Quiconque a déjà eu affaire à la Direction des vérifications nationales et internationales (DVNI) sait que les inspectrices et inspecteurs qui en composent les rangs sont méticuleux, sagaces et retorses. On les découvre aussi revanchards et ingénieux à l’occasion de l’arrêt rendu par le Tribunal administratif d’Orléans, qui offre un revirement inattendu à la saga jurisprudentielle opposant le groupe ST Microelectronics à l’administration fiscale.
Depuis plusieurs années maintenant, plusieurs filiales du groupe éponyme font en effet l’objet de redressements conduits sur le terrain de l’article 57 du CGI et qui jusqu’alors, ont tous été annulés par le juge de l’impôt des différents ressorts dont dépendaient les sociétés contrôlées. Dans toutes ces affaires les faits étaient identiques : des sociétés françaises du groupe s’engageaient dans des activités de recherche et développement (R&D) pour le compte d’entreprises liées étrangères. A ce titre, elles rémunéraient leurs services selon la méthode de prix de transfert largement éprouvée dite du « coût majoré » selon la terminologie de l’OCDE, consistant à refacturer les coûts induits par les prestations, plus une marge, dans la plupart des cas égale à 7%. Les sociétés françaises étant éligibles au crédit d’impôt recherche (CIR), l’assiette des coûts sur laquelle reposait la marge de 7% était cependant amputée du montant du CIR et des subventions perçues. A l’occasion de vérifications successives, l’administration fiscale a contesté cette politique de prix de transfert, considérant que la déduction du CIR et des autres subventions conduisait mécaniquement à en partager l’avantage avec les entités liées étrangères et donc, à transférer indirectement des bénéfices hors de France. Cette stratégie était pourtant vouée à l’échec, dès lors qu’elle avait déjà été tranchée et commentée par le passé.
Les mêmes causes produisent-elles forcément les mêmes effets ?
Dans cette saga, c’est le TA de Montreuil qui, le premier, avait annulé les rectifications. Au soutien de sa décision, il indiquait que « la déduction, opérée par une société française, pour la détermination du prix de cession du produit de sa recherche à facturer à une société étrangère qui lui est liée […], des subventions qu’elle avait reçue de l’Etat pour le financement des projets correspondants, ne saurait être considérée comme permettant, par elle-même et indépendamment du niveau du prix de cession auquel cette déduction conduit par application du mode de calcul contractuel, de présumer l’existence d’un transfert de bénéfices à l’étranger, au sens de l’article 57 du code général des impôts, à charge pour la société française d’établir l’existence d’une contrepartie ».
Ce faisant, le juge nous explique que le seul fait de déduire les subventions de l’assiette des coûts refacturés en intragroupe n’est pas, en tant que tel, démonstratif d’une libéralité consentie à la partie étrangère. En l’occurrence, il décale le sujet sur le point de savoir si des entreprises indépendantes et comparables, placées dans une situation équivalente, auraient, elles aussi, opéré une telle déduction. Le considérant devient alors sans équivoque : « il ne résulte pas de l’instruction, que le panel d’entreprises sur la base duquel ces taux [de l’administration] ont été déterminés, […] aurait permis de dégager des termes de comparaison pertinents, eu égard notamment aux activités exercées, à l’existence ou non de liens de dépendance, à la facturation de prix nets ou bruts de subventions ainsi qu’aux chiffres d’affaires et à la taille de ces entreprises. N’ayant pas présenté des termes permettant de comparer valablement les prix facturés par la société et ceux pratiqués entre entreprises indépendantes ou de proposer une autre méthode alternative pouvant se substituer à cette comparaison, l’administration n’apporte pas d’élément de nature à faire présumer l’existence du transfert de bénéfices qu’elle invoque ».
Aussi surprenante qu’apparaisse cette solution, le TA de Montreuil n’a en réalité rien inventé de neuf. Il a simplement fait sien le dispositif émanant de l’arrêt Sté Philipps France qui avait déjà jeté le trouble, autant qu’il avait nourri quelques espoirs de clarification par le Conseil d’Etat.
