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Réorganisations intragroupes : il faut apprécier l’intérêt social à l’échelle du temps

LES FAITS

La société Howmet SAS fait partie d’un groupe dont le siège est au Luxembourg. Elle forme avec sa filiale française un périmètre d’intégration fiscale. Dans une optique de refonte complète de son organisation financière, le groupe a entrepris une succession d’opérations de restructuration en un temps très court, visant à replacer sous la filiale française de Howmet SAS une filiale belge, précédemment détenue par la société mère luxembourgeoise. Pour ce faire, la holding luxembourgeoise a d’abord cédé les titres à la société Howmet SAS, qui le jour même de l’opération a à son tour cédé les titres à sa filiale. Le lendemain, la filiale française, qui détient désormais les titres de la société belge, contracte un prêt auprès d’une entité du groupe en Suisse, et apporte le montant correspondant à sa filiale qui alors change ses statuts pour y inclure une activité financière. Dès lors, la société belge a procédé à des prêts, collectant ainsi des intérêts financiers

CONTRÔLE DE L’ADMINISTRATION

L’administration fiscale a remis en cause la succession des opérations sous le visa de l’article L64du LFP, considérant que ces restructurations étaient constitutives d’un abus de droit visant à créer un montage artificiel, dont l’objectif est de rechercher le bénéfice d’une application littérale des articles 38,39 et 209 du CGI. Plus spécifiquement,l’administration écarte la déductibilité des intérêts supportés par la filiale française ayant contracté un prêt au sein du groupe, et au contraire réintègre dans le résultat d’ensemble les intérêts perçus par la filiale belge sous couvert d’augmentation de capital.

DÉCISION DU TA DE MONTREUIL

Par un jugement n° 1709196, 1801203 du 19novembre 2020, le tribunal administratif de Montreuil a prononcé la décharge des impositions supplémentaires en droits et pénalités auxquelles la SAS Howmet a été assujettie à raison de la remise en cause de la déduction d’intérêts d’emprunts, sur le fondement de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales, au titre des exercices 2011 et2012, et a rejeté le surplus des demandes.

DÉCISION DE LA CAA DE PARIS

La Cour a fait droit à la requête formulée parle ministre en rétablissant la caractérisation de l’abus de droit et en annulant le jugement du TA de Montreuil. Elle observe en ce sens d’une part que le bilan financier de cette opération pour les sociétés françaises intégrées est en réalité neutre,surtout comparé à l’accroissement d’actif net de la filiale belge. En outre, la CAA relève que la société belge assure un simple rôle d’intermédiaire, ne disposant pas de la substance nécessaire pour assumer le rôle qui lui est prétendument dévolu désormais.

NOTRE ANALYSE

L’INTÉRÊT DES SOCIÉTÉS AU CŒUR DES CONSIDÉRATIONS

Dès lors que les opérations se sont accompagnées d’intérêts financiers venant grever les résultats de la société française (qui paye des intérêts) et de sa filiale belge (qui désormais en perçoit), la question de l’intérêt social au sens des articles 209,1 et 39,1 s’est posée. Le groupe arguait que les opérations concomitantes d’emprunts et d’augmentations de capital de la filiale belge sont motivées par la demande des actionnaires d’accroître le volume de distribution des dividendes, et ont permis, à cette fin, de mobiliser les capitaux disponibles auprès des filiales françaises, contribuant ainsi à renforcer leur poids au sein du groupe. L’argument a été balayé par la Cour, au double motif que, d’une part, l’intérêt des actionnaires ne se confond pas avec celui de la société ; et, d’autre part, que l’effet immédiat conduisait à faire porter des charges additionnelles sur la société française, tout en logeant des intérêts à l’étranger.

LE TIMING EST PROMODIAL

La concomitance des opérations n’est somme toute que peu dénoncée dans l’arrêt. Elle constitue pourtant un élément essentiel de l’appréciation du caractère fictif du schéma d’ensemble, car elle vient largement brouiller la perception économique et financière des transactions. Le délai de reprise offre en effet à l’administration fiscale tout le loisir d’apprécier avec du recul la succession des transactions et leur pertinence au regard des effets générés au sein du groupe et pour le contribuable français pris isolément. Au cas d’espèce, la groupe a concentré les opérations sur un laps de temps très court formé de seulement quelques jours, sans être motivé par la clôture imminente de l’exercice, ou la survenance d’un évènement requérant une réaction rapide. Rétrospectivement, il était donc aisé pour l’administration de questionner la pertinence des opérations rapportées à une échelle calendaire. En matière économique, les projets se construisent souvent progressivement et dans le temps, à l’instar des business plans et des investissements qui classiquement appellent un retour plus tardif. En effet, la cyclicité économique ne répond pas à l’indépendance des exercices qui demeurent un concept strictement comptablo-fiscal. Il nous semble alors que lorsqu’il s’agit de réorganisations intragroupes,l’objectif autre que fiscal est plus facilement démontré dès lors que les opérations se sont tranquillement échelonnées dans le temps.

