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Le fond et la forme en prix de transfert : sur quel pied danser ?

Les confinements successifs et l’ennui qu’ils ont semble-t-il pu générer dans certains foyers ont conduit à l’émergence de défis, parfois invraisemblables, souvent absurdes, largement relayés par les réseaux sociaux. Au rang de ceux-ci, le « Nana Challenge », consistant à exécuter une sorte de gigue en sautillant alternativement sur les deux pieds pour contrer les mouvements opposés de son partenaire. Si l’on peut largement présumer que cette gesticulation rejoindra bien vite le panthéon des danses inutiles, sitôt les corps déconfinés et les esprits recouvrés, l’administration fiscale elle, semble bien décidée à continuer à danser sur deux pieds, en faisant prévaloir dans plusieurs affaires fiscales tantôt la forme, tantôt le fond.
Il en est ainsi des cas où, au titre d’une transaction intragroupe, le contrat signé mentionne une rémunération ne reflétant pas le comportement réel des parties liées. Il se peut par exemple que la convention intègre une rémunération exprimée en pourcentage (rapportée sur les ventes ou sur les coûts), dont le quantum ne reflète manifestement pas des standards de pleine concurrence que des analyses économiques contemporaines auraient mis en lumière. Selon le sens du paiement (que le contribuable français soit créancier ou débiteur de la transaction), le Trésor peut ainsi s’en trouver lésé, ou au contraire en tirer profit.

Un contrat en décalage par rapport au principe de pleine concurrence

Pour illustrer cette situation, prenons l’exemple d’un prestataire de services administratifs situé en France et rendant ses services à une partie liée établie à l’étranger. Un ancien contrat établi entre elles fait mention d’une rémunération définie selon la méthode du coût majoré telle que décrite par les principes directeurs de l’OCDE, visant à couvrir une assiette de coûts augmentée d’une marge de 15%. Pour rendre le cas plus cocasse encore, précisons que le contrat résulte manifestement d’une traduction parfois approximative d’une version existante par ailleurs dans le groupe (sans doute passée entre deux autres entités à l’étranger) et date du début des années 2000, c’est-à-dire antérieurement aux concepts modernes développés par l’OCDE en matière de prix de transfert ; aux obligations documentaires et déclaratives telles qu’on les pratique aujourd’hui ; et aux travaux du Forum Conjoint Européen. Conscientes des travaux de ces organismes et mues par la volonté de bien faire, les parties ont décidé d’appliquer une marge non pas de 15%, mais de 5%, au motif que les prestations rendues s’inscrivent dans la catégorie des « services intra-groupe à faible valeur ajoutée ».
Le Forum Conjoint Européen suggère en effet depuis 2010 qu’une mesure de pleine concurrence pour de tels services pourrait s’établir « entre 3% et 10%, avec une médiane à 5% ». Plus d’une décennie plus tard l’OCDE lui a emboité le pas, en considérant que « Pour déterminer la tarification de pleine concurrence de services intra-groupe à faible valeur ajoutée, le membre du groupe multinational qui fournit ces services doit appliquer une marge bénéficiaire à tous les coûts reportés dans le groupe de coûts. La même marge doit être utilisée pour tous les services à faible valeur ajoutée, quelles que soient les catégories concernées. La marge retenue par le contribuable ne devrait pas être inférieure à 2 % du coût concerné, ni supérieure à 5 % de ce même coût ».

L’affaire pourrait sembler entendue et les parties, confortées par les travaux d’instances internationales prolixes, pourraient naïvement penser avoir atteint la sérénité fiscale. Mais aussi sûrement que l’enfer est pavé de bonnes intentions, cette posture peut selon les cas de figure, être renversée par l’administration à l’occasion d’une vérification de comptabilité.
Posons ici un premier cas de figure. Si le prestataire est un contribuable français, l’administration fiscale, tout empreinte de sa célérité juridique, serait tentée de s’appuyer sur des concepts cardinaux du droit des contrats. Elle serait à même alors d’opposer que ceux-ci « tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits ». A cette occasion, l’administration serait certainement en droit de réclamer le différentiel entre la marge réellement pratiquée (5%) et celle figurant au contrat (15%), en plus bien sûr de pratiquer une retenue à la source sur les revenus réputés distribués ; des pénalités pour manquement délibéré de 40% en raison de la libéralité consentie ; et toute la cascade d’impôts et taxes dont l’assiette est assise sur des agrégats communs, maquillant d’ailleurs – rappelons-le – une double voir triple imposition des mêmes bénéfices.