Dans cet arrêt en effet, la haute juridiction avait refusé de trancher le point, en estimant que faute de démontrer que des sociétés indépendantes déduisaient (ou non) de leur base du coût majoré le montant du CIR, l’administration fiscale ne pouvait considérer que les agissements de la société Philipps France étaient constitutifs d’un avantage indirectement transféré par la voie des prix de transfert. Face aux réflexions dubitatives et au sujet stratégique que portait le cas d’espèce, on aurait aimé que le juge tranche au fond, et se positionne sur la légitimité de cette démarche déductive, évidemment à l’avantage des parties liées situées à l’étranger.
Il aurait pu considérer l’intérêt de la société française ; il a préféré raisonner à l’aune du comportement d’entreprises indépendantes, creusant à notre sens un peu plus l’écart entre les deux théories pourtant sœurs de l’acte anormal de gestion et du prix de pleine concurrence.
Pourtant, à l’occasion de l’appel le rapporteur public Bruno Coudert semblait inviter de manière subtile le ministère à revoir sa copie pour emporter la conviction du juge suprême lors de l’étape subséquente de cassation. En invitant la Cour à censurer l’argumentation de l’administration, le rapporteur public soulignait en effet « le raisonnement de l’administration consiste, nous semble-t-il, à partir du principe qu’une entreprise qui n’est pas propriétaire des droits de nature industrielle et/ou intellectuelle développés ne déduit pas les subventions qu’elle perçoit au titre de son activité de recherche. Mais cela nous paraît être une pétition de principe dont vous [la Cour)] ne pourrez pas vous contenter ».
Il fallait donc pousser la réflexion plus loin, et probablement développer davantage l’axiome autour de l’intérêt fondamental « d’entreprises indépendantes et exploitées normalement » : feraient-elles cadeau du CIR à ses partenaires au seul motif de gagner des parts de marché, quitte à mettre en danger leur situation financière et s’exposer à des contrôles fiscaux sur le CIR et l’IS ? Le débat méritait d’être lancé, pourquoi pas à la lumière de la théorie du risque manifestement excessif.
Cependant, bien que l’argumentation du ministre devant le Conseil d’Etat ait évolué, elle s’est butée à la difficulté de l’exercice, qui relève presque de la preuve impossible dès lors que les rectifications étaient placées sous le visa de l’article 57 du CGI. Dans ses conclusions, le rapporteur public Romain Victor l’explique avec beaucoup de pédagogie et d’humilité. Sur l’épineuse question de la déductibilité des subventions reçues, il commence par reconnaître que : « les Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert ne nous aident pas beaucoup ». Il ajoute – et on perçoit une sorte de dépit – que « l’administration, qui supporte le fardeau de la preuve, butait en tout état de cause sur la marche suivante et échouait à asseoir la mise en œuvre de l’article 57 sur une analyse de comparabilité suffisamment solide ».
Les prix de transfert ne seraient-ils alors qu’une question de comparaison ?
Cette question s’impose alors immédiatement, mais doit, à notre sens, être aussitôt écartée. Nous sommes en effet de ceux qui considèrent avec force que la matière des prix de transfert ne peut s’arrêter à un simple rapport de comparaison, au risque de devenir une discipline inerte et, disons-le, profondément ennuyeuse. Avant d’entrer dans l’analyse quantitative, il est donc impératif d’estimer préalablement l’objet de la transaction, autant que l’intérêt des parties. Agir autrement viendrait sinon à vider de toute substance une formule cardinale de notre édifice fiscal, inscrite dans le marbre, selon laquelle « les seules dépenses déductibles sont celles qui ont été exposées – ou les manques à gagner supportés – dans l’intérêt de l’exploitation ». Le rapporteur public Pierre-François Racine ne démentira pas, et confirmait il y a déjà longtemps que « une entreprise (…) a pour objet la recherche et le partage de bénéfices. Tout acte qu’elle accomplit pour réaliser cet objet est présumé effectué dans son intérêt propre ».
L’analyse de l’intérêt de la société est donc un prérequis et doit s’imposer avant même de rechercher des entreprises comparables contre lesquelles s’étalonner. Il en va de même de l’objet même de la transaction, qui sans entrer ici dans le détail des fondements civilistes de ce principe, est indispensable pour rendre toute opération légitime, opposable et exécutable dans le chef des parties liées.
