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Déductibilité des intérêts versés à des entreprises liées : précisions sur le lien de dépendance

Les intérêts financiers versés par une entreprise à des associés sont contraints par un dispositif juridique et fiscal déroutant. Petit rappel pour ceux qui aiment les jeux de piste :

Par application de l’article 39-1-3 du Code général des impôts, ces intérêts sont plafonnés à un taux moyen établi trimestriellement par la direction générale du Trésor et publiées au Journal officiel.
L’article 212-I du même code ouvre cependant une brèche, en prévoyant que ce taux peut être différent, dès lors qu’il reflète des conditions de marché et surtout, qu’il est appliqué à des associés liés à l’entreprise par des liens de dépendance dont la définition est renvoyée à l’article 39-12.

Au titre de l’article de ce même article 39-12, des liens de dépendance sont réputés exister entre deux entreprises : « a- lorsque l’une détient directement ou par personne interposée la majorité du capital social de l’autre ou y exerce en fait le pouvoir de décision ; « b- lorsqu’elles sont placées l’une et l’autre, dans les conditions définies au a, sous le contrôle d’une même tierce entreprise ».

La combinaison de ces articles pose donc un mécanisme de va-et-vient susceptible de perdre le contribuable dans ses méandres. Le groupe Divalto en a fait les frais malheureux devant la CAA de Nancy.
En l’espèce, la société F avait émis des obligations convertibles en actions (OCA) rémunérées à un taux excédant celui de l’article 39-1-3 applicable à la même période. De telles OCA étaient détenues par une société P, associée minoritaire de la société P, mais qui se serait retrouvée majoritaire sitôt les obligations effectivement converties en actions. Par anticipation, la société P avait donc estimé légitime d’appliquer le taux alternatif de l’article 212-I, au motif que la société F serait par la force des choses associée majoritaire au sens de l’article 39-12.

La Cour administrative d’appel a rejeté cette application anticipative du dispositif et rappelle que celui-ci est d’interprétation stricte.

CAA Nancy 20 juin 2024 n° 22NC01300

Inscription de la Russie sur la liste noire de l’UE : quelles conséquences fiscales ?

Faites le test autour de vous : demandez à votre entourage de citer plusieurs paradis fiscaux. Il est plus que probable que la Russie ne figure pas parmi la liste des Etats exotiques, sulfureux, ou des places financières qui souvent viennent immédiatement à l’esprit et crispent (parfois à tort) les béotiens. Et pourtant, le 14 février dernier, le Conseil de l’Europe a rendu publique sa liste noire des pays et territoires non coopératifs à des fins fiscales en y ajoutant expressément la Russie, en plus des Iles Vierges Britanniques, du Costa Rica, et des Iles Marshall, portant ainsi le nombre total d’Etats visés à 16. Evidemment, la concomitance de l’annonce avec la Saint Valentin est un pur hasard (la fiscalité s’embarrasse assez peu de l’amour), mais la décision marque néanmoins au fer (rouge) le désamour entre l’Europe et la Russie, alors que nous fêtons tristement le premier anniversaire de la guerre en Ukraine.

Pour comprendre cette insertion, il faut avant tout rappeler que cette liste noire vient sanctionner trois types d’écueils, définis dès 2016. En premier lieu, on y trouve les Etats appliquant une concurrence fiscale dommageable, en cherchant à attirer les investissements étrangers par des mesures fiscales incitatives et qui peuvent entrer dans le champ des dispositifs anti-abus des autres États. Au rang de ceux-là on trouve les Iles Marshall, qui offrent un taux d’impôt à 0% en plus de n’exiger aucune substance ni nexus aux opérations enregistrées sur son sol. En second lieu, on trouve les Etats opaques, qui ont failli au devoir de transparence à l’égard des Etats de l’UE, le plus souvent en empêchant les mécanismes d’échange d’informations, ou tout simplement en bloquant les relations diplomatiques. Depuis 2020, une troisième catégorie a vu le jour, en sanctionnant les Etats ou territoires qui refusent la mise en œuvre des mesures issues du programme BEPS de l’OCDE, et qui visent précisément à lutter contre l’érosion des bases taxables et l’évasion fiscale internationale.

