription de la Russie sur la liste noire conduit donc mécaniquement à ce que l’imputation sur l’IS français des retenues à la source supportées par la société étrangère soit désormais impossible. Cela génère donc une double imposition économique d’un même revenu, affectant à n’en pas douter la rentabilité des entreprises et les forçant très certainement à revoir leurs conditions contractuelles.

LE DURCISSEMENT DE LA DEDUCTIBILITE DES CHARGES EN FRANCE

Enfin, on citera une troisième conséquence significative liée à l’inscription de la Russie sur la liste noire. Désormais, les charges engagées par une entreprise française au titre des sommes payées à un partenaire russe ne pourront plus, sauf exception, être déduites du résultat en France.

Conformément aux troisième et quatrième alinéas de l’article 238 A du CGI, la règle vaut que le bénéficiaire russe soit ou non soumis à un régime fiscal privilégié.

Il est à noter en outre que la non-déductibilité s’applique également à tout versement effectué sur un compte tenu dans un organisme financier établi en Russie.

Sur ce point, on notera que le périmètre des charges visées est large, en couvrant « les intérêts, arrérages et autres produits des obligations, créances, dépôts et cautionnements, les redevances de cession ou concession de licences d’exploitation, de brevets d’invention, de marques de fabrique, procédés ou formules de fabrication et autres droits analogues ou les rémunérations de services ». Une exception tient cependant aux intérêts dus au titre d’emprunts conclus avant le 1er mars 2010 ou conclus à compter de cette date mais assimilables à ces derniers.

Pour celles-ci, le principe de non-déductibilité ne s’applique pas, et ces charges restent déductibles dans les mêmes conditions que celles qui sont versées dans des États ou territoires dits « coopératifs ».

Là encore, le contribuable peut toutefois faire application de la clause de sauvegarde et faire échec à la règle de non-déductibilité des charges en apportant une double preuve : d’une part, il doit prouver que les dépenses correspondent à des opérations réelles et ne présentent pas un caractère anormal ou exagéré. D’autre part, il doit démontrer que les opérations auxquelles correspondent ces dépenses n’ont pas principalement pour objet et effet de permettre la localisation des dépenses dans un ETNC. Si cette seconde condition peut sembler aisée à rapporter, la première fait renaître la complexité abordée plus haut en matière de prix de transfert. En effet, si le partenaire russe est désormais considéré comme une partie liée au sens de l’article 57 du CGI, alors le caractère « normal » de la transaction devra découler d’une analyse de pleine concurrence.

APPLICABILITE

Conformément au CGI, les mesures fiscales restrictives nouvellement applicables envers les intérêts Russes s’appliquent à compter du premier jour du troisième mois qui suit la publication de l’arrêté, c’est-à-dire au cas présent, à compter du 1er mai 2023. Il est donc urgent pour les entreprises françaises engagées dans des transactions économiques et financières avec des partenaires établis en Russie d’évaluer les flux potentiellement à risque, et les effets des frottements fiscaux qui en découleraient. Reste à savoir quel degré de tolérance sera adopté par l’administration fiscale dans l’appréciation des situations qui lui seront révélées à l’occasion des contrôles fiscaux.

L’auteur souhaite remercier Alison SERRIERE, élève avocate, pour son aide dans les recherches effectuées.

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