Il semble donc curieux que le juge de l’impôt ne se soit pas attelé à déterminer si la déduction du CIR et des subventions idoines de la base de coûts refacturés avec une marge remplissaient ces conditions impérieuses. En se concentrant exclusivement sur l’analyse de comparabilité, il a au contraire fait sienne une dynamique inspirée des principes de l’OCDE, quitte à s’exonérer du droit interne. Car comme nous avons eu l’occasion de le préciser, ces deux sources « divergent sur un point essentiel. Alors que le principe de pleine concurrence pose en point cardinal l’analyse de comparabilité, cette démarche n’est prévue par l’article 57 qu’à titre subsidiaire ». Cet arrêt confirme donc un constat que nous faisions, en observant que « chemin faisant, et à force de répétition, le principe de pleine concurrence a cependant déteint sur notre droit positif, et de concept subsidiaire, l’analyse comparative est devenue une méthode alternative. Dorénavant, pour asseoir ses rectifications sous le visa de l’article 57 du CGI, l’administration doit démontrer au choix, un avantage par nature, ou un avantage par comparaison ».
L’analyse de comparabilité a donc bel et bien gouverné la décision du juge, que ce soit dans l’arrêt Philipps comme dans ses succédanés rendus en faveur du groupe ST Microelectronics. Mais comparer n’est pas quantifier, et la démarche répétée du juge de l’impôt tend à indiquer que ni la marge ajoutée à la base de coûts, ni le montant des subventions qui la grevaient n’étaient le sujet. La question portait plutôt de savoir si des entreprises indépendantes et comparables auraient, elles aussi, déduit ces subventions, indépendamment de leur volumétrie ou leur quantum. On en veut pour preuve que, dans l’arrêt rendu par le TA de Montreuil, l’administration réclamait une marge supérieure, issue d’une analyse alternative. Son considérant précise en effet bien que « si l’administration fait valoir que le taux de marge résultant d’une situation de pleine concurrence s’établit à 12,66 pour l’année 2009 et 11,09 pour l’année 2010 [contre 7%], il ne résulte pas de l’instruction, que le panel d’entreprises sur la base duquel ces taux ont été déterminés, […] aurait permis de dégager des termes de comparaison pertinents, eu égard […] à la facturation de prix nets ou bruts de subventions ».
L’analyse de comparabilité mise en avant par le juge dans ces décisions se confond donc en réalité avec l’analyse des comportements et des choix qu’opèrent, ou qu’auraient opérer, des entreprises indépendantes. C’est le concept « d’option réaliste disponible » développée par l’OCDE, et qui est chevillé au principe de pleine concurrence. Dans son chapitre dédié à ce concept, l’OCDE indique à cet égard que « Toutes les méthodes fondées sur le principe de pleine concurrence se rattachent à l’idée que des entreprises indépendantes examinent les différentes options réalistes qui s’offrent à elles et, dans la comparaison de ces options, prennent en compte toutes les différences ayant une incidence sur la valeur respective de ces options ».
Confrontée à cette étude éminemment subjective, et cette réflexion presque schizophrène, l’administration fiscale ne pouvait qu’être mise en échec. Il lui est en effet impossible de rapporter pareille démonstration. Elle à qui il est déjà interdit de s’immiscer dans la gestion des entreprises, comment aurait-elle pu en connaître les choix ?
Le refus du choix de l’avantage par nature
Pour s’exonérer de cette tâche nécessairement subjective et vouée à l’échec, l’administration aurait alors pu être tentée d’invoquer l’avantage par nature, plutôt que par comparaison. Contrairement à sa notion voisine en effet, l’avantage par nature ne souffre pas du besoin implacable de démontrer le comportement des parties, ou d’entrer dans un raisonnement quantitatif. Or, en refusant de refacturer le montant des subventions à la partie liée, la société ST Microelectronics a mécaniquement fait profiter sa cocontractante de l’avantage dont elle a elle-même bénéficié. Elle a, d’un point de vue strictement sémantique, fait passer (ou « transféré » pour user du verbiage fiscal) un avantage (la subvention). L’absence de facturation du cadeau fiscal dont elle jouit aurait donc théoriquement pu tomber dans l’escarcelle des avantages par nature, n’impliquant aucune comparaison mais où seule compte l’existence de contreparties favorables à l’exploitation de l’entreprise.