LE REGARD DE CARA

Les réorganisations d’entreprises génèrent des variations dans les comptes des contribuables qui sont systématiquement détectées par les outils des administrations fiscales. Il est donc primordial en amont de toute restructuration d’étalonner l’objectif poursuivi au sein du groupe avec les intérêts individuels des entreprises.Rappelons sur ce point que l’intérêt du groupe n’existe pas en fiscalité française, et que tous les dispositifs de lutte contre l’évasion fiscale font écho au concept prétorien d’acte anormal de gestion. Cet arrêt offre ainsi un éclairage additionnel à ce concept, en apportant une dimension temporelle à la réflexion. L’acte anormal de gestion est en effet plus facilement reconnaissable lorsque les opérations ayant un impact sur les comptes des sociétés s’articulent sur un laps de temps très court. La cyclicité économique répondant classiquement plutôt à une logique de long terme, la concentration d’opérations sur une plage de seulement quelques jours laissent en effet planer le doute sur le but réellement poursuivi par les parties. En outre, il est crucial de préparer la documentation au soutien de l’opération et concomitamment à celle-ci, afin d’expliquer des années plus tard, lorsque le contrôle survient,quels étaient les effets recherchés par les parties et compte tenu des paramètres et des options réalistes disponibles à ce moment. Sans quoi, l’administration aura tout le loisir de refaire l’histoire en s’appuyant sur des éléments disponibles forcément plus nombreux.

Comparables et prix de transfert : quand l’administration se trompe de combat

LES FAITS

La SAS Weg France a pour activité le négoce demoteurs électriques industriels et d’équipements électriques.
A l’issue d’un contrôle fiscal portant surles exercices 2011 et 2012, l’administration a constaté que la société réglait ses fournisseurs, membres du groupe, dans un délai maximal de 30 jours à compter de l’embarquement des marchandises au départ,alors que les délais de livraison étaient de deux mois en moyenne. Par ailleurs, ses clients lui réglaient les factures dans un délai compris entre 45 et 90 jours à compter de la facturation. En pratique donc, cette mécanique conduisait la SAS Weg France à supporter un risque de trésorerie élevé, se traduisant par le recours à l’emprunt auprès de sa société-mère en Espagne et de divers établissements bancaires afin d’honorer ses dettes auprès de ses fournisseurs liés.

CONTRÔLE DE L’ADMINISTRATION

En raison des charges financières qu’elle supportait,l’administration a estimé que la SAS Weg France rendait un service aux sociétés du groupe en accordant des facilités de trésorerie qu’elle ne facturait pas. Partant, cette absence de facturation du service rendu était constitutive d’un transfert de profit au sens de l’article 57 du CGI. Elle a ainsi réintégré les charges financières dans les charges d’exploitation de la société, puis comparé la marge nette ajustée de celle-ci à la médiane d’un intervalle issu d’une recherche de comparables.
A titre accessoire, l’administration soulève que malgré une mise en demeure parvenue à la société,celle-ci n’a pas produit la documentation de ses prix de transfert visée à l’article L 13 AA du LPF, alors même qu’elle tombait dans son champ.Naturellement, l’administration a alors appliqué les pénalités prévues à l’article 1735 ter du CGI, qui au cas d’espèce se sont élevé à 81 733 euros.

DÉCISION DU TA DE GRENOBLE

Par un jugement n° 1902236 du 16 septembre2021, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté les demandes de la SAS Weg France en adoptant une posture désormais classique en matière de prix de transfert, consistant à comparer la marge nette dégagée par la société à la médiane d’un panel de comparables issues de bases de données.

DÉCISION DE LA CAA DE LYON

La Cour a réformé le jugement du TA de Grenoble et rétabli les déficits de la société,au motif que sur le panel des comparables produit par l’administration, seules cinq pouvaient être considérées comme fonctionnellement comparables. Or, ces sociétés montraient des marges nettes cohérentes avec la marge corrigée des charges financières de la SAS Weg France sur la période contrôlée. Ce faisant, la CAA de Lyon estime que l’administration n’a pas apporté la démonstration d’un transfert indirect de bénéfice sous le visa de l’article 57du CGI. Il s’en suit alors qu’à défaut de revenu réputé distribué, l’administration ne peut maintenir les redressements accessoires en matière de retenue à la source et de pénalité de 10% pour déclaration tardive de celle-ci.