Le durcissement des relations entre la Russie et le Conseil, en plus de ses réformes intervenues en 2022 à l’égard des sociétés holdings étrangères en réaction aux sanctions internationales ont précipité la Russie dans la seconde catégorie de paradis fiscaux. Le Conseil de l’Europe déplore ainsi que la Fédération de Russie n’a pas respecté son engagement de modifier l’évaluation du traitement des revenus de la propriété intellectuelle et des dispositions relatives aux droits acquis des holdings étrangères.

L’annonce ne doit pas passer pour anecdotique. L’article 238-0 A, 2 bis du CGI étend en effet à cette liste noire les mêmes effets fiscaux que ceux réservés à la liste française des Etats et territoires non coopératifs (ETNC). Sans tomber dans l’écueil d’une liste à la Prévert, plusieurs thématiques doivent alors être impérativement portées à la connaissance de tout contribuable lié par des relations capitalistiques, économiques ou financières avec un ou plusieurs partenaires soviétiques.

PRIX DE TRANSFERT

Dans la mesure où la Russie est désormais réputée être un Etat non coopératif, toute entreprise russe engagée dans des transactions avec une entreprise française est considérée comme liée au sens de l’article 57 du CGI. Cela déclenche donc mécaniquement toutes les obligations propres à la matière, en particulier le fait de devoir justifier du caractère de pleine concurrence des flux devenus intragroupes, en plus de rapporter ces flux au titre de la documentation des prix de transfert et du formulaire 2257-SD si les seuils financiers sont dépassés.

Une première incongruité se pose alors déjà : si l’entreprise russe était jusqu’alors un vrai tiers, c’est-à-dire non lié au sens des articles 57 et 39-12 du CGI, alors les relations qu’elle entretenait avec le contribuable français étaient nécessairement de pleine concurrence.

Dorénavant, cette démonstration devra être rapportée par le biais d’analyses économiques, telles des recherches de comparables sur des bases de données spécialisées. Lorsque l’on connaît la subjectivité attachée à ces analyses, couplée aux courants prétorien et administratif actuels qui militent pour l’utilisation des méthodes de marge nette et le recours à la médiane des intervalles de comparables, il est tout à fait possible que d’un caractère de marché, la transaction soit désormais perçue comme anormale.

Une seconde incongruité nait sur le terrain de la documentation. Si l’entreprise russe est considérée comme une partie liée, et que les seuils prévus à l’article L13 AA du LPF sont dépassés, le contribuable français devra alors pouvoir une documentation complète de ses prix de transfert. Là encore, le contribuable français alors pourrait se retrouver dans une situation absconse, où il deviendrait tenu de produire la documentation formelle calquée sur le modèle OCDE non pas en raison des seuils observés à son niveau, de ses actionnaires ou ses filiales, mais en raison de la dimension de son partenaire russe.

Qui plus est, la doctrine administrative prévoit explicitement que « lorsque des transactions de toute nature sont réalisées avec une ou plusieurs entreprises associées établies ou constituées dans un État ou territoire non coopératif au sens de l’article 238-0 A du CGI, la documentation visée à l’article L. 13 AA du LPF comprend également, pour chaque entreprise bénéficiaire des transferts, une documentation complémentaire comprenant l’ensemble des documents qui sont exigés des sociétés passibles de l’impôt sur les sociétés, y compris le bilan et le compte de résultat établis dans les conditions prévues par l’article 102 U de l’annexe II au CGI et l’article 102 V de l’annexe II au CGI ». Cela ferait donc en plus porter sur le contribuable français l’obligation de produire des informations comptables et financières d’une entreprise capitalistiquement tierce, sous peine de supporter des pénalités.

