Cara Avocats

Un arrêt sur mesure

Médiane ou moyenne ? Quand la mode rencontre les prix de transfert.

Sans le savoir, les fiscalistes, particulièrement les experts en prix de transfert, et les adeptes de la mode partagent un point commun : tous admettent que rien ne vaut un bon basique.
Il est donc assez naturel que quand les deux domaines se mêlent, on obtient parfois des décisions jurisprudentielles qui, comme une robe haute couture taillée dans une toile brute, se transforment en pièces uniques : déroutantes, inattendues, mais parfaitement ajustées à l’air du temps.
Il en est ainsi de l’arrêt de la CAA de Paris passé inaperçu malgré lui dans l’affaire Roger Vivier Paris, et dont on s’apprête à célébrer le premier anniversaire. Ses multiples dispositifs, qui forment un camaïeu rare en prix de transfert, méritait pourtant bien un défilé !
En l’espèce, la société française Rogier Vivier Paris (RGP), dont l’activité consiste en la distribution de chaussures et d’articles de luxe de la marque éponyme rue du Faubourg Saint Honoré, a été contrôlé au titre des exercices clos en 2012 et 2014. L’administration fiscale, costumes austères et dont le géni créatif se limite à la fiscalité, a entendu redresser les résultats de la société sur différents motifs, mais dont nous retiendrons l’essentiel :

Dans ce secteur le marketing est important, mais est-ce à la société d’en supporter les coûts ?

La société RVP supportait des dépenses importantes de promotion et de valorisation de la marque Roger Vivier, sans pour autant en être la propriétaire juridique. L’administration rappelle sur ce point que l’absence de refacturation de ces dépenses au propriétaire légitime constitue une libéralité, ce qui n’est pas sans réveiller des souvenirs d’une affaire déjà rendue dans le même secteur d’activité (CAA Paris, Issey Miyake, 20PA03807). L’administration a considéré au cas d’espèce que ces flux sont à considérer comme des prestations de services, à facturer selon la méthode du coût majoré de 5%.

La confirmation de l’approche classique de marge nette

La société dégageait des marges d’exploitation négatives jusqu’en 2013, soit 10 ans après sa création. De manière classique, l’administration a considéré que, compte tenu de son incapacité à définir le mix-produits et à déterminer sa stratégie de vente, la société ne devait pas supporter le risque de volatilité du marché. Corrélativement, le fisc a apposé une marge nette issue d’un panel de comparables, à défaut pour la société d’avoir présenté une étude alternative. Cela permet de rappeler l’impérieuse nécessité pour les sociétés d’être préparées à toute éventualité, et a minima de disposer d’une analyse permettant de décrire les fonctions réellement assumées localement, afin de mettre en lumière les risques corrélatifs, et de proposer une analyse de benchmark robuste. Sans quoi, le champ est libre pour l’administration d’établir sa propre version des faits.

Un revirement discret de jurisprudence sur le recours à la médiane ?

Plus intéressant encore est la méthodologie statistique pratiquée par le service pour rectifier la marge nette de l’entreprise. Dans cette affaire, le fisc avait visiblement retenu le taux de marge moyen des comparables formant son panel, et non la médiane de l’intervalle comme on l’observe usuellement. Au cas d’espèce, ce point médian semblait plus bas, dès lors que les faits présentés dans l’arrêt indiquent que le contribuable demandait, à titre subsidiaire, de se référer à cette cible. La CAA de Paris rejette les prétentions du contribuable, en précisant en son considérant n°20 : « la société RVP n’apporte aucun élément de nature à établir que le service aurait dû appliquer le taux de marge nette médian résultant du panel des comparables, et non le taux de marge nette moyen. Au demeurant, ni les Principes de l’OCDE applicables aux prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations publiques, dans leur version de 2022, notamment ceux énoncés au point 3.62 en cas d’application de la méthode transactionnelle de la marge nette, ni les commentaires de l’administration n’impliquent qu’une telle médiane soit appliquée. ». Il faut y lire une petite et discrète révolution, tant la référence à la médiane des intervalles est devenue une loi d’airain depuis la décision du Conseil d’Etat GE Healthcare (CE, 8ème et 3ème chambres réunies, 06 juin 2018, 409645). Pour autant, nous n’avons eu de cesse d’affirmer que ce dispositif était réemployé à tort par l’administration et procédait d’une lecture arbitraire et simpliste de cette décision. La CAA de Paris tend à nous donner raison, ce qui est heureux.