La force obligatoire du contrat ou la prévalence de la forme

Cette posture découle de la théorie de la force obligatoire du contrat, en vertu de laquelle une convention légalement formée crée des obligations dans le chef des parties, qui doivent alors s’y tenir scrupuleusement. Il s’agit d’un concept civiliste ancien, cher aux Etats de droit écrit, et qui irrigue tout notre corpus de droit privé.

Ainsi nous aurait-on menti ? L’autonomie du droit fiscal n’aurait donc été qu’une chimère vendue sur les bancs des facultés de droit pour flatter l’égo des apprentis fiscalistes et vanter leur singularité ? Du panthéon duquel il nous observe, le très regretté Professeur Maurice Cozian objecterait sans doute que sans être autonome, le droit fiscal n’en reste pas moins particulier. Certes ses ressorts sont empreints d’économie et en cela, il diffère des autres thématiques. Il ne saurait cependant se désolidariser des autres branches du droit et plus particulièrement, du droit des obligations, qui constitue le canevas de toute relation entre personnes privées ; pas plus d’ailleurs qu’il ne se détache du droit public, qui régit les relations entre les individus et les émanations de la force publique, dont l’administration fiscale est une des composantes.
On pourrait certes toujours arguer que des parties liées ne pratiqueraient très certainement pas (ou plus) des taux de marge à 15% pour rémunérer des services administratifs. Pour corroborer ce point, le contribuable pourrait alors s’évertuer à produire des recherches de comparables assises sur des bases de données spécialisées. Cette démonstration nous semble néanmoins discutable. En effet, rappelons que l’article 57 du Code général des impôts, sous le visa duquel les rectifications en matière de prix de transfert sont notifiées, prévoit la possibilité d’étalonner la rémunération intragroupe par rapport à des références indépendantes et comparables uniquement « à défaut d’élément précis ». N’en déplaise aux cabinets de conseil, la construction de notre droit positif fait que les analyses économiques ne revêtent en réalité qu’un caractère subsidiaire. Ceci est régulièrement rappelé par le juge de l’impôt qui, pour valider l’absence de recherches de comparables faite par l’administration, rappelle que celle-ci peut alternativement démontrer un écart entre le prix pratiqué et la valeur vénale du produit ou du service. Au cas d’espèce, on pourrait considérer que la valeur vénale du service est celle figurant au contrat, puisque celui-ci est réputé régulièrement formé entre les parties…

Enfin, soulignons que la force obligatoire du contrat trouve encore une certaine résonnance jusque dans les principes OCDE applicables en matière de prix de transfert. En effet, dans ses travaux dits « BEPS » visant à appréhender les transferts de bases d’imposition et la lutte contre l’évasion fiscale, l’Organisation reconnait encore une place non négligeable aux conventions intragroupes dans l’appréciation de la nature de pleine concurrence d’une transaction. Pour ne citer que quelques exemples, la référence aux contrats perle ainsi au titre des facteurs de comparabilité (la pierre angulaire du concept de pleine concurrence) ; de la qualification des fonctions et l’attribution des risques corrélatifs ; ou encore la légitimité d’une partie à percevoir les produits liés à l’exploitation d’un actif incorporel.

De là à en conclure que le contrat devrait s’imposer de facto aux parties, alors même qu’il recèle une anormalité sur le terrain fiscal, le raccourci nous semble tout de même un peu rapide. Aussi certainement que ce qui a été fait peut être défait, le contrat régulièrement formé entre les parties pourraient se voir atténuer, voire profondément modifié par un nouvel accord de volonté. Une défense pourrait alors consister en l’explication que ce contrat écrit a entre temps été amendé ou nové par un autre contrat, oral celui-ci, auquel la répétition des comportements entre les parties liées a offert sa légitimité et sa force obligatoire. Cette stratégie serait en outre renforcée nous semble-t-il si le contrat initial contient une clause dite de « hardship », qui par essence permet au contrat de s’adapter à certaines circonstances d’espèce.

Le fond et le comportement réel des parties

Mais imaginons la situation inverse. Celle où le contribuable français serait le débiteur à la transaction et déduirait donc une marge de 15%, conformément au contrat, mais en décalage par rapport aux standards de pleine concurrence. Contrairement à notre première hypothèse, l’administration aurait en pareille circonstance tôt fait de remiser le contrat. Le particularisme du droit fiscal prendrait ici toute son ampleur en offrant à l’administration, avec la bénédiction du juge de l’impôt, la possibilité de faire prévaloir l’intention réelle des parties aux fins de donner à une convention sa juste qualification.