NOTRE ANALYSE

UN BEL EFFORT DOUCHÉ PAR LA COUR

En premier lieu, il faut saluer l’orthodoxie avec laquelle l’administration a semble-t-il tenter d’extraire des références comparables. Les praticiens connaissent la difficulté de l’exercice et surtout, la subjectivité à laquelle il conduit souvent.
En l’espèce, l’administration a vraisemblablement utilisé la base de données Diane® qui ne recense que des entreprises françaises. Ceci permet de capter des références sujettes à des conditions économiques proches ou similaires à celle de la partie testée, qui constitue un critère de comparabilité essentiel selon l’OCDE, en plus d’avoir été mis en lumière par un arrêt de principe Man Camions et Bus(CAA Versailles, 5 mai 2009 n° 08VE02411). Allant même plus loin, l’administration avait appliqué un filtre de chiffre d’affaires, ainsi qu’un ratio de ventes de marchandises / CA pour justement capter des entreprises principalement engagées dans des activités de distribution.
Pourtant, la CAA a rejeté certaines références. On comprend que les distributeurs au détail ont été exclu, dès lors que la SAS Weg France agit comme un grossiste. Cette différence a déjà été considérée comme suffisamment matérielle pour polluer l’analyse économiques par des arrêts précédents (ex : CE,16 mars 2016, n° 372372 Amycel). De même, le rejet des sociétés distribuant leurs marchandises à des particuliers, là où la SAS Weg France intervient dans un environnement B-2-B, apparaît logique, tant la différence de clientèle entraîne des différences en matière de fonctions et de risques qui brouillent la comparabilité.
Cependant, on peut être surpris du zèle avec lequel la CAA a analysé l’arrêt, tant on sait que la méthode utilisée (méthode de marge nette) et l’emploi d’un intervalle permettent de lisser certaines différences fonctionnelles. En cela, l’arrêt offre un caractère unique et suggère une plus grande orthodoxie dans l’exercice de recherche de comparables.

LE MAUVAIS COMBAT

Il nous semble qu’à vouloir bien faire, l’administration s’est engagée dans une démonstration qui s’est finalement retournée contre elle. En effet, l’administration avait nous semble-t-il correctement relevé la présomption d’anormalité liée aux charges financières supportées par la société au titre de l’emprunt qu’elle a contracté auprès du groupe, pour financer les conditions de trésorerie liées au décalage entre le paiement des fournisseurs(membres du groupe) et le règlement de ses clients. Dans la mesure où l’objet même de cet emprunt était de financer les flux intragroupes de marchandises, l’administration a considéré que les charges qui en découlaient avaient un caractère de charge d’exploitation. C’est là une posture que l’on observe également dans d’autres situations, notamment lorsque le contribuable supporte des charges financières élevées en raison des intérêts qu’il paye à ses fournisseurs du même groupe. Elle a donc ajusté la marge nette (d’exploitation) de la société et ce faisant, s’est nécessairement placée sur le terrain de « l’avantage par comparaison », en cherchant à quantifier l’anormalité par l’emploi d’un panel de comparables. Or, on sait que la démarche est complexe, et la jurisprudence abonde, offrant ainsi le flan à la critique facile sur le degré de comparabilité des références utilisées. Ca n’a d’ailleurs pas manqué.
Au contraire, il nous semble que l’administration aurait eu davantage de succès si elle s’était placée sur le deux terrains. En premier lieu, il aurait été plus aisé de questionner l’objet même du prêt, et donc la déductibilité des charges qui en découlent. Elle aurait également pu se placer sur le terrain de l’article 212-I du CGI déjà applicable aux années en cause, attaquant ainsi le taux d’intérêt appliqué. Enfin, on note que l’administration avait estimé que la SAS Weg France rendait un service aux sociétés du groupe en accordant des facilités de trésorerie qu’elle ne facturait pas. Nous étions donc en face d’un service non rémunéré, et donc d’une libéralité constitutive d’un «avantage par nature », qui alors s’exonère de toute recherche de comparables. L’administration aurait ainsi facilement réclamer une rémunération pour ce service sans que le juge de l’impôt ne la désavoue.

UNE DOCUMENTATION QUI COÛTE CHER

Enfin, on note que malgré une mise en demeure, la société n’a pas produit de documentation de ses prix de transfert, alors même qu’elle tombait dans le champ de l’article L 13 AA. Elle a donc supporté des pénalités de plus de 81 733 euros, évidemment non déductibles. Il est étonnant de voir que la société n’a pas profité du délai octroyé en cas de mise en demeure (30 jours) pour préparer un tel document, sachant qu’une telle mise en demeure intervient souvent plusieurs semaines après le début du contrôle. Cela permet de rappeler l’importance d’une telle documentation, surtout au regard des pénalités pouvant être réclamées.