A ce titre, il est intéressant de noter que dans l’affaire Philipps précitée, l’administration fiscale avait exploré cette piste lors de la cassation. Changeant son fusil d’épaule, elle avait tenté d’expliquer devant le Conseil d’Etat que la prise en compte de la subvention était un avantage par nature, et qu’il n’était donc pas nécessaire de démontrer un avantage par comparaison. Après avoir rappelé ce que constituait un avantage par nature selon la jurisprudence, le rapporteur public Romain Victor invitait la juridiction à considérer que ce qui était en cause dans ce litige, était bien le niveau des prix pratiqués par la SAS Philips France au titre de la facturation de ses prestations à la mère du groupe auquel elle appartient, à un prix qui n’était pas nul, excluant donc de fait toute idée de vente à perte. « Or si la vente d’une prestation de services dégageant une marge bénéficiaire peut, dans certains cas, dissimuler un transfert indirect de bénéfices à l’étranger, lorsque la marge est insuffisante, la preuve de cette insuffisance ne peut résulter, lorsque les prix pratiqués ne sont pas nuls, que d’une comparaison avec d’autres transactions, cette comparaison étant seule à même d’établir que le niveau des prix pratiqués à l’égard de l’entreprise étrangère associée diffère de celui habituellement pratiqué à l’égard d’autres clients ou par d’autres entreprises similaires exploitées normalement. Nous ne sommes pas davantage ici dans l’hypothèse d’une cession gratuite, pouvant a priori être regardée comme dépourvue de contrepartie et dispensant l’administration de constituer un panel de comparables pertinents ».
Certes, il est vrai que l’avantage par nature induit un caractère de gratuité. Dès lors que l’opération a fait l’objet d’une contrepartie, le débat se placerait alors implicitement mais nécessairement sur le terrain de l’avantage par comparaison, avec toute la subjectivité que nous avons pointée précédemment. Le dispositif de l’article 57 du CGI peut alors se résumer facilement comme suit : si la transaction a fait l’objet d’une rémunération, la seule question qui demeure est de savoir si celle-ci est suffisante, c’est-à-dire si elle correspond à ce que des entreprises indépendantes et comparables auraient réclamé dans une situation similaire, fut-ce même peut-être au détriment de leur intérêt propre. C’est une des incongruités du principe de pleine concurrence, dont l’inspiration économique et anglosaxonne a au fil du temps débordé notre axiome prétorien de l’acte anormal de gestion, mais que nous ne traiterons pas dans ces colonnes.
L’analyse de comparabilité ne crée-t-elle pas un rapport de deux poids, deux mesures ?
L’affaire est donc entendue : les affaires Philipps France comme ST Microelectronics reposent sur un avantage par comparaison, et nous nous garderons bien de questionner des esprits aussi brillants et éclairés que ceux des illustres rapporteurs publics cités précédemment.
Pour autant, force est de constater que l’analyse comparative perd bien vite sa suprématie lorsque la composition de la base de coûts à refacturer est invoquée dans un contrat. Dans un arrêt SAP Holding France SAS, la Cour administrative d’appel de Marseille a ainsi validé les rehaussements opérés par l’administration, qui au motif qu’un contrat intragroupe de services R&D (encore un !) précisait que tous les impôts et droits de douane seront supportés par la partie liée, a corrélativement réintégré dans l’assiette de la méthode du coût majoré le montant de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises.
Tirant sûrement les conséquences de la jurisprudence Philipps France, le contribuable avait alors tenté d’arguer que l’administration n’avait pas procédé à des comparaisons attestant que le prix payé en contrepartie des prestations réalisées au profit de la société étrangère était supérieur à ceux pratiqués par des entreprises similaires exploitées normalement avec des fournisseurs dépourvus de liens de dépendance. Il est un fait que, pour reprendre la dialectique du rapporteur Romain Victor, les prix pratiqués n’étaient pas nuls, et nous n’étions pas davantage dans l’hypothèse d’une cession gratuite. Les conditions pour l’application de la théorie de l’avantage par comparaison semblaient donc remplies. Pour autant, le juge de l’impôt a évacué le débat en validant le transfert d’un avantage, qu’il n’a pas qualifié, sur le seul fondement du contrat. Si cette décision semble alors créer une situation à deux vitesses, nous la justifions plutôt pour notre part par la subsidiarité de l’analyse comparative qui irrigue la sémantique de l’article 57 du CGI sous le visa duquel ces rectifications en matière de prix de transfert sont placées.