Il est donc essentiel de briser l’automaticité du lien de dépendance causé par l’inscription de la Russie sur la liste noire. Sur ce point, nous rappellerons que depuis la réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2014-437 (QPC du 20 janvier 2015), le contribuable dispose de la possibilité de faire usage de la clause de sauvegarde pour démontrer la réalité des opérations réalisées en Russie. On peut espérer en ce sens que l’administration fera preuve de pragmatisme, et que dès lors que le contribuable démontre l’antériorité et les caractéristiques des transactions jusque-là effectuées avec le tiers russe, l’exception tenant à la condition de dépendance de l’article 57 tombe par la même occasion.

NON-IMPUATION SUR L’IS DES RETENUES A LA SOURCE

Conformément aux dispositifs combinés du CGI et de la doctrine administrative, la personne morale établie en France peut imputer sur l’impôt sur les sociétés dû en France les retenues à la source supportées par l’entreprise ou l’entité étrangère sur des dividendes, des intérêts ou des redevances provenant d’États ou de territoires tiers et imposables dans le chef de la personne morale française. Cette possibilité est cependant soumise à deux conditions : l’existence d’une convention fiscale d’élimination des doubles impositions ; et que l’État ou le territoire duquel proviennent ces revenus ne soit pas considéré comme non coopératif au sens de l’article 238-0 A du CGI.

L’inscription de la Russie sur la liste noire conduit donc mécaniquement à ce que l’imputation sur l’IS français des retenues à la source supportées par la société étrangère soit désormais impossible. Cela génère donc une double imposition économique d’un même revenu, affectant à n’en pas douter la rentabilité des entreprises et les forçant très certainement à revoir leurs conditions contractuelles.

LE DURCISSEMENT DE LA DEDUCTIBILITE DES CHARGES EN FRANCE

Enfin, on citera une troisième conséquence significative liée à l’inscription de la Russie sur la liste noire. Désormais, les charges engagées par une entreprise française au titre des sommes payées à un partenaire russe ne pourront plus, sauf exception, être déduites du résultat en France.

Conformément aux troisième et quatrième alinéas de l’article 238 A du CGI, la règle vaut que le bénéficiaire russe soit ou non soumis à un régime fiscal privilégié.

Il est à noter en outre que la non-déductibilité s’applique également à tout versement effectué sur un compte tenu dans un organisme financier établi en Russie.

Sur ce point, on notera que le périmètre des charges visées est large, en couvrant « les intérêts, arrérages et autres produits des obligations, créances, dépôts et cautionnements, les redevances de cession ou concession de licences d’exploitation, de brevets d’invention, de marques de fabrique, procédés ou formules de fabrication et autres droits analogues ou les rémunérations de services ». Une exception tient cependant aux intérêts dus au titre d’emprunts conclus avant le 1er mars 2010 ou conclus à compter de cette date mais assimilables à ces derniers.

Pour celles-ci, le principe de non-déductibilité ne s’applique pas, et ces charges restent déductibles dans les mêmes conditions que celles qui sont versées dans des États ou territoires dits « coopératifs ».

Là encore, le contribuable peut toutefois faire application de la clause de sauvegarde et faire échec à la règle de non-déductibilité des charges en apportant une double preuve : d’une part, il doit prouver que les dépenses correspondent à des opérations réelles et ne présentent pas un caractère anormal ou exagéré. D’autre part, il doit démontrer que les opérations auxquelles correspondent ces dépenses n’ont pas principalement pour objet et effet de permettre la localisation des dépenses dans un ETNC. Si cette seconde condition peut sembler aisée à rapporter, la première fait renaître la complexité abordée plus haut en matière de prix de transfert. En effet, si le partenaire russe est désormais considéré comme une partie liée au sens de l’article 57 du CGI, alors le caractère « normal » de la transaction devra découler d’une analyse de pleine concurrence.