La validation implicite des phases de démarrage d’activité, véritable période de grâce en prix de transfert

Un autre considérant discret s’est glissé aussi dans la décision. On y relève que le fisc n’a pas entendu contrôler les déficits dégagés au titre des 3 premiers exercices de la société (soit, de 2003 à 2006), en considérant que RVP était alors, à ce moment-là, en phase de démarrage. Ce faisant, le service valide implicitement une tendance déjà observée par les praticiens, consistant à prétendre qu’une société, même faisant partie d’un groupe et dont l’activité est dictée depuis l’étranger, traverse une phase incompressible de stabilisation, qu’on estime arbitrairement à 3 ans, pendant laquelle la politique de prix de transfert peut être balbutiante. Ce constat est d’autant plus intéressant qu’au cas d’espèce, le service a considéré que le contribuable avait fait acte de mauvaise foi et s’est donc vu appliqué les pénalités correspondantes visées à l’article 1729 du CGI. On en déduit alors que même lorsque ladite politique de prix de transfert s’avère visiblement mal taillée, le contribuable peut bénéficier d’une période de grâce, au cours de laquelle même le fisc admet que le groupe tâtonne, comme on cherche le design parfait.

La réaffirmation de la capacité de contrôler et , au final, rectifier, des déficits prescrits
S’il fallait encore le réaffirmer, la CAA de Paris rappelle que le fisc peut tout-à-fait remettre en cause les déficits réalisés au cours d’exercices prescrits, dès lors qu’ils sont reportés sur le premier exercice vérifié. La règle, déjà ancienne, rappelle en outre que ces déficits n’ont même pas besoin d’avoir été imputés, seuls leur rémanence sur un exercice couvert par le délai de reprise suffit.

La pénalité de 40% pour manquement délibéré de plus en plus facilement confortée
Enfin, il est intéressant de noter la légèreté, devenue malheureusement usuelle, avec laquelle le juge de l’impôt valide l’application de la pénalité visée à l’article 1729 du CGI (40% de pénalités sur les impôts en cas de manquement délibéré). De manière lacunaire, la CAA souligne ainsi que « l’administration fiscale, qui se prévaut de la nature, de l’importance et de la répétition de ces insuffisances déclaratives, ainsi que des circonstances que la société RVP, qui ne pouvait pas ignorer les liens de dépendance l’unissant aux sociétés, n’avait établi aucune documentation des prix de transfert et s’est abstenue de réaliser des ajustements permettant de corriger des résultats structurellement dégradés, doit être regardée comme apportant la preuve, qui lui incombe, […] de l’intention délibérée de cette société de se soustraire à l’impôt dû ». Compte tenu des exercices en cause (2012 à 2014), l’obligation documentaire applicable à l’époque n’obligeait, de jure le contribuable à produire une analyse économique (benchmark). En dépit de cela, le dispositif nous rappelle que l’anticipation, par la production d’une documentation des prix de transfert, permet a minima de montrer à l’administration la volonté d’agir en transparence. Une documentation contemporaine et exhaustive se pose ainsi comme un gage parmi d’autres de bonne foi, ce qui peut concourir à éviter l’application de plus en plus systématique des pénalités de 40%.

Les prix de transfert, un art sur mesure

En matière de prix de transfert comme en haute couture, ce sont souvent les détails qui font toute la différence. L’affaire Roger Vivier Paris en est une démonstration éclatante : un assemblage méticuleux de considérants discrets, de coupes audacieuses et d’ajustements techniques, aboutissant à une pièce jurisprudentielle rare, presque avant-gardiste.
À l’heure où l’administration fiscale peaufine ses modèles et où les contribuables tâtonnent encore dans la confection de leur documentation, cet arrêt rappelle une vérité simple mais souvent négligée : mieux vaut une tenue bien ajustée qu’un effet de style improvisé.
Alors, à ceux qui manient la fiscalité avec autant de rigueur que de flair, une question s’impose : et vous, votre documentation prix de transfert, est-elle prête à défiler sous les projecteurs d’un contrôle ?