Comme nous le mettions en relief de manière presque prophétique, « l’article 57 n’est pas une copie conforme du principe de pleine concurrence. L’analyse de comparabilité n’y est citée qu’à titre subsidiaire et « à défaut d’éléments précis ». Il peut donc tout à fait advenir qu’une rectification soit opérée dans la sphère des prix de transfert, alors même que ces ajustements conduiraient à dissocier la rémunération de la transaction liée de toute référence de pleine concurrence ».
Ce débat, que nous nous saurons trancher ici, a néanmoins un mérite : celui de mettre en lumière l’immense difficulté à qualifier correctement l’avantage. La qualification formant en droit la matrice de toute démonstration, il n’est pas étonnant donc que l’administration ait failli dans la dialectique de la preuve qui pesait sur elle dans les affaires Philipps France et ST Microelectronics. Elle a cependant fait preuve d’une réelle ingéniosité en retournant le jeu sur le contribuable, en sanctionnant une documentation de prix de transfert incomplète plutôt que de contester l’assiette.
Le contre-pied du fisc, ou la bataille des pénalités plutôt que de l’assiette
Malgré une identité de faits dans les différentes affaires ST Microelectronics, le débat soumis au TA d’Orléans ne s’est pas concentré sur l’article 57 du CGI, mais sur l’article 1735 ter du même code. Ce faisant, l’administration a volontairement fait le choix d’éluder le sujet de l’assiette qui, conformément à la dialectique de la preuve, l’invitait à rapporter la démonstration d’un transfert indirect de bénéfice, à la question de la complétude de la documentation de prix de transfert qui pèse sur le contribuable compte tenu de sa dimension capitalistique et financière.
En effet, on rappellera utilement que cet article 1735 ter du CGI pose les sanctions afférentes à l’absence, ou à la remise incomplète d’une documentation des prix de transfert telle que décrite à l’article L13 AA du Livre des procédures fiscales (LPF). Cette obligation introduite dans notre corpus juridique par l’effet de la Loi de finance rectificative pour 2009, a évolué pour se conformer aux standards OCDE. Depuis les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2018, le contenu de la documentation a ainsi été détaillé dans le sens des recommandations du comité des affaires fiscales de l’OCDE et se compose désormais de deux rapports, produisant tour-à-tour des informations factuelles et économiques (pour le fichier principal) autant que des éléments justificatifs, corroboratifs et précis (pour le fichier local).
L’objectif de cette documentation est clairement avoué par l’administration fiscale, qui précise que cette documentation « conserve donc un caractère général mais doit être suffisamment précise pour permettre à l’administration d’apprécier si la politique de prix de transfert mise en œuvre par l’entreprise est conforme au principe de pleine concurrence ». Elle s’inscrit ainsi dans la droite ligne de l’OCDE, qui justifie de son existence en indiquant qu’il s’agit de « (2) fournir aux administrations fiscales les informations nécessaires pour qu’elles puissent évaluer en connaissance de cause les risques liés aux prix de transfert ; et (3) fournir aux administrations fiscales des informations utiles pour réaliser une vérification suffisamment approfondie des pratiques en matière de prix de transfert d’entités imposables dans leur juridiction, même s’il peut être nécessaire de compléter cette documentation à l’aide d’informations supplémentaires à mesure que la procédure de vérification suit son cours ».
En cela, la documentation de prix de transfert participe de la transparence fiscale qui irriguent les travaux dits « BEPS » de l’OCDE, en particulier son action 13. Celle-ci dénonçait en creux le déséquilibre dans le rapport de force entre les services de contrôles et les contribuables, viciant par la même occasion la charge de la preuve pesant sur les administrations. Dans son rapport final de 2015 sur ladite action 13, l’OCDE faisait ainsi le constat que « les procédures de vérification de prix de transfert tendent à mettre en jeu un très grand nombre d’éléments. Elles passent souvent par des évaluations difficiles de la comparabilité de plusieurs transactions et marchés. Elles peuvent exiger l’examen approfondi d’informations financières, factuelles et sectorielles. La disponibilité d’informations adéquates provenant de sources diverses au cours de la procédure de vérification est essentielle pour faciliter un examen méthodique par l’administration fiscale des transactions contrôlées du contribuable avec des entreprises associées, et l’application des règles en vigueur en matière de prix de transfert ». L’organisation complète : « Dans les situations où une évaluation correcte des risques liés aux prix de transfert laisse à penser qu’une vérification approfondie des prix de transfert se justifie pour un ou plusieurs points, il est clair que l’administration fiscale doit être en mesure d’obtenir, dans un délai raisonnable, tous les documents et informations pertinents en la possession du contribuable ».
Ne nous y trompons donc pas : la documentation des prix de transfert à la charge du contribuable n’a pour but que de permettre à l’administration d’obtenir à première demande l’intégralité des données contextuelles, financières, et de toute nature lui permettant d’apprécier l’existence ou non d’un transfert indirect de bénéfice.
A ce titre, il est intéressant de noter que dans sa version initiale de 2009, l’article L13 AA ne semblait pas imposer au contribuable de produire une analyse économique de comparabilité. Plus exactement, le texte précisait uniquement que « lorsque la méthode choisie le requiert, une analyse des éléments de comparaison considérés comme pertinents par l’entreprise ». Cette dernière, qui constitue la pierre angulaire de toute démonstration d’un avantage par comparaison, incombait donc alors exclusivement à l’administration. La dialectique de la preuve était à cette époque unique et entière, indépendamment du point de savoir si les libéralités présumées par les autorités de contrôle relevaient de la sphère des prix de transfert, ou de l’acte anormal de gestion.
Ce n’est au contraire qu’à partir de 2018 que la nouvelle version de l’article L13 AA, dans sa forme d’inspiration OCDE, a gravé dans le marbre l’obligation pour le contribuable tombant dans son champ de produire « g) Une analyse de comparabilité et une analyse fonctionnelle détaillées de l’entreprise vérifiée et des entreprises associées pour chaque catégorie de transactions, y compris les éventuels changements par rapport aux exercices précédents ». Il n’en fallait évidemment pas davantage pour que l’administration précise les contours de cette obligation dans sa doctrine, et attende désormais que « Pour chaque catégorie de transactions, l’analyse de comparabilité décrit les conditions de rémunérations de l’entreprise en justifiant les écarts avec celles d’entreprises indépendantes ».
On retrouve dans ce changement de paradigme un des axes essentiels du droit fiscal et une distinction majeure avec le procès civiliste : doit prouver celui qui peut établir, et non pas celui qui invoque. Dans l’affaire ST Microelectronics, l’administration a donc habilement changé de stratégie. En confrontant la société à l’obligation documentaire qui lui incombait, l’administration n’avait plus à démontrer l’existence d’un avantage octroyé à l’étranger ; elle n’avait qu’à attendre du contribuable qu’il produise à sa place la preuve de son absence.
Une nouvelle démonstration du durcissement de la preuve dans le chef du contribuable
Cet arrêt s’inscrit dans une dynamique certes défavorable au contribuable, mais qui reconnaissons-le, vise à corriger quelques décennies de déséquilibre des forces dans le rapport à la preuve qui l’oppose à l’administration.
C’est la jurisprudence la première, qui a opéré un durcissement. Le revirement amorcé par l’arrêt du Conseil d’Etat GE Medical Systems préférant la méthode de marge nette à la méthode initialement mise en avant (et documentée) par la société, en est une illustration topique. Pour valider la décision d’appel, le juge suprême estimait en effet que « Pour conclure par ailleurs au bien-fondé de la méthode alternative proposée par l’administration, qui reposait sur l’étude des marges transactionnelles nettes […], la cour a écarté les objections de la société tirées du défaut de pertinence de l’échantillon retenu par le vérificateur, a pris position sur le point de référence retenu pour déterminer la marge nette de pleine concurrence et a estimé que, compte tenu de l’importance de l’écart constaté entre les résultats déclarés par la société et ses résultats d’exploitation de pleine concurrence résultant de l’application de la méthode transactionnelle de la marge nette, l’administration devait être regardée comme établissant l’existence d’un transfert indirect de bénéfice au cours des exercices vérifiés ».
Le même jour, dans une affaire idoine, le Conseil d’Etat confirmait en outre par une formule sibylline la prévalence de la médiane des intervalles de pleine concurrence, en renversant depuis sur le contribuable le soin de démontrer qu’un autre point de l’intervalle s’avèrerait plus adéquat. Le considérant, selon lequel « cette médiane constituait, dans les circonstances de l’espèce, le point de l’intervalle reflétant le mieux les faits et les circonstances des transactions concernées », est depuis repris dans des décisions ultérieures en renforçant même davantage les diligences pesant désormais sur le contribuable. Ainsi : « la requérante ne justifie, quant à elle, d’aucune circonstance spécifique permettant d’établir que l’administration, compte tenu des transactions en litige, aurait dû s’écarter de cette marge médiane dont l’application est d’ailleurs préconisée par l’OCDE en matière de prix de transfert, comme permettant de calculer le montant des rectifications et de limiter les marges d’approximation par rapport à un point se situant à l’une ou l’autre des limites extrêmes de cet intervalle, doit être regardée comme le point de l’intervalle qui reflète le mieux les faits et les circonstances des transactions concernée » .
Ce durcissement s’est ensuite manifesté dans la loi de finance pour 2024, qui a rendu formellement opposable le contenu de la documentation au contribuable qui l’a produite. L’article 57 du CGI se pare désormais d’une nouvelle arme, et précise que « Lorsque la méthode de détermination des prix de transfert s’écarte de celle prévue par la documentation mise à la disposition de l’administration par une personne morale en application du III de l’article L. 13 AA ou de l’article L. 13 AB du livre des procédures fiscales, l’écart constaté entre le résultat et le montant qu’il aurait atteint si cette documentation avait été respectée est réputé constituer un bénéfice indirectement transféré au sens du premier alinéa du présent article, sauf si la personne morale démontre l’absence de transfert soit par voie de majoration ou de diminution des prix d’achat ou de vente, soit par tout autre moyen ».
D’un durcissement au renversement, il n’y avait finalement qu’un espace plus fin que le Rubicon, que l’administration a franchi alors aisément en usant habilement des textes. Cet arrêt du TA d’Orléans, loin de passer inaperçu, doit donc au contraire nous alerter sur les risques sémantiques et procéduraux qui pèsent désormais sur les contribuables, en particulier ceux tombant dans le champ de l’obligation documentaire de l’article L13 AA du LPF. Car c’est vraisemblablement à eux d’apporter la preuve de la nature de pleine concurrence de leurs opérations intragroupe, avec toute la subjectivité que l’on connaît à ce concept.
Pis, les seuils ayant été largement baissés à l’occasion de la loi de finance pour 2024, gageons que les mésaventures de la société ST Microelectronics seront désormais partagées par un nombre croissant d’entreprises.
Restera alors à savoir si en ayant de facto renversé la dialectique de la preuve sur le contribuable, le législateur et le juge de l’impôt n’auront pas au final crée une différence de traitement, voire une discrimination, à l’égard de ces contribuables engagés dans des transactions transfrontalières, par opposition à ceux impliqués dans des flux strictement domestiques et soumis à la seule conception prétorienne de l’acte anormal de gestion, qui demeure à la charge exclusive de l’administration. Face à ce dilemme, un seul salut : l’alignement parfait de ce concept avec la discipline en perpétuelle expansion des prix de transfert.
A lire en complément :
https://www.doctrine.fr/d/TA/Orleans/2025/TAA1819EC909E54748F631
https://www.doctrine.fr/d/TA/Montreuil/2019/U64A41A86DCBC1446967A
https://www.doctrine.fr/d/CAA/Marseille/2021/CETATEXT000043799583