Il s’agit là d’une liberté issue d’une solide tradition jurisprudentielle pour faire entorse au rigorisme du dispositif de l’abus de droit, qui seul permet à l’administration d’écarter purement et simplement le contrat. En permettant au vérificateur de requalifier une convention, le juge lui offre ainsi la possibilité de replacer les parties dans une situation « normale » de gestion. On peut en effet postuler que les parties chercheraient nécessairement un équilibre juste et adéquat, en phase avec la loi, et donc un équilibre de pleine concurrence. Toute convention faisant peser sur une des parties une obligation qui apparaîtrait en décalage avec ce principe reviendrait indirectement mais nécessairement à en vicier l’objet, en plus de mettre en lumière des clauses probablement léonines pour la partie bénéficiaire.

Un arrêt récent de la Cour d’appel de Riom semble ajouter à ce courant, en permettant en outre à l’administration de disqualifier un contrat sans recourir à la procédure de l’abus de droit dès lors que sa signature précède de peu l’opération fiscale remise en cause. En l’espèce, il s’agissait de faire échec à la mise en œuvre du dispositif Dutreil applicable aux holdings animatrices, en mettant en lumière que la convention d’animation stratégique, de gestion et d’assistance commerciale entre la holding et sa filiale avait été signée seulement douze jours avant la donation des titres de la mère. Bien que cette décision ait été rendue sur d’autres terrains fiscaux que les prix de transfert, rien ne devrait faire obstacle à une application holistique de la solution. Ainsi, pour écarter un contrat intragroupe, l’administration pourra désormais s’appuyer sur un élément temporel, en plus du comportement des parties.
Enfin, pour faire écho à la partie précédente et être totalement exhaustif, il convient de préciser que bien que pris en compte par les principes OCDE, les conventions instituent tout au plus qu’une présomption simple. Les actions 8 à 10 du programme BEPS tendent très clairement à donner davantage d’importance au comportement réel des parties et ainsi, à faire prévaloir la réalité opérationnelle sur l’apparence contractuelle. Ceci est particulièrement saillant dans la construction de l’analyse fonctionnelle et la pondération des fonctions, notamment pour ce qui a trait à l’exploitation d’actifs incorporels (les fameuses fonctions « DEMPE ») et partant, l’attribution des profits taxables corrélatifs.

La dernière danse

La porosité du droit fiscal lui permet ainsi d’intégrer des concepts issus d’autres branches du droit, tels que la force obligatoire du contrat. Celle-ci permet à l’administration d’opposer aux parties les clauses de la convention et d’en tirer les conséquences dès lors qu’elles induisent une rémunération.

Tout à l’inverse, l’administration dispose désormais de moyens étendus pour faire échec aux conventions qui selon elle, ne reflètent pas des conditions de pleine concurrence, soit en les requalifiant, soit en les écartant simplement. Le fond et la forme semblent donc parfaitement se compléter comme dans une danse en duo. Dans un dernier mouvement gracieux qui semble rester en suspension, on empruntera à l’excellente Emilie Bokdam-Tognetti ses conclusions récentes rendues sous l’affaire Ferragamo en rappelant que « les principes définis par l’OCDE en matière de prix de transfert ne constituent pas des normes et sont dépourvus d’effet juridique en droit interne. S’ils ne sauraient notamment servir à interpréter les dispositions de l’article 57 du CGI, ils constituent néanmoins une utile source d’inspiration ». Emporté par le rythme effréné qu’a pris la fiscalité internationale depuis quelques années, bien inspiré celui qui saura finalement déterminer qui, du fond ou de la forme, conduira la danse.

1 « In cases where it is appropriate to use a markup, this will normally be modest and experience shows that typically agreed mark ups fall within a range of 3-10%, often around 5%.». EU Joint Transfer Pricing Forum, Guidelines on low value adding intra-group services, DOC: JTPF/020/REV3/2009/EN, §63.

2 Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales, §7.61.

3 Art. 1103 nouveau du Code civil. Ajoutons que le nouvel article 1194 précise que les contrats obligent à ce qui y est exprimé et à toutes les suites que leur donnent l’équité, l’usage ou la loi.

4 Article 57, alinéa 4 : « A défaut d’éléments précis pour opérer les rectifications prévues aux premier, deuxième et troisième alinéas, les produits imposables sont déterminés par comparaison avec ceux des entreprises similaires exploitées normalement ».

5 Voir notamment CE 8ème et 3ème ch. réunies, 29 mai 2017, n°401491, Galerie Ariane.

6 Voir par exemple CE, 20 juill. 2007, n°232004.

7 CA Riom, 1er ch. civile, 26 janvier 2021, n°19/01179.

8 Conclusions rendues sous CE 9ème et 10ème ch., 23 novembre 2020, n°425577, Sté Ferragamo France.