APPLICABILITE

Conformément au CGI, les mesures fiscales restrictives nouvellement applicables envers les intérêts Russes s’appliquent à compter du premier jour du troisième mois qui suit la publication de l’arrêté, c’est-à-dire au cas présent, à compter du 1er mai 2023. Il est donc urgent pour les entreprises françaises engagées dans des transactions économiques et financières avec des partenaires établis en Russie d’évaluer les flux potentiellement à risque, et les effets des frottements fiscaux qui en découleraient. Reste à savoir quel degré de tolérance sera adopté par l’administration fiscale dans l’appréciation des situations qui lui seront révélées à l’occasion des contrôles fiscaux.

L’auteur souhaite remercier Alison SERRIERE, élève avocate, pour son aide dans les recherches effectuées.

Unis par les Valeurs du Rugby : Une rencontre Inspirante avec Séraphine Okemba et Chloé Jacquet

Notre cabinet a eu l’honneur et le plaisir de passer un moment privilégié autour de belles assiettes avec deux étoiles du rugby à 7 français, Séraphine Okemba et Chloé Jacquet, dans le cadre de leur préparation pour les prochains Jeux Olympiques. Cette rencontre exceptionnelle fut l’occasion de leur témoigner tout notre soutien et d’échanger autour de nos passions communes.

Pour nous, le rugby est bien plus qu’un sport ; c’est un ensemble de valeurs que nous chérissons et partageons au sein de notre cabinet : l’esprit d’équipe, la persévérance, le respect, l’intégrité et la solidarité. Ces principes guident non seulement les joueurs sur le terrain mais inspirent également notre approche professionnelle au quotidien.

Partager un bon moment avec Séraphine et Chloé, c’est voir ces valeurs en action. Leur dévouement, leur travail d’équipe et leur engagement inébranlable envers l’excellence sont des sources d’inspiration pour toute notre équipe. Leur parcours rappelle que les défis sont des opportunités de croissance et que la réussite est le fruit d’un effort collectif !

À travers cette rencontre, nous réaffirmons notre engagement à promouvoir et à vivre selon ces valeurs fondamentales. Nous souhaitons à Séraphine, à Chloé et à toute l’équipe de France de rugby à 7 le meilleur pour les Jeux Olympiques !

Que leur parcours inspire chacun d’entre nous à viser l’excellence, à soutenir nos équipes et à construire un avenir meilleur ensemble.

 

Opposabilité de la documentation des prix de transfert : ne faudrait-il pas revenir aux méthodes traditionnelles ?

Le projet de Loi de Finances pour 2024 prévoit de rendre opposable au contribuable le contenu de sa documentation des prix de transfert. Pour apprécier véritablement l’enjeu de cette mesure, il convient de la mettre en perspective de deux autres dispositions.

En premier lieu, le projet de loi envisage également de baisser les seuils de l’obligation documentaire. Ceci conduit donc mécaniquement à faire entrer dans le champ de cette disposition un nombre croissant de contribuables et de flux intragroupes.

En second lieu, l’obligation documentaire enjoint déjà dans sa version actuelle de produire une analyse économique complète, permettant d’attester de la nature de pleine concurrence des transactions entre entreprises liées et affectant les résultats du contribuable. En pratique, ces analyses prennent la forme de recherches de références comparables contre lesquelles étalonner la marge nette de l’entreprise réalisée à l’occasion de ces flux intragroupe (calculée comme le ratio du Résultat d’Exploitation rapporté au chiffre d’affaires, ou aux charges d’exploitation). On parle alors dans le jargon de « méthode transactionnelle de la marge nette », couplée avec un indicateur de profitabilité de type « marge d’exploitation » ou « net cost plus ».

Or, il arrive que ces analyses produisent alors un intervalle composé de références tierces et indépendantes, et donc réputé comme de pleine concurrence, dans lequel la marge de l’entreprise testée ne tombe pas. Cela est typiquement le cas lorsque la documentation est préparée par des outils informatisés ou d’intelligence artificielle (dont l’intelligence aurait alors omis le bon sens et le pragmatisme). Ce faisant, et compte tenu de l’opposabilité légale que revêtiront les documentations de prix de transfert désormais, le