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Droits de douane et Prix de transfert : quand la frontière fiscale devient ligne de tension

Les annonces du président Trump en matière de droits de douane ont secoué le monde économique et financier en jetant le trouble sur les stratégies tarifaires, et en provoquant une surenchère des grandes régions économiques mondiales. Nul besoin d’être un expert en fiscalité internationale ou en géopolitique (car ne nous méprenons pas, c’est bien de géopolitique dont il s’agit) pour comprendre les conséquences induites par les risques que portent ces réformes douanières : une entreprise désireuse d’importer des produits sur le marché américain devra désormais trouver des sources d’économies pour compenser la perte liée à la part accrue laissée à l’Oncle Sam. Or, cette source d’économie potentielle se trouve mécaniquement prise dans un étau simple, entre, d’une part, le prix de vente final dicté par le marché ; et, d’autre part, les coûts de production et de fonctionnement, ces deux paramètres étant relativement peu élastiques.

Pour les groupes d’entreprises établis de part et d’autre des frontières américaines, la tentation est donc grande de jouer sur les prix de transfert.

En effet, en vendant à une entreprise liée des produits à un prix amputé de la portion égale à la surimposition au titre des droits de douane, un groupe pourrait, théoriquement, s’assurer de conserver ses prix de vente finaux quasi inchangés, et donc sanctuariser ses débouchés et ses parts de marché. Mais à l’instar d’Ulysse qui a dû habillement manœuvrer entre Charybde et Silla, barrer d’une matière fiscale à l’autre risque de conduire au naufrage. Car à vouloir trop s’écarter du risque douanier, ces entreprises pourraient s’exposer dangereusement à de lourdes et sévères conséquences en matière d’impôt sur les sociétés et à des pénalités autant onéreuses qu’infamantes, au motif que leurs prix de transfert seraient ainsi volontairement et consciemment réduit à peau de chagrin.

Que faire alors ? Les regards se tournent vers les fiscalistes et les conseils. Cependant, autant Ulysse n’avait pas embarqué la Pythie sur son navire, autant les fiscalistes n’ont pas dans leur panoplie de boule de cristal. Il faut donc s’en remettre à une approche pragmatique autant qu’empirique, que nous estimons fondée sur des réalités concrètes que nous partageons avec vous ci-dessous.

Les prix de transfert doivent refléter les pratiques d’entreprises indépendantes et placées dans des situations comparables.

A titre liminaire, vous nous pardonnerez de rappeler ce qui relève d’une lapalissade pour les fiscalistes : les prix de transfert doivent nécessairement correspondre à des standards de marché, que la matière consacrée qualifie de « pleine concurrence ». Par cette terminologie moins absconse que son étymologie originelle en anglais (« arm’s length principle », ou littéralement « principe de la distance du bras »), il faut comprendre que les transactions intragroupes doivent être rémunérées à l’aune des pratiques observées entre des acteurs économiques nécessairement indépendants l’un de l’autre, fonctionnellement comparables, et placés dans un environnement économique similaire ou proche.

Pour en revenir à nos exportations vers les Etats-Unis entre deux parties liées, cela suppose donc de savoir si une entreprise non-américaine serait prête à baisser drastiquement ses prix de vente à destination de son client tiers américain dans un environnement quasi identique, afin pour ce dernier de réduire mécaniquement l’assiette assujettie aux droits de douane, et proposer un prix de vente final iso. On peut en effet le supposer, tant la poursuite pérenne de l’activité économique pour les acteurs du marché domine sur la profitabilité courtermiste. Mais l’assertion d’emblée se heurte frontalement à deux obstacles :

En premier lieu, le manque de références contemporaines. Il est certes envisageable que des entreprises indépendantes acceptent de revoir leur tarification à la baisse pour réduire d’autant l’assiette des droits de douane. Après tout, ces entreprises sont contraintes de la même manière par les réformes Trump que les groupements d’entreprises. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, une identité de comportement entre des acteurs tiers et des groupements d’entreprises pourrait être observée. Mais affirmer n’est pas démontrer, et force est de constater que les pratiques tarifaires des acteurs économiques ne sont pas disponibles en direct, pas plus qu’elles ne seraient être précises. Ce n’est que bien plus tard, lorsque l’exercice fiscal des sociétés sera bouclé et déclaré, que l’on pourra au mieux extraire des bases de données spécialisées des tendances de marché. Il sera cependant sans doute déjà trop tard.

En second lieu, et indépendamment de l’accès dans le temps à l’information, certains marchés ne disposent tout simplement pas de comparables indépendants. Bon nombre de secteurs économiques sont en effet concentrés et opérés exclusivement par des groupements d’entreprises liées, à l’instar des secteurs automobile, aéronautique, de défense, pharmaceutique, ou tout autre dont l’investissement de départ (les capex) forment une barrière à l’entrée trop haute pour être franchie seul. Pour ces secteurs, l’attente ne sera jamais récompensée et il demeurera impossible de démontrer ex post que des entreprises indépendantes et comparables, placées dans des situations proches, ont minoré leur prix de transfert en répercussion de l’augmentation des tarifs douaniers.

Fort heureusement, si l’analyse de comparabilité est érigée en totem du principe de pleine concurrence, elle n’en demeure pas pour autant exclusive. Lorsque le principe de pleine concurrence se heurte à l’impossibilité de trouver des comparables, l’OCDE s’est comme à l’accoutumée adaptée. C’est alors que surgit, tel un deus ex machina fiscal, le concept d’option réaliste disponible (« options realistically availlable »), que les principes directeurs de l’OCDE de 2022 (cf. § 1.122 à 1.125) définissent comme l’approche consistant à évaluer si la transaction intragroupe est compatible avec ce qu’une entreprise indépendante, agissant rationnellement, aurait raisonnablement accepté compte tenu de ses options économiques.

On ne compare donc plus ce qui est, mais ce qui aurait pu être — en l’occurrence, ce que deux entreprises non liées, agissant dans leur intérêt propre, auraient accepté dans des circonstances similaires. Le postulat est séduisant. Mais il repose, fondamentalement, sur un raisonnement contre factuel : il faut imaginer les alternatives qui auraient été raisonnablement envisagées par chacune des parties. Or, cette modélisation mentale suppose que l’on puisse documenter à la fois les contraintes économiques du marché, les asymétries d’information, et les stratégies alternatives laissées de côté — bref, qu’on puisse faire parler l’histoire en creux.

Ce concept n’est pas purement théorique : il est de plus en plus mobilisé dans les contrôles fiscaux pour écarter une transaction liée jugée anormale, ou pour réinterpréter le choix contractuel du groupe. C’est en creux ce qu’a fait l’administration dans l’affaire Sté Issey Miyake (CAA Paris, 29 juin 2022, n° 20PA03807), en justifiant un rehaussement sur la base d’une méthode de marge nette jugée plus réaliste que le contrat de distribution appliqué. L’administration française y voyait une meilleure expression des conditions qu’une entreprise indépendante aurait pu négocier — précisément au regard des options réalistes disponibles. Dans une logique proche, la CJUE, dans l’arrêt Socar Trading SA (aff. C-282/22, 7 mars 2024), a validé la remise en cause d’une politique de refacturation intragroupe, au motif qu’aucune entreprise indépendante n’aurait accepté un tel niveau de risque sans rémunération proportionnée.

L’option réaliste disponible est donc l’outil par lequel l’administration fiscale, dans un exercice de fiscalité spéculative, juge après coup ce qu’une entreprise aurait dû faire avant. Pour ce qui nous concerne, l’idée est séduisante : elle vise à corriger les effets d’une asymétrie d’information ou d’une planification fiscale trop habile. Mais sa mise en œuvre reste délicate, et souvent critiquée.

Les enseignements de la période COVID

Heureusement, une fois l’émotion passée, l’Histoire nous gratifie parfois de quelques enseignements. On pourrait alors tracer un parallèle entre la situation actuelle et la période COVID, durant laquelle les groupements d’entreprises ont dû également adapter leurs modèles économiques – et donc leurs transactions intragroupes – pour faire face aux dispositions des pouvoirs publics affectant leurs chaines de valeur.

À première vue, rien ne semble pourtant rapprocher le tour de force géopolitique et les droits de douane punitifs de l’administration Trump, et la pandémie mondiale du Covid-19. L’un relève d’un choix politique assumé, l’autre d’un désastre sanitaire global. Pourtant, pour les fiscalistes rompus à la gymnastique fonctionnelle, ces deux événements partagent une même conséquence : ils contraignent les entreprises multinationales à réviser leurs politiques de prix de transfert, dans l’urgence, en dehors des champ bornés des analyses de comparabilités.

Dans les deux cas de figure en effet, des fonctions auparavant peu exposées portent soudainement des risques accrus (stockage, logistique, gestion des pénuries pour la période COVID ; des risques de marchés, financiers et de stockage, pour la crise douanière).

Dans les deux cas, les groupes sont enjoints à reconfigurer leur analyse fonctionnelle.
Dans les deux cas, on observe une intrusion exogène et brutale d’un acteur public (État souverain ou autorité sanitaire) dans la chaîne de valeur. Soudain, la répartition des fonctions, des risques et des actifs n’a plus rien d’intangible. Les marges des entités locales se réduisent mécaniquement, non pas parce que leur fonction a changé, mais parce que le monde, lui, a changé autour d’elles.

Sauf que les entreprises françaises jouissent d’un avantage jurisprudentiel désormais : le concept réducteur et arbitraire d’entité à risques limités a entre-temps volé en éclats sous l’impulsion éclairée du Conseil d’Etat, à l’occasion des arrêts SKF et (RKS CE 8 e -3 e ch. 4-10-2021 n° 443133, SAS SKF Holding France et n° 443130, SAS RKS).
Il nous semble donc tout à fait pertinent de considérer que si l’analyse fonctionnelle met en lumière que la société exportatrice vers les Etats-Unis porte et contrôle les risques de marché, le risque financier, et le risque client (de non-recouvrement), alors elle devrait pouvoir décider de réduire ses prix de ventes à l’égard de l’importateur, sans s’exposer à des risques de prix de transfert, en s’appuyant sur deux arguments complémentaires :

D’abord, il relève de son intérêt intrinsèque et propre d’éviter la réalisation des risques cités précédemment. Si la diminution de ses prix de ventes (donc de ses prix de transfert) lui permet d’assurer ses débouchés, au risque même de faire des pertes, alors la pérennité de ses opérations et la nature commerciale de ses activités (autant que de sa forme sociétale !), lui dictent de le faire. Au fond en effet, le concept prétorien d’acte anormal de gestion qu’on retrouve dans l’ADN de notre conception française du principe de pleine concurrence (d’autant plus désormais que l’idée « d’option réaliste disponible » existe) est davantage fondé sur le bon sens économique que sur l’orthodoxie fiscale. Il n’impose pas aux entreprises de payer les impôts, mais de bien conduire leurs activités économiques de manière rationnelle. Aussi, confrontée au risque d’être contrôlées et redressées sur le terrain des prix de transfert, ou de perdre ses marchés et ses débouchés, le choix « normal » d’une entreprise devrait être la poursuite de ses activités, même si cela implique de baisser le prix de ses flux intragroupes.

Mais attention, cela nous semble pertinent sous réserve toutefois que l’entreprise en question dispose des moyens matériels, humains et financiers pour contrôler les risques et donc opérer ces choix. Si ce choix de réduire ses prix de vente lui est imposé (par exemple par la société mère du groupe), alors il nous semble que les pertes qui en résulteraient ne devraient pas lui incomber.

Ensuite, et pour ces entreprises uniquement, la prise d’un risque fiscal pesant sur ses prix de transfert, aussi important et stratégique soit-il, ne peut plus être qualifié « d’excessif » depuis que le juge a censuré ce concept (CE, 13 juill. 2016, no 375801, Monte Paschi). Confrontée à la menace d’un accroissement significatif des droits de douane, une société liée devrait donc pouvoir prendre le risque de prétendre qu’il est réaliste qu’une entreprise indépendante aurait suivi la même voix, quitte à être contredite par la suite, sans qu’il soit opposé une conduite inconsidérée.

La réponse se trouve-t-elle dans les contrats ?

Si la fiscalité nous demeure incertaine, peut-être est-ce le signe alors que la réponse se trouve dans une autre source ? Le bon fiscaliste étant avant toute chose un juriste qui aime les chiffres, il serait tenté de raisonner sur le plan du droit des contrats, qui demeure encore une des dernières pierres angulaires de notre édifice de droit écrit. Les contrats liant deux entreprises engagées dans une transaction d’import-export impliquant les Etats-Unis ont pu en effet prévoir les conséquences d’évènements fortuits et extérieurs sur leurs droits et obligations, au titre desquels figure la rémunération des flux. On pense ainsi principalement à deux types de clauses : la clause dite « de hardship » et celle « de force majeure ».

Petit rappel pour ceux d’entre nous qui, justement, préfèrent les chiffres. Une clause de hardship (ou clause de sauvegarde) est une disposition contractuelle permettant aux parties de renégocier les termes d’un contrat lorsque des circonstances imprévisibles et indépendantes de leur volonté surviennent, rendant l’exécution du contrat excessivement onéreuse pour l’une d’elles. Les Principes UNIDROIT sur les contrats du commerce international définissent ainsi le hardship à l’article 6.2.2 comme la survenance d’événements altérant fondamentalement l’équilibre des prestations, permettant à la partie lésée de demander une renégociation. Contrairement à la force majeure, qui suspend ou met fin aux obligations contractuelles en cas d’impossibilité d’exécution, la clause de hardship vise à maintenir le contrat en vigueur en adaptant ses conditions pour rétablir l’équilibre initial des prestations.

En droit français, il est intéressant de noter que cette faculté de renégociation est désormais consacrée à l’article 1195 du Code civil, depuis la réforme du droit des contrats de 2016 : « S’il survient un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rendant l’exécution excessivement onéreuse pour une partie […], celle-ci peut demander une renégociation du contrat […] ». Cette disposition, de nature supplétive, peut être modifiée ou écartée par les parties via une clause de hardship conventionnelle. En pratique donc, beaucoup de contrats commerciaux s’inspirent des Principes UNIDROIT (art. 6.2.2 à 6.2.3) ou des clauses types de la CCI, qui définissent la hardship comme un déséquilibre contractuel résultant d’un événement fondamental, extérieur, imprévisible et échappant au contrôle de la partie invoquant la clause.

En ce sens, on peut estimer que les réformes douanières de l’administration Trump ont constitué des événements imprévisibles pour de nombreuses entreprises engagées dans des contrats internationaux à long terme. Ces mesures vont en effet entraîner une augmentation significative des coûts d’exécution des contrats pour les importateurs, sans que ceux-ci aient pu anticiper ou contrôler ces changements.
Dans ce contexte, les clauses de hardship pourraient être invoquées pour demander une renégociation des termes contractuels, notamment en ce qui concerne les prix ou les délais de livraison, afin de rétablir l’équilibre économique initial du contrat. On notera d’ailleurs que sous l’effet de la pandémie de COVID, la Chambre de commerce internationale (CCI) a mis à jour en 2020 ses clauses types de force majeure et de hardship pour aider les entreprises à faire face à ce type de bouleversements économiques.

Pour faire le lien avec les prix de transfert, l’existence d’une clause de hardship peut selon nous donc renforcer la justification d’un ajustement exceptionnel de la marge ou du prix intragroupe, tout du moins temporairement, en attendant d’avoir plus d’éclairage des autorités fiscales. En effet, si une entité est impactée de manière disproportionnée par une réforme douanière imprévisible, une argumentation pourrait consister à faire valoir que la modification des prix résulte d’une renégociation contractuelle fondée sur une clause de sauvegarde, et non d’une volonté d’évasion fiscale.

Cela étant posé, il est impératif de souligner que la mise en œuvre d’une clause de hardship ne suspend pas automatiquement le contrat. Elle ouvre simplement le droit à une demande de renégociation. En outre, dans les contrats internationaux, les règles varient selon le droit applicable. Aux États-Unis, par exemple, la doctrine of commercial impracticability du Uniform Commercial Code (§ 2-615) pourrait théoriquement s’appliquer, mais elle est interprétée de manière plus restrictive qu’en droit continental. Les clauses de hardship y sont moins usuelles, et les juges américains privilégient la stabilité contractuelle, sauf en cas d’impossibilité absolue. Pour tenter de contre carrer ces écueils, la Chambre de commerce internationale (CCI) recommande donc, dans sa clause type 2020, une rédaction explicite prévoyant que des modifications tarifaires unilatérales (par exemple, des « sanctions économiques ou droits de douane imprévus ») peuvent constituer un cas de hardship justifiant une renégociation. Cette clause est désormais couramment insérée dans les contrats de fourniture transfrontaliers.

Cependant, si la convention n’a pas été rédigée de la sorte antérieurement à l’annonce des réformes douanières par l’administration Trump, alors les parties se retrouvent évidemment démunies, et la révision ex-post de leur contrat pourrait s’apparenter à un abus de droit. Qui plus est, notre expérience tend à révéler également que rares sont les conventions intragroupes qui intègrent des clauses de hardship. Il faudra attendre la prochaine crise ; on apprend par l’expérience et l’échec.

Sans nous étendre plus que de raison, il nous semble qu’une argumentation alternative fondée les clauses de force majeure serait aussi vouée à l’échec. Rappelons en effet qu’une clause de force majeure permet à une partie à un contrat de suspendre ou d’être libérée de ses obligations lorsqu’un événement imprévisible, irrésistible et extérieur l’empêche d’exécuter ses engagements. Elle s’applique en principe lorsque l’exécution devient impossible, et non simplement plus difficile ou coûteuse. En droit français, la force majeure est définie à l’article 1218 du Code civil (réforme de 2016) : « Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur ». On retrouve une formulation similaire à l’article 7.1.7 des Principes UNIDROIT, ainsi que dans les règles de la CCI (2020), qui prévoient une clause type sur la force majeure, incluant une liste indicative d’événements (catastrophes naturelles, émeutes, grèves, embargos, actes gouvernementaux, etc.).
Or, l’imposition de nouveaux droits de douane, même brutale, n’empêche pas, à notre humble avis de fiscaliste l’exécution d’un contrat. Elle la rend simplement plus coûteuse. Les tribunaux — en France comme dans la majorité des systèmes juridiques — sont réticents à admettre que des mesures économiques ou réglementaires prévisibles ou absorbables puissent constituer une force majeure. Le Conseil d’État a d’ailleurs déjà jugé que l’augmentation des charges fiscales ou douanières ne constitue pas un cas de force majeure, sauf à démontrer un effet anéantissant l’obligation contractuelle (CE, 19 mars 1986, n° 49782). Dans la pratique, même les décisions COVID-19 n’ont admis la force majeure que dans des cas de blocage total (fermetures administratives, confinement, etc.). En outre, la CCI également, dans sa clause type 2020, cite les « actes d’autorité publique affectant l’exécution du contrat » comme pouvant entrer dans le champ de la force majeure, mais sous réserve seulement qu’ils rendent l’obligation impossible, et non simplement plus coûteuse.

Et si cette crise était une opportunité ?

Un fiscaliste français est nécessairement un éternel optimiste. Sans quoi, la surenchère souvent absurde de réglementations fiscales et notre surimposition tous azimuts auraient depuis longtemps eu raison de nos existences. Aussi, on se consolera avec la croyance que les crises ont ceci de vertueux : elles révèlent la plasticité du droit fiscal international.

La période actuelle, marquée par le retour du protectionnisme et l’affirmation assumée des politiques économiques nationales, rappelle aux praticiens que les équilibres ne sont jamais gravés dans le marbre. Le bras de fer entre logique douanière et prix de transfert ne se résoudra pas dans un affrontement de doctrines, mais dans une compréhension fine des chaînes de valeur, des fonctions exercées et des risques assumés — le tout devant être habilement restitué dans une démonstration mêlant technique fiscale, projection économique et argumentation juridique.

Cette séquence nous enseigne surtout que la rationalité juridico-fiscale, lorsqu’elle est solidement démontrée, reste la meilleure défense face à l’incertitude. Plutôt que de redouter les ajustements, les groupes auraient tout à gagner à renforcer la robustesse contractuelle de leurs flux, en intégrant dès l’origine des clauses d’adaptation réalistes et en documentant rigoureusement leur prise de décision.

Alors que les tensions géopolitiques ne faiblissent pas, et que les États déploient leurs instruments fiscaux à des fins stratégiques, le principe de pleine concurrence doit, lui aussi, évoluer — non en s’affadissant, comme l’augurent les développements des piliers I et II, mais en se confrontant aux réalités du terrain. Et si, demain, la vraie concurrence ne résidait plus dans la recherche du taux, mais dans la capacité des groupes à anticiper et argumenter leurs risques ?

La documentation des prix de transfert : l’administration a-t-elle réussi à renverser la charge de la preuve sur le contribuable ?

Quiconque a déjà eu affaire à la Direction des vérifications nationales et internationales (DVNI) sait que les inspectrices et inspecteurs qui en composent les rangs sont méticuleux, sagaces et retorses. On les découvre aussi revanchards et ingénieux à l’occasion de l’arrêt rendu par le Tribunal administratif d’Orléans, qui offre un revirement inattendu à la saga jurisprudentielle opposant le groupe ST Microelectronics à l’administration fiscale.

Depuis plusieurs années maintenant, plusieurs filiales du groupe éponyme font en effet l’objet de redressements conduits sur le terrain de l’article 57 du CGI et qui jusqu’alors, ont tous été annulés par le juge de l’impôt des différents ressorts dont dépendaient les sociétés contrôlées. Dans toutes ces affaires les faits étaient identiques : des sociétés françaises du groupe s’engageaient dans des activités de recherche et développement (R&D) pour le compte d’entreprises liées étrangères. A ce titre, elles rémunéraient leurs services selon la méthode de prix de transfert largement éprouvée dite du « coût majoré » selon la terminologie de l’OCDE, consistant à refacturer les coûts induits par les prestations, plus une marge, dans la plupart des cas égale à 7%. Les sociétés françaises étant éligibles au crédit d’impôt recherche (CIR), l’assiette des coûts sur laquelle reposait la marge de 7% était cependant amputée du montant du CIR et des subventions perçues. A l’occasion de vérifications successives, l’administration fiscale a contesté cette politique de prix de transfert, considérant que la déduction du CIR et des autres subventions conduisait mécaniquement à en partager l’avantage avec les entités liées étrangères et donc, à transférer indirectement des bénéfices hors de France. Cette stratégie était pourtant vouée à l’échec, dès lors qu’elle avait déjà été tranchée et commentée par le passé.

Les mêmes causes produisent-elles forcément les mêmes effets ?

Dans cette saga, c’est le TA de Montreuil qui, le premier, avait annulé les rectifications. Au soutien de sa décision, il indiquait que « la déduction, opérée par une société française, pour la détermination du prix de cession du produit de sa recherche à facturer à une société étrangère qui lui est liée […], des subventions qu’elle avait reçue de l’Etat pour le financement des projets correspondants, ne saurait être considérée comme permettant, par elle-même et indépendamment du niveau du prix de cession auquel cette déduction conduit par application du mode de calcul contractuel, de présumer l’existence d’un transfert de bénéfices à l’étranger, au sens de l’article 57 du code général des impôts, à charge pour la société française d’établir l’existence d’une contrepartie ».

Ce faisant, le juge nous explique que le seul fait de déduire les subventions de l’assiette des coûts refacturés en intragroupe n’est pas, en tant que tel, démonstratif d’une libéralité consentie à la partie étrangère. En l’occurrence, il décale le sujet sur le point de savoir si des entreprises indépendantes et comparables, placées dans une situation équivalente, auraient, elles aussi, opéré une telle déduction. Le considérant devient alors sans équivoque : « il ne résulte pas de l’instruction, que le panel d’entreprises sur la base duquel ces taux [de l’administration] ont été déterminés, […] aurait permis de dégager des termes de comparaison pertinents, eu égard notamment aux activités exercées, à l’existence ou non de liens de dépendance, à la facturation de prix nets ou bruts de subventions ainsi qu’aux chiffres d’affaires et à la taille de ces entreprises. N’ayant pas présenté des termes permettant de comparer valablement les prix facturés par la société et ceux pratiqués entre entreprises indépendantes ou de proposer une autre méthode alternative pouvant se substituer à cette comparaison, l’administration n’apporte pas d’élément de nature à faire présumer l’existence du transfert de bénéfices qu’elle invoque ».

Aussi surprenante qu’apparaisse cette solution, le TA de Montreuil n’a en réalité rien inventé de neuf. Il a simplement fait sien le dispositif émanant de l’arrêt Sté Philipps France qui avait déjà jeté le trouble, autant qu’il avait nourri quelques espoirs de clarification par le Conseil d’Etat.

Dans cet arrêt en effet, la haute juridiction avait refusé de trancher le point, en estimant que faute de démontrer que des sociétés indépendantes déduisaient (ou non) de leur base du coût majoré le montant du CIR, l’administration fiscale ne pouvait considérer que les agissements de la société Philipps France étaient constitutifs d’un avantage indirectement transféré par la voie des prix de transfert. Face aux réflexions dubitatives et au sujet stratégique que portait le cas d’espèce, on aurait aimé que le juge tranche au fond, et se positionne sur la légitimité de cette démarche déductive, évidemment à l’avantage des parties liées situées à l’étranger.
Il aurait pu considérer l’intérêt de la société française ; il a préféré raisonner à l’aune du comportement d’entreprises indépendantes, creusant à notre sens un peu plus l’écart entre les deux théories pourtant sœurs de l’acte anormal de gestion et du prix de pleine concurrence.

Pourtant, à l’occasion de l’appel le rapporteur public Bruno Coudert semblait inviter de manière subtile le ministère à revoir sa copie pour emporter la conviction du juge suprême lors de l’étape subséquente de cassation. En invitant la Cour à censurer l’argumentation de l’administration, le rapporteur public soulignait en effet « le raisonnement de l’administration consiste, nous semble-t-il, à partir du principe qu’une entreprise qui n’est pas propriétaire des droits de nature industrielle et/ou intellectuelle développés ne déduit pas les subventions qu’elle perçoit au titre de son activité de recherche. Mais cela nous paraît être une pétition de principe dont vous [la Cour)] ne pourrez pas vous contenter ».

Il fallait donc pousser la réflexion plus loin, et probablement développer davantage l’axiome autour de l’intérêt fondamental « d’entreprises indépendantes et exploitées normalement » : feraient-elles cadeau du CIR à ses partenaires au seul motif de gagner des parts de marché, quitte à mettre en danger leur situation financière et s’exposer à des contrôles fiscaux sur le CIR et l’IS ? Le débat méritait d’être lancé, pourquoi pas à la lumière de la théorie du risque manifestement excessif.

Cependant, bien que l’argumentation du ministre devant le Conseil d’Etat ait évolué, elle s’est butée à la difficulté de l’exercice, qui relève presque de la preuve impossible dès lors que les rectifications étaient placées sous le visa de l’article 57 du CGI. Dans ses conclusions, le rapporteur public Romain Victor l’explique avec beaucoup de pédagogie et d’humilité. Sur l’épineuse question de la déductibilité des subventions reçues, il commence par reconnaître que : « les Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert ne nous aident pas beaucoup ».  Il ajoute – et on perçoit une sorte de dépit – que « l’administration, qui supporte le fardeau de la preuve, butait en tout état de cause sur la marche suivante et échouait à asseoir la mise en œuvre de l’article 57 sur une analyse de comparabilité suffisamment solide ».

Les prix de transfert ne seraient-ils alors qu’une question de comparaison ?

Cette question s’impose alors immédiatement, mais doit, à notre sens, être aussitôt écartée. Nous sommes en effet de ceux qui considèrent avec force que la matière des prix de transfert ne peut s’arrêter à un simple rapport de comparaison, au risque de devenir une discipline inerte et, disons-le, profondément ennuyeuse. Avant d’entrer dans l’analyse quantitative, il est donc impératif d’estimer préalablement l’objet de la transaction, autant que l’intérêt des parties. Agir autrement viendrait sinon à vider de toute substance une formule cardinale de notre édifice fiscal, inscrite dans le marbre, selon laquelle « les seules dépenses déductibles sont celles qui ont été exposées – ou les manques à gagner supportés – dans l’intérêt de l’exploitation ». Le rapporteur public Pierre-François Racine ne démentira pas, et confirmait il y a déjà longtemps que « une entreprise (…) a pour objet la recherche et le partage de bénéfices. Tout acte qu’elle accomplit pour réaliser cet objet est présumé effectué dans son intérêt propre ».

L’analyse de l’intérêt de la société est donc un prérequis et doit s’imposer avant même de rechercher des entreprises comparables contre lesquelles s’étalonner. Il en va de même de l’objet même de la transaction, qui sans entrer ici dans le détail des fondements civilistes de ce principe, est indispensable pour rendre toute opération légitime, opposable et exécutable dans le chef des parties liées.

Il semble donc curieux que le juge de l’impôt ne se soit pas attelé à déterminer si la déduction du CIR et des subventions idoines de la base de coûts refacturés avec une marge remplissaient ces conditions impérieuses. En se concentrant exclusivement sur l’analyse de comparabilité, il a au contraire fait sienne une dynamique inspirée des principes de l’OCDE, quitte à s’exonérer du droit interne. Car comme nous avons eu l’occasion de le préciser, ces deux sources « divergent sur un point essentiel. Alors que le principe de pleine concurrence pose en point cardinal l’analyse de comparabilité, cette démarche n’est prévue par l’article 57 qu’à titre subsidiaire ». Cet arrêt confirme donc un constat que nous faisions, en observant que « chemin faisant, et à force de répétition, le principe de pleine concurrence a cependant déteint sur notre droit positif, et de concept subsidiaire, l’analyse comparative est devenue une méthode alternative. Dorénavant, pour asseoir ses rectifications sous le visa de l’article 57 du CGI, l’administration doit démontrer au choix, un avantage par nature, ou un avantage par comparaison ».

L’analyse de comparabilité a donc bel et bien gouverné la décision du juge, que ce soit dans l’arrêt Philipps comme dans ses succédanés rendus en faveur du groupe ST Microelectronics. Mais comparer n’est pas quantifier, et la démarche répétée du juge de l’impôt tend à indiquer que ni la marge ajoutée à la base de coûts, ni le montant des subventions qui la grevaient n’étaient le sujet. La question portait plutôt de savoir si des entreprises indépendantes et comparables auraient, elles aussi, déduit ces subventions, indépendamment de leur volumétrie ou leur quantum. On en veut pour preuve que, dans l’arrêt rendu par le TA de Montreuil, l’administration réclamait une marge supérieure, issue d’une analyse alternative. Son considérant précise en effet bien que « si l’administration fait valoir que le taux de marge résultant d’une situation de pleine concurrence s’établit à 12,66 pour l’année 2009 et 11,09 pour l’année 2010 [contre 7%], il ne résulte pas de l’instruction, que le panel d’entreprises sur la base duquel ces taux ont été déterminés, […] aurait permis de dégager des termes de comparaison pertinents, eu égard […] à la facturation de prix nets ou bruts de subventions ».

L’analyse de comparabilité mise en avant par le juge dans ces décisions se confond donc en réalité avec l’analyse des comportements et des choix qu’opèrent, ou qu’auraient opérer, des entreprises indépendantes. C’est le concept « d’option réaliste disponible » développée par l’OCDE, et qui est chevillé au principe de pleine concurrence. Dans son chapitre dédié à ce concept, l’OCDE indique à cet égard que « Toutes les méthodes fondées sur le principe de pleine concurrence se rattachent à l’idée que des entreprises indépendantes examinent les différentes options réalistes qui s’offrent à elles et, dans la comparaison de ces options, prennent en compte toutes les différences ayant une incidence sur la valeur respective de ces options ».

Confrontée à cette étude éminemment subjective, et cette réflexion presque schizophrène, l’administration fiscale ne pouvait qu’être mise en échec. Il lui est en effet impossible de rapporter pareille démonstration. Elle à qui il est déjà interdit de s’immiscer dans la gestion des entreprises, comment aurait-elle pu en connaître les choix ?

Le refus du choix de l’avantage par nature

Pour s’exonérer de cette tâche nécessairement subjective et vouée à l’échec, l’administration aurait alors pu être tentée d’invoquer l’avantage par nature, plutôt que par comparaison. Contrairement à sa notion voisine en effet, l’avantage par nature ne souffre pas du besoin implacable de démontrer le comportement des parties, ou d’entrer dans un raisonnement quantitatif. Or, en refusant de refacturer le montant des subventions à la partie liée, la société ST Microelectronics a mécaniquement fait profiter sa cocontractante de l’avantage dont elle a elle-même bénéficié. Elle a, d’un point de vue strictement sémantique, fait passer (ou « transféré » pour user du verbiage fiscal) un avantage (la subvention). L’absence de facturation du cadeau fiscal dont elle jouit aurait donc théoriquement pu tomber dans l’escarcelle des avantages par nature, n’impliquant aucune comparaison mais où seule compte l’existence de contreparties favorables à l’exploitation de l’entreprise.

A ce titre, il est intéressant de noter que dans l’affaire Philipps précitée, l’administration fiscale avait exploré cette piste lors de la cassation. Changeant son fusil d’épaule, elle avait tenté d’expliquer devant le Conseil d’Etat que la prise en compte de la subvention était un avantage par nature, et qu’il n’était donc pas nécessaire de démontrer un avantage par comparaison. Après avoir rappelé ce que constituait un avantage par nature selon la jurisprudence, le rapporteur public Romain Victor invitait la juridiction à considérer que ce qui était en cause dans ce litige, était bien le niveau des prix pratiqués par la SAS Philips France au titre de la facturation de ses prestations à la mère du groupe auquel elle appartient, à un prix qui n’était pas nul, excluant donc de fait toute idée de vente à perte. « Or si la vente d’une prestation de services dégageant une marge bénéficiaire peut, dans certains cas, dissimuler un transfert indirect de bénéfices à l’étranger, lorsque la marge est insuffisante, la preuve de cette insuffisance ne peut résulter, lorsque les prix pratiqués ne sont pas nuls, que d’une comparaison avec d’autres transactions, cette comparaison étant seule à même d’établir que le niveau des prix pratiqués à l’égard de l’entreprise étrangère associée diffère de celui habituellement pratiqué à l’égard d’autres clients ou par d’autres entreprises similaires exploitées normalement. Nous ne sommes pas davantage ici dans l’hypothèse d’une cession gratuite, pouvant a priori être regardée comme dépourvue de contrepartie et dispensant l’administration de constituer un panel de comparables pertinents ».

Certes, il est vrai que l’avantage par nature induit un caractère de gratuité. Dès lors que l’opération a fait l’objet d’une contrepartie, le débat se placerait alors implicitement mais nécessairement sur le terrain de l’avantage par comparaison, avec toute la subjectivité que nous avons pointée précédemment. Le dispositif de l’article 57 du CGI peut alors se résumer facilement comme suit : si la transaction a fait l’objet d’une rémunération, la seule question qui demeure est de savoir si celle-ci est suffisante, c’est-à-dire si elle correspond à ce que des entreprises indépendantes et comparables auraient réclamé dans une situation similaire, fut-ce même peut-être au détriment de leur intérêt propre. C’est une des incongruités du principe de pleine concurrence, dont l’inspiration économique et anglosaxonne a au fil du temps débordé notre axiome prétorien de l’acte anormal de gestion, mais que nous ne traiterons pas dans ces colonnes.

L’analyse de comparabilité ne crée-t-elle pas un rapport de deux poids, deux mesures ?
L’affaire est donc entendue : les affaires Philipps France comme ST Microelectronics reposent sur un avantage par comparaison, et nous nous garderons bien de questionner des esprits aussi brillants et éclairés que ceux des illustres rapporteurs publics cités précédemment.

Pour autant, force est de constater que l’analyse comparative perd bien vite sa suprématie lorsque la composition de la base de coûts à refacturer est invoquée dans un contrat. Dans un arrêt SAP Holding France SAS, la Cour administrative d’appel de Marseille a ainsi validé les rehaussements opérés par l’administration, qui au motif qu’un contrat intragroupe de services R&D (encore un !) précisait que tous les impôts et droits de douane seront supportés par la partie liée, a corrélativement réintégré dans l’assiette de la méthode du coût majoré le montant de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises.

Tirant sûrement les conséquences de la jurisprudence Philipps France, le contribuable avait alors tenté d’arguer que l’administration n’avait pas procédé à des comparaisons attestant que le prix payé en contrepartie des prestations réalisées au profit de la société étrangère était supérieur à ceux pratiqués par des entreprises similaires exploitées normalement avec des fournisseurs dépourvus de liens de dépendance. Il est un fait que, pour reprendre la dialectique du rapporteur Romain Victor, les prix pratiqués n’étaient pas nuls, et nous n’étions pas davantage dans l’hypothèse d’une cession gratuite. Les conditions pour l’application de la théorie de l’avantage par comparaison semblaient donc remplies. Pour autant, le juge de l’impôt a évacué le débat en validant le transfert d’un avantage, qu’il n’a pas qualifié, sur le seul fondement du contrat. Si cette décision semble alors créer une situation à deux vitesses, nous la justifions plutôt pour notre part par la subsidiarité de l’analyse comparative qui irrigue la sémantique de l’article 57 du CGI sous le visa duquel ces rectifications en matière de prix de transfert sont placées.

Comme nous le mettions en relief de manière presque prophétique, « l’article 57 n’est pas une copie conforme du principe de pleine concurrence. L’analyse de comparabilité n’y est citée qu’à titre subsidiaire et « à défaut d’éléments précis ». Il peut donc tout à fait advenir qu’une rectification soit opérée dans la sphère des prix de transfert, alors même que ces ajustements conduiraient à dissocier la rémunération de la transaction liée de toute référence de pleine concurrence ».

Ce débat, que nous nous saurons trancher ici, a néanmoins un mérite : celui de mettre en lumière l’immense difficulté à qualifier correctement l’avantage. La qualification formant en droit la matrice de toute démonstration, il n’est pas étonnant donc que l’administration ait failli dans la dialectique de la preuve qui pesait sur elle dans les affaires Philipps France et ST Microelectronics. Elle a cependant fait preuve d’une réelle ingéniosité en retournant le jeu sur le contribuable, en sanctionnant une documentation de prix de transfert incomplète plutôt que de contester l’assiette.

Le contre-pied du fisc, ou la bataille des pénalités plutôt que de l’assiette

Malgré une identité de faits dans les différentes affaires ST Microelectronics, le débat soumis au TA d’Orléans ne s’est pas concentré sur l’article 57 du CGI, mais sur l’article 1735 ter du même code. Ce faisant, l’administration a volontairement fait le choix d’éluder le sujet de l’assiette qui, conformément à la dialectique de la preuve, l’invitait à rapporter la démonstration d’un transfert indirect de bénéfice, à la question de la complétude de la documentation de prix de transfert qui pèse sur le contribuable compte tenu de sa dimension capitalistique et financière.

En effet, on rappellera utilement que cet article 1735 ter du CGI pose les sanctions afférentes à l’absence, ou à la remise incomplète d’une documentation des prix de transfert telle que décrite à l’article L13 AA du Livre des procédures fiscales (LPF). Cette obligation introduite dans notre corpus juridique par l’effet de la Loi de finance rectificative pour 2009, a évolué pour se conformer aux standards OCDE. Depuis les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2018, le contenu de la documentation a ainsi été détaillé dans le sens des recommandations du comité des affaires fiscales de l’OCDE et se compose désormais de deux rapports, produisant tour-à-tour des informations factuelles et économiques (pour le fichier principal) autant que des éléments justificatifs, corroboratifs et précis (pour le fichier local).

L’objectif de cette documentation est clairement avoué par l’administration fiscale, qui précise que cette documentation « conserve donc un caractère général mais doit être suffisamment précise pour permettre à l’administration d’apprécier si la politique de prix de transfert mise en œuvre par l’entreprise est conforme au principe de pleine concurrence ». Elle s’inscrit ainsi dans la droite ligne de l’OCDE, qui justifie de son existence en indiquant qu’il s’agit de « (2) fournir aux administrations fiscales les informations nécessaires pour qu’elles puissent évaluer en connaissance de cause les risques liés aux prix de transfert ; et (3) fournir aux administrations fiscales des informations utiles pour réaliser une vérification suffisamment approfondie des pratiques en matière de prix de transfert d’entités imposables dans leur juridiction, même s’il peut être nécessaire de compléter cette documentation à l’aide d’informations supplémentaires à mesure que la procédure de vérification suit son cours ».

En cela, la documentation de prix de transfert participe de la transparence fiscale qui irriguent les travaux dits « BEPS » de l’OCDE, en particulier son action 13. Celle-ci dénonçait en creux le déséquilibre dans le rapport de force entre les services de contrôles et les contribuables, viciant par la même occasion la charge de la preuve pesant sur les administrations. Dans son rapport final de 2015 sur ladite action 13, l’OCDE faisait ainsi le constat que « les procédures de vérification de prix de transfert tendent à mettre en jeu un très grand nombre d’éléments. Elles passent souvent par des évaluations difficiles de la comparabilité de plusieurs transactions et marchés. Elles peuvent exiger l’examen approfondi d’informations financières, factuelles et sectorielles. La disponibilité d’informations adéquates provenant de sources diverses au cours de la procédure de vérification est essentielle pour faciliter un examen méthodique par l’administration fiscale des transactions contrôlées du contribuable avec des entreprises associées, et l’application des règles en vigueur en matière de prix de transfert ». L’organisation complète : « Dans les situations où une évaluation correcte des risques liés aux prix de transfert laisse à penser qu’une vérification approfondie des prix de transfert se justifie pour un ou plusieurs points, il est clair que l’administration fiscale doit être en mesure d’obtenir, dans un délai raisonnable, tous les documents et informations pertinents en la possession du contribuable ».

Ne nous y trompons donc pas : la documentation des prix de transfert à la charge du contribuable n’a pour but que de permettre à l’administration d’obtenir à première demande l’intégralité des données contextuelles, financières, et de toute nature lui permettant d’apprécier l’existence ou non d’un transfert indirect de bénéfice.
A ce titre, il est intéressant de noter que dans sa version initiale de 2009, l’article L13 AA ne semblait pas imposer au contribuable de produire une analyse économique de comparabilité. Plus exactement, le texte précisait uniquement que « lorsque la méthode choisie le requiert, une analyse des éléments de comparaison considérés comme pertinents par l’entreprise ». Cette dernière, qui constitue la pierre angulaire de toute démonstration d’un avantage par comparaison, incombait donc alors exclusivement à l’administration. La dialectique de la preuve était à cette époque unique et entière, indépendamment du point de savoir si les libéralités présumées par les autorités de contrôle relevaient de la sphère des prix de transfert, ou de l’acte anormal de gestion.
Ce n’est au contraire qu’à partir de 2018 que la nouvelle version de l’article L13 AA, dans sa forme d’inspiration OCDE, a gravé dans le marbre l’obligation pour le contribuable tombant dans son champ de produire « g) Une analyse de comparabilité et une analyse fonctionnelle détaillées de l’entreprise vérifiée et des entreprises associées pour chaque catégorie de transactions, y compris les éventuels changements par rapport aux exercices précédents ». Il n’en fallait évidemment pas davantage pour que l’administration précise les contours de cette obligation dans sa doctrine, et attende désormais que « Pour chaque catégorie de transactions, l’analyse de comparabilité décrit les conditions de rémunérations de l’entreprise en justifiant les écarts avec celles d’entreprises indépendantes ».

On retrouve dans ce changement de paradigme un des axes essentiels du droit fiscal et une distinction majeure avec le procès civiliste : doit prouver celui qui peut établir, et non pas celui qui invoque. Dans l’affaire ST Microelectronics, l’administration a donc habilement changé de stratégie. En confrontant la société à l’obligation documentaire qui lui incombait, l’administration n’avait plus à démontrer l’existence d’un avantage octroyé à l’étranger ; elle n’avait qu’à attendre du contribuable qu’il produise à sa place la preuve de son absence.

Une nouvelle démonstration du durcissement de la preuve dans le chef du contribuable
Cet arrêt s’inscrit dans une dynamique certes défavorable au contribuable, mais qui reconnaissons-le, vise à corriger quelques décennies de déséquilibre des forces dans le rapport à la preuve qui l’oppose à l’administration.

C’est la jurisprudence la première, qui a opéré un durcissement. Le revirement amorcé par l’arrêt du Conseil d’Etat GE Medical Systems préférant la méthode de marge nette à la méthode initialement mise en avant (et documentée) par la société, en est une illustration topique. Pour valider la décision d’appel, le juge suprême estimait en effet que « Pour conclure par ailleurs au bien-fondé de la méthode alternative proposée par l’administration, qui reposait sur l’étude des marges transactionnelles nettes […], la cour a écarté les objections de la société tirées du défaut de pertinence de l’échantillon retenu par le vérificateur, a pris position sur le point de référence retenu pour déterminer la marge nette de pleine concurrence et a estimé que, compte tenu de l’importance de l’écart constaté entre les résultats déclarés par la société et ses résultats d’exploitation de pleine concurrence résultant de l’application de la méthode transactionnelle de la marge nette, l’administration devait être regardée comme établissant l’existence d’un transfert indirect de bénéfice au cours des exercices vérifiés ».

Le même jour, dans une affaire idoine, le Conseil d’Etat confirmait en outre par une formule sibylline la prévalence de la médiane des intervalles de pleine concurrence, en renversant depuis sur le contribuable le soin de démontrer qu’un autre point de l’intervalle s’avèrerait plus adéquat. Le considérant, selon lequel « cette médiane constituait, dans les circonstances de l’espèce, le point de l’intervalle reflétant le mieux les faits et les circonstances des transactions concernées », est depuis repris dans des décisions ultérieures en renforçant même davantage les diligences pesant désormais sur le contribuable. Ainsi : « la requérante ne justifie, quant à elle, d’aucune circonstance spécifique permettant d’établir que l’administration, compte tenu des transactions en litige, aurait dû s’écarter de cette marge médiane dont l’application est d’ailleurs préconisée par l’OCDE en matière de prix de transfert, comme permettant de calculer le montant des rectifications et de limiter les marges d’approximation par rapport à un point se situant à l’une ou l’autre des limites extrêmes de cet intervalle, doit être regardée comme le point de l’intervalle qui reflète le mieux les faits et les circonstances des transactions concernée » .

Ce durcissement s’est ensuite manifesté dans la loi de finance pour 2024, qui a rendu formellement opposable le contenu de la documentation au contribuable qui l’a produite. L’article 57 du CGI se pare désormais d’une nouvelle arme, et précise que «  Lorsque la méthode de détermination des prix de transfert s’écarte de celle prévue par la documentation mise à la disposition de l’administration par une personne morale en application du III de l’article L. 13 AA ou de l’article L. 13 AB du livre des procédures fiscales, l’écart constaté entre le résultat et le montant qu’il aurait atteint si cette documentation avait été respectée est réputé constituer un bénéfice indirectement transféré au sens du premier alinéa du présent article, sauf si la personne morale démontre l’absence de transfert soit par voie de majoration ou de diminution des prix d’achat ou de vente, soit par tout autre moyen ».

D’un durcissement au renversement, il n’y avait finalement qu’un espace plus fin que le Rubicon, que l’administration a franchi alors aisément en usant habilement des textes. Cet arrêt du TA d’Orléans, loin de passer inaperçu, doit donc au contraire nous alerter sur les risques sémantiques et procéduraux qui pèsent désormais sur les contribuables, en particulier ceux tombant dans le champ de l’obligation documentaire de l’article L13 AA du LPF. Car c’est vraisemblablement à eux d’apporter la preuve de la nature de pleine concurrence de leurs opérations intragroupe, avec toute la subjectivité que l’on connaît à ce concept.

Pis, les seuils ayant été largement baissés à l’occasion de la loi de finance pour 2024, gageons que les mésaventures de la société ST Microelectronics seront désormais partagées par un nombre croissant d’entreprises.

Restera alors à savoir si en ayant de facto renversé la dialectique de la preuve sur le contribuable, le législateur et le juge de l’impôt n’auront pas au final crée une différence de traitement, voire une discrimination, à l’égard de ces contribuables engagés dans des transactions transfrontalières, par opposition à ceux impliqués dans des flux strictement domestiques et soumis à la seule conception prétorienne de l’acte anormal de gestion, qui demeure à la charge exclusive de l’administration. Face à ce dilemme, un seul salut : l’alignement parfait de ce concept avec la discipline en perpétuelle expansion des prix de transfert.

A lire en complément :

https://www.doctrine.fr/d/TA/Orleans/2025/TAA1819EC909E54748F631

https://www.doctrine.fr/d/TA/Montreuil/2019/U64A41A86DCBC1446967A

https://www.doctrine.fr/d/CAA/Marseille/2021/CETATEXT000043799583

 

 

Prestations intragroupes : deux rappels jurisprudentiels sur les limites de la déductibilité fiscale

Les arrêts rendus respectivement par les cours administratives d’appel de Paris et de Nancy (affaires Foncière Vélizy Rose et Eco NRJ) illustrent la vigilance constante du juge fiscal quant à la réalité et à l’utilité des prestations intragroupes. Dans les deux cas, les sociétés requérantes ont vu leur demande de déduction rejetée, l’administration ayant caractérisé un appauvrissement injustifié, voire une intention délibérée d’éluder l’impôt.

Le cadre juridique : une exigence probatoire renforcée pour le contribuable

Les deux arrêts rappellent les grands principes posés par les articles 38 et 39 du CGI, selon lesquels le bénéfice imposable est établi sous déduction de charges justifiées par leur réalité, leur montant et leur intérêt pour l’entreprise. Il appartient au contribuable de fournir des éléments précis sur la nature, l’objet et la contrepartie des dépenses. Lorsque l’administration remet en cause une charge, elle doit étayer ses doutes devant le juge ; mais en matière de prestations de services, le fardeau probatoire initial incombe au contribuable.
Dans les deux affaires, le juge considère que cette démonstration fait défaut : les sociétés se sont limitées à produire des factures laconiques, des documents non signés ou non attribuables au prestataire, et aucun élément permettant de quantifier ou qualifier les prestations effectivement rendues.

Des prestations redondantes ou imprécises, sans lien avéré avec les besoins de l’entreprise

Dans l’affaire Foncière Vélizy Rose, la société avait conclu un contrat d’asset management avec Obélisque Immobilier, société dépourvue de moyens propres et dirigée par le même gérant. Ce contrat, censé couvrir le suivi d’un immeuble unique intégralement loué à Thalès, doublait des prestations déjà confiées à un property manager (AAM), et ce sans que la valeur ajoutée d’Obélisque soit démontrée.
Même logique dans l’affaire Eco NRJ, où la société française versait chaque mois 6 500 € à sa sœur luxembourgeoise, Eco NRJ Lux, au titre de prestations commerciales et de gestion. Le caractère générique des factures, la faiblesse des justificatifs produits et l’absence de démonstration d’une contrepartie effective ont conduit le juge à écarter la déduction des charges.
Dans les deux cas, l’administration a pu établir une absence manifeste de substance économique derrière la relation contractuelle, et un doute légitime sur la finalité réelle des flux financiers intragroupes.

Des situations de contrôle commun et de confusion d’intérêts

Les deux décisions insistent également sur le contexte capitalistique et personnel dans lequel ces conventions ont été conclues.

    • – Foncière Vélizy Rose : le gérant de la société était également celui d’Obélisque Immobilier, société créée par son frère. AAM, autre prestataire impliqué, était cogérée par sa sœur.
    • – Eco NRJ : les deux sociétés étaient dirigées par la même personne. Le versement des honoraires n’était pas justifié par une décision des organes sociaux compétents, laissant planer le doute sur une rémunération indirecte du dirigeant.

Dans les deux cas, les liens familiaux ou de gestion sont venus renforcer l’analyse de l’administration sur l’existence d’un acte anormal de gestion : un choix appauvrissant l’entreprise, sans justification économique, et motivé par des considérations étrangères à son intérêt propre.

La confirmation des pénalités pour manquement délibéré

Enfin, les deux juridictions confirment l’application de la majoration de 40 % pour manquement délibéré (art. 1729 CGI). Cette pénalité suppose une volonté manifeste d’éluder l’impôt, ce que l’administration a démontré dans chaque cas par :

    • – le montant significatif des charges concernées ;
    • – l’absence de justification concrète malgré les relances ;
    • – la communauté d’intérêts manifeste entre les entités concernées ;
    • – la carence dans la gouvernance formelle, en particulier l’absence de décision des organes sociaux validant ces flux financiers.

Le juge écarte les arguments relatifs à la validité formelle des contrats ou à l’imposition parallèle des revenus dans d’autres entités : ce qui compte, c’est l’absence d’utilité démontrée pour la société débitrice.

Enseignements pratiques : précautions à adopter pour sécuriser les prestations intragroupes

Ces décisions illustrent les précautions que les entreprises doivent impérativement respecter pour éviter les requalifications et les redressements :

    • – Formaliser avec précision les conventions intragroupes (objet, nature, périodicité, livrables) ;
    • – Conserver une traçabilité documentée des prestations rendues (courriers, rapports, livrables identifiables) ;
    • – Éviter les redondances avec d’autres prestataires ou avec les fonctions du dirigeant ;
    • – Isoler les décisions de gouvernance (PV de conseil ou d’assemblée) justifiant le recours aux prestations et leurs modalités ;
    • – Maintenir une autonomie réelle des prestataires, avec des moyens humains et matériels identifiables.

Au-delà du simple risque de redressement fiscal, ces décisions rappellent que les prestations intragroupes doivent répondre à une logique économique claire, vérifiable et défendable devant l’administration.

Notre avis et nos recommandations

Ces deux affaires illustrent une ligne jurisprudentielle constante : la simple existence d’un contrat ou d’une facture ne suffit pas à justifier la déductibilité d’une charge intragroupe. Le contribuable doit démontrer la réalité, l’utilité et la valeur des prestations reçues, en particulier lorsque des liens capitalistiques ou personnels existent entre les entités.
Pour éviter ces requalifications, nous recommandons :

    • – Contrats précis et datés, mentionnant les prestations concrètes attendues et leur fréquence.
    • – Preuves tangibles de l’exécution : rapports signés, courriels, documents horodatés et identifiables.
    • – Absence de redondance avec d’autres fonctions ou prestataires.
    • – Validation par les organes sociaux en cas de lien avec le dirigeant (ex. : rémunération indirecte).
    • – Justification économique claire de l’intérêt pour la société bénéficiaire.
    • – Revue annuelle des conventions intragroupes et documentation intégrée au dossier fiscal ou de prix de transfert.

En matière de services intragroupes, la transparence documentaire et l’anticipation des arguments fiscaux sont clés. Ce travail en amont limite les risques de redressement et de pénalités pour manquement délibéré.

CAA Paris, 7ème chambre, 29 avril 2025, 23PA02275, Société Foncière Vélizy Rose
CAA Nancy, 24 avril 2025, 22NC02867, Société Eco NRJ

L’importance de la chaîne de valeur dans l’analyse prix de transfert

Le Conseil d’Etat a donné raison à la société Amycel dans un litige l’opposant à l’administration fiscale française. Cette affaire, qui portait sur des questions de prix de transfert et du décalage de prix de vente observés par le fisc pour des mêmes produits vis-à-vis de sociétés sœurs et de sociétés non liées, rappelle l’impérieuse nécessité de procéder à une analyse comparative fine des transactions et des conditions économiques entourant celles-ci.

Le contexte de l’affaire

L’affaire concerne la société Amycel France, filiale du groupe américain Monterey spécialisée dans la production et la commercialisation de mycélium. L’administration fiscale avait réintégré dans les résultats de la société, pour les exercices 1998 à 2001, des sommes considérées comme des bénéfices indirectement transférés à des sociétés étrangères du même groupe, en application de l’article 57 du CGI . A cette fin, le fisc relevait que pour des mêmes produits, la société pratiquait des tarifs plus bas vis-à-vis de ses sociétés sœurs établies aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, qu’à l’égard de ses clients tiers en France et ailleurs.

Le parcours judiciaire

Après une succession d’échecs devant le TA d’Orléans et la CAA de Nantes, Amycel a saisi le Conseil d’Etat. Celui-ci a non seulement annulé l’arrêt de la CAA pour insuffisance de motivation, mais a également statué en faveur de la société sur le fond de l’affaire.

Les arguments décisifs

Le Conseil d’Etat a souligné que l’administration fiscale avait correctement établi que les prix pratiqués par Amycel France envers ses sociétés sœurs étaient inférieurs à ceux facturés à ses autres clients. Cependant, le juge de l’impôt accueille l’argument de la société laquelle critiquait le fait que ni l’administration, ni la CAA n’aient examiné si les clients indépendants auxquels Amycel vendait ses produits à un prix supérieur étaient placés dans une situation économique similaire à celle de ses sociétés sœurs. Cette différence de situation était en effet de nature à influencer le prix pratiqué en raison non seulement de la combinaison des fonctions et des risques portés par les sociétés sœurs et les clients tiers, mais aussi leur place dans une chaîne de valeur globale.

Les implications de la décision

Cette décision est précieuse, car elle rappelle qu’en présence d’une transaction rémunérée (c’est-à-dire, non réalisée à titre gratuit), la démonstration d’une anomalie par l’administration fiscale doit nécessairement passer par la mise en lumière d’un avantage par comparaison.
Or, outre la revue des fonctions, risques et actifs des parties à la transaction (l’analyse fonctionnelle), cette analyse comparative doit impérativement passer par l’étude des circonstances économiques de la transaction, ainsi que la stratégie économique des parties. En l’espèce les tiers auxquels Amycel vendait ses produits étaient des consommateurs finaux, alors que ses sociétés sœurs étaient des grossistes, donc positionnées à une autre étape de la chaîne de valeur. Ce positionnement expliquait très certainement le différentiel de prix, pour leur permettre de dégager leur propre marge lors de la revente aux consommateurs sur leurs marchés.

Pour les groupes internationaux, cette décision rappelle en outre l’importance de documenter soigneusement leurs politiques de prix de transfert et de délais de paiement, en prenant en compte les spécificités de leur secteur d’activité.

R&D en France : Le Tournant Fiscal de Rigueur

Sous couvert d’assainissement budgétaire, la Commission des finances du Sénat propose une réduction drastique des dispositifs fiscaux favorables à l’innovation, fragilisant potentiellement encore un peu plus la compétitivité française.

🚨 Les Coups de Rabot Fiscaux

Pour l’heure, la proposition maintient le Crédit Impôt Recherche (CIR) malgré les critiques et attaques dont il fait l’objet tous les ans à l’approche des lois de finance. Ce dispositif est cependant rogné chaque année un peu davantage.

    • – Coup Dur pour la Recherche : Suppression du dispositif « jeunes docteurs », risquant ainsi de décourager le recrutement des talents scientifiques
    • – Restriction Budgétaire : Exclusion de certaines dépenses comme la veille technologique et les frais de brevets, conduisant mécaniquement à réduire l’assiette éligible au CIR.
    • – Marginalisation de l’Innovation : Réduction des frais de fonctionnement forfaitaires (de 43% à 40%).

 

💢 Un Coup Porté à l’Écosystème Innovant

Sitôt né, sitôt découragé ! Le régime de faveur visé à l’article 238 du CGI, communément (et faussement) appelé l’IP Box n’a même pas eu le temps de passer les fourches caudines de la jurisprudence, faute d’antériorité, que déjà il est réformé. La commission propose ainsi d’augmenter le taux d’imposition sur les actifs visés (principalement les brevets et les logiciels), passant de 10% à 15%, retrouvant ainsi son taux historique lorsque l’IS était encore à 33,33%.
Rappelons que la réduction du taux d’imposition pour ces actifs entendait non seulement s’aligner sur les pratiques des autres Etats, mais aussi marquer un décalage attractif par rapport au taux d’IS de droit commun. Le relèvement de ce taux de faveur ne serait-il pas une prémisse à la remontée de l’IS ?

🔍 Analyse Critique

Après le Gouvernement, c’est au tour du Sénat d’aborder le virage fiscal au détriment de l’innovation, des investissements étrangers, et de la stabilité des affaires. Derrière un habillage technique se cache une logique purement budgétaire qui risque de fragiliser l’attractivité de la France en matière d’innovation.

L’été au Brésil est-il propice à la réflexion fiscale ?

Réuni dans le cadre de sa troisième réunion tenue les 25 et 26 juillet derniers à Rio, le G20 a réaffirmé son engagement fort pour une réforme fiscale mondiale équitable.

Le G20 continue de jouer un rôle crucial dans la refonte du système fiscal international pour répondre aux défis posés par la mondialisation et la digitalisation de l’économie. En soutenant l’initiative BEPS de l’OCDE, le G20 se concentre sur deux piliers essentiels :

  • – Réallocation des droits d’imposition : Les entreprises numériques seront désormais imposées là où se trouvent leurs consommateurs, même sans présence physique dans ces pays. Une avancée majeure pour une fiscalité plus juste !
  • – Taux d’imposition minimum mondial : Un taux minimum est instauré pour empêcher les entreprises de profiter des paradis fiscaux. Une mesure clé pour mettre fin à la course au moins-disant fiscal.
  •  
  • Ces réformes visent à garantir que toutes les entreprises paient leur juste part d’impôts, où qu’elles soient actives, tout en renforçant la coopération internationale pour lutter contre l’évasion fiscale. En cela, le G20 montre la voie vers une fiscalité mondiale plus équitable et transparente.

Le CARA’porteur public : quels effets des délais de réglement dans l’analyse prix de transfert ?

La cour administrative d’appel a donné raison au groupe Clarins dans un litige l’opposant à l’administration fiscale française. Cette affaire, qui portait sur des questions de prix de transfert et de délais de paiement entre filiales, pourrait avoir des répercussions importantes pour les groupes internationaux opérant en France.

Le contexte de l’affaire

L’affaire remonte aux exercices fiscaux 2005 et 2006, période durant laquelle l’administration fiscale avait procédé à des vérifications de comptabilité de la SA Clarins. Le fisc reprochait à Clarins d’accorder des délais de paiement jugés anormalement longs à ses filiales étrangères, sans intérêts, tout en supportant des frais d’affacturage pour ces créances. L’administration y voyait un transfert indirect de bénéfices à l’étranger, pratique sanctionnée par l’article 57 du CGI.

Le revirement judiciaire

Après un premier rejet de sa demande par le TA de Montreuil, Clarins a fait appel de la décision. La CAA a non seulement annulé le jugement du tribunal pour insuffisance de motivation, mais a également statué en faveur de Clarins sur le fond de l’affaire.

Les arguments décisifs

La cour a relevé que les éléments de comparaison fournis par l’administration fiscale, censés prouver le caractère anormal des délais de paiement, ont été jugés non pertinents. La cour a estimé que ces comparaisons ne tenaient pas compte des spécificités du secteur d’activité de Clarins et de la nature particulière de ses transactions.

Les implications de la décision

Cette décision fait jurisprudence dans le domaine du contrôle fiscal des prix de transfert. Elle souligne l’importance pour l’administration fiscale de fournir des éléments de comparaison précis et pertinents lorsqu’elle cherche à démontrer l’existence d’un avantage consenti entre sociétés liées.

Pour les groupes internationaux, cette décision rappelle l’importance de documenter soigneusement leurs politiques de prix de transfert et de délais de paiement, en prenant en compte les spécificités de leur secteur d’activité.

Prix de Transfert : l’importance d’une analyse fonctionnelle étayée (CAA Paris, Engie)

Une analyse fonctionnelle adéquate et étayée, permettant d’apprécier avec précision la nature des fonctions, risques et actifs des parties à une transaction intragroupe, et leur intensité dans la chaîne de valeur et l’activité du groupe, est et restera toujours la clé de voûte de toute démonstration en matière de prix de transfert.

De la qualification fonctionnelle qui en résulte dépend en effet la sélection de la méthode de prix de transfert la plus appropriée, et partant, la répartition des grandes masses de valeur entre les parties et leur capacité respective à subir la volatilité du marché et des pertes à plus ou moins long terme.

L’évidence, qui relève désormais presque d’une lapalissade, a pourtant encore été rappelée par le juge de l’impôt dans l’affaire Engie.

Au cas d’espèce, l’administration contestait la méthode appliquée au sein du groupe (coût majoré, ou Cost Plus) au titre de contrats dits « single voice » qui regroupaient différents services rendus aux filiales aux Etats Unis et Luxembourg. Considérant que la société française endossait un rôle non pas de simple prestataire (ou de « courtier » dans l’arrêt), mais « une fonction stratégique », détenant « des actifs incorporels de valeur unique », l’administration lui a substitué la méthode dite « de partage des bénéfices » (ou profit split). Cette substitution conduisait mécaniquement à décaler de la rentabilité jusqu’alors captée par les filiales vers la société française, qui alors se trouvait rémunérée à l’aune du contrat global et non plus ses coûts engagés.

A l’issue d’une analyse fine des rôles des parties et de leur importance, la CAA de Paris conclut au rejet de la caractérisation opérée par l’administration et annule l’arrêt rendu en première instance.

L’analyse fonctionnelle a en effet mis en lumière que la société française ne mobilisait aucune fonction stratégique et que les filiales restaient les décisionnaires finales pour toutes les transactions.

L’arrêt rappelle l’impérieuse nécessité de décrire précisément les rôles des parties à l’aune de la chaîne de valeur dans laquelle ils s’inscrivent et l’importance de matérialiser ceux-ci par les ressources déployées en internes (substance permettant d’endosser les fonctions et de contrôler les risques inhérents).
CAA Paris 27 juin 2024 n°21PA01277

Opposabilité de la documentation prix de transfert. Oui, mais à partir de quand ?!

La loi de finances pour 2024 a acté le durcissement déjà observable sur le terrain en matière de prix de transfert, en renforçant le dispositif documentaire pesant sur les entreprises. Outre l’abaissement des seuils d’assujettissement, la documentation devient formellement opposable aux entreprises. Ainsi, afin de responsabiliser les entreprises sur la documentation qu’elles produisent et renforcer l’efficacité des contrôles fiscaux, l’article 116 de la loi de finances pour 2024 a complété l’article 57 et a conféré à la documentation relative aux prix de transfert un caractère opposable pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2024.

Mais faut-il alors comprendre que les documentations couvrant les exercices ouverts à partir du 1er janvier 2024 seront désormais opposables ; ou que toute documentation produite à compter de cette date, indépendamment de l’exercice qu’elle couvre, le seront ?

Si la loi ne tranche pas le sujet, il nous semble cependant assez certain que l’évènement à prendre en compte n’est pas l’exercice, mais le devoir de communication. Ainsi, toute documentation, même portant sur un exercice passé, voire ancien, serait désormais opposable à l’entreprise, dès lors qu’elle est produite au fisc après le 1er janvier. Ainsi, dans le cadre d’une vérification de comptabilité, en cas de divergence entre la politique de prix déclarée par l’entreprise et celle qu’elle pratique effectivement, l’écart entre le résultat constaté et le montant qu’il aurait atteint si cette documentation avait été respectée est désormais présumé constituer un transfert indirect de bénéfices, que l’administration peut réintégrer même pour le passé.

A l’appui de cette position, il faut considérer que cette mesure ne crée pas une obligation nouvelle dans le chef du contribuable, mais vient plutôt en préciser la portée. Elle échappe donc aux règles de non-rétroactivité de la loi fiscale. Surtout, le juge de l’impôt avait déjà tranché la question, en s’appuyant sur le contenu de la documentation produite lors des opérations de contrôle pour estimer la validité des rectifications opérées par l’administration. Dans deux affaires récentes soumises à la sagacité de la Cour administrative d’appel, le juge renvoie à des passages de la documentation prix de transfert du contribuable pour apprécier la bonne application de la méthode de rémunération pratiquée. Ainsi, dans l’affaire Sumitomo, la CAA de Lyon relève que la méthode de marge nette, qui pourtant figure dans la documentation, n’a pas été appliquée dans les faits (n° 21LY02821). Dans l’arrêt Itron, la CAA de Paris s’appuie sur l’explication produite par le rapport documentaire au titre des ajustements de prix de transfert pour discréditer l’interprétation qu’en a fait l’administration (n° 21PA04452). Dans ces deux affaires donc, c’est le contenu de la documentation qui a orienté les débats et fait naître une obligation dans le chef du contribuable. Avant même que l’opposabilité ne soit conférée par la loi de finances, la pratique l’avait donc déjà consacré.

Déductibilité des intérêts intragroupes : La preuve s’assouplit et se précise !

LES FAITS

A la suite d’une vérification de comptabilité de la société GEII Rivoli Holding au titre des exercices clos en 2013 et 2014, l’administration fiscale a remis en cause la déductibilité de la différence entre le taux pratiqué de 5,08% et celui de 2,79 % correspondant à la valeur mentionnée au 3° du 1 de l’article 39 du CGI.
Lors des phases contentieuses, la société a produit une première analyse identifiant à partir de l’outil RiskCalc développé par l’agence Moody’s, la note de risque qui aurait pu lui être attribuée, ainsi qu’ intervalle de taux établi par référence à ceux obtenus par quinze sociétés non financières, appartenant à des secteurs d’activité hétérogènes.
Une seconde analyse corroborative a été produite devant la CAA de Paris et fondée sur le calcul de deux ratios financiers, dont l’un, dit  » loan to value  » (LTV), adossée à des données relatives au marché obligataire issues de la base de données financières Standard et Poor’s Capital IQ.

LA RÈGLE

Un courant jurisprudentiel construit autour des années 2020 a redessiné les contours de la preuve en matière de déductibilité des taux pratiqués à l’égard d’associés majoritaires.
Spécifiquement, l’entreprise emprunteuse peut notamment s’appuyer sur les taux d’emprunts bancaires accordés, dans des conditions de pleine concurrence, à des sociétés relevant comme elle du secteur non financier, ayant obtenu des notes de crédit voisines de celle qui peut être déterminée pour elle, alors même que ces autres sociétés appartiendraient à des secteurs d’activité hétérogènes.
L’entreprise emprunteuse peut également tenir compte du rendement d’emprunts obligataires émanant d’entreprises se trouvant dans des conditions économiques comparables, lorsque ces emprunts constituent, dans l’hypothèse considérée, une alternative réaliste à un prêt intragroupe.

LES JUGES DU FOND

Le TAA de Paris en 2021, puis la CAA de Paris en 2022 ont rejeté les prétentions de la société et confirmé les rectifications opérées.
En premier lieu, les juges relèvent que pour justifier que le taux de 5,08 % servi à sa société mère, la société GEII Rivoli Holding a produit un rapport identifiant à partir de l’outil RiskCalc développé par l’agence Moody’s, la note de risque qui aurait pu lui être attribuée, soit Baa1. Or, cette note de risque avait été obtenue sans renseigner le secteur d’activité de la société requérante dans l’outil RiskCalc. Ainsi, la CAA a pu, sans entacher son arrêt d’erreur de droit, écarter pour ce motif cette méthode comme non probante dès lors qu’une telle circonstance conduisait à ne pas tenir compte de la situation économique particulière de la société.
En second lieu, pour écarter la méthode corroborative proposée par la société, la CAA a considéré que celle-ci ne justifiait pas qu’un emprunt obligataire aurait constitué, pour elle, une alternative réaliste à un prêt intragroupe.
Enfin, la CAA estime qu’il ne lui avait été fourni aucun comparable précisément identifié dont elle aurait été en mesure d’apprécier la pertinence.

LA SOLUTION DU CONSEIL D’ÉTAT

Le CE a accueilli positivement le premier argument des juges du fond, considérant à juste titre que le secteur d’activité de l’entreprise constitue un paramètre important devant être pris en compte lors du calcul de la note de crédit sur l’outil RiskCalc.
Cependant, il écarte le reste des arguments, validant ainsi la démonstration économique et statistique de la société. Plus précisément, le CE souligne :
– « La taille d’une société n’est pas à elle seule de nature à faire obstacle à l’accès à ce marché et que le caractère réaliste, pour une société ayant recours à un prêt intragroupe, de l’hypothèse alternative d’un emprunt obligataire ne s’apprécie qu’au regard des caractéristiques propres de cette société et de l’opération, les taux constatés sur ce marché devant le cas échéant être ajustés ».
– « Le taux de pleine concurrence avancé par la société comme correspondant à son niveau de risque reposait sur l’exploitation de courbes de taux établies sur la base de l’ensemble des transactions recensées, pour des emprunts de même durée contractés par des sociétés de même profil de risque, et qu’il n’était pas argué que le recensement des transactions figurant dans cette base n’était pas fiable ».

NOTRE ANALYSE

L’OUTIL RISKCALC EST UTILE, MAIS PAS TOUT PUISSANT

Développé par l’agence Moody’s, l’outil RiskCalc a acquis sa légitimité auprès du juge de l’impôt depuis l’arrêt Studialis de la CAA de Paris en 2020 (n°18PA01026).
Cet outil permet en effet de déterminer la note de risque d’un emprunteur, qui constitue la première étape essentielle dans la démonstration d’un niveau de pleine concurrence d’un taux pratiqué à l’égard d’associé majoritaires. Cependant, cet outil requiert une analyse fine des paramètres intrinsèques de cet emprunteur, tant quantitatifs que qualitatifs, au titre desquels figure notamment le secteur d’activité.
Ce dernier indicateur influence en effet grandement les perspectives de croissance, de rentabilité, et donc de risque, passées et futures, des acteurs composant un marché donné. A défaut d’avoir renseigné ce critère essentiel, l’analyse produite initialement ne pouvait être pertinente ou complète, car elle méconnait alors nécessairement la situation économique de la société.
Il est toutefois intéressant de noter que ni la contemporanéité de l’analyse, ni la pertinence des outils cités n’ont été discuté, validant ainsi et sans doute définitivement le courant prétorien amorcé par les arrêts Studialis précité, BSA de la CAA de Versailles (n°20VE03249), et Willink du Conseil d’Etat (n° 446669).
Surtout, on retiendra de l’arrêt que la démonstration ayant finalement emporté l’adhésion du Conseil d’Etat repose sur un ratio financier alternatif dit  » loan to value  » (LTV), qui rapporte le niveau d’endettement à la valeur des actifs immobiliers de la société. Cet indicateur conduisait en l’espèce à estimer, par comparaison avec les ratios de sociétés foncières françaises et européennes cotées, que la notation financière qu’elle aurait pu obtenir n’aurait pas dépassé BBB, soit une sphère proche de celle proposée initialement par RiskCalc.
Au cas d’espèce, le ratio LTV avait été calculé en tenant compte d’une dette financière correspondant exclusivement à l’emprunt dont il convenait d’apprécier le taux. On aurait pu alors penser que le calcul était vicié, car circulaire. Mais en se concentrant sur l’emprunt principal (dont l’objet et le montant n’étaient pas contestés), sans prendre en compte les intérêts (dont le taux était au centre des débats), le ratio était en effet pertinent et valable.

LA CONSÉCRATION DU MARCHÉ OBLIGATAIRE

Dans son Avis Wheelabrator de Juillet 2019, le Conseil d’etat avait ouvert la voie à une approche pragmatique, alignée avec la pratique OCDE, de la démonstration par le contribuable du caractère de « pleine concurrence » d’un taux d’intérêt pratiqué dans le cadre d’un financement intragroupe, permettant notamment l’utilisation de référentiels obligataires.
Cependant cet avis, de même que les décisions qui ont suivi, semblaient contenir une réserve, en conditionnant la référence au marché obligataire à la démonstration que « ces emprunts constituent, dans l’hypothèse considérée, une alternative réaliste à un prêt intragroupe ». En d’autres mots, le contribuable semblait devoir pouvoir apporter la preuve que l’émission d’obligations constituait pour lui une option réaliste et alternative au recours à un emprunt classique auprès d’une banque ou d’un établissement de crédit.
Dans son considérant n°10, le CE semble néanmoins renforcer la charge de la preuve dans le chef de l’administration. Le juge considère en effet que « le caractère réaliste, pour une société ayant recours à un prêt intragroupe, de l’hypothèse alternative d’un emprunt obligataire ne s’apprécie qu’au regard des caractéristiques propres de cette société et de l’opération, les taux constatés sur ce marché devant le cas échéant être ajustés pour tenir compte des spécificités de la société en cause ». Pour écarter la référence au marché obligataire, il semble alors que l’administration doive démontrer que compte tenu de ses paramètres propres et intrinsèques, cette option serait dépourvue d’objet, ou non adéquate.
Il nous semble que cette preuve relève de l’impossible.

LES BENCHMARKS POUR TOUS?

Si l’analyse économique en deux temps semble désormais bien reconnue par le juge de l’impôt, tant dans sa composante de calcul de risque de crédit que de recherche de comparables sur des marchés obligataires, on rappellera que cette démarche ne vaut que si le prêteur est associé majoritaire au sens de l’article 212-I. Les associés minoritaires ne peuvent se prévaloir de cette analyse pour justifier d’un taux différent de celui visé à l’article 39-1-3 du CGI (voir notamment CAA Versailles, Sté Financière Lilas, n°19VE00546). Ce courant renforce donc un peu plus la différence de traitement entre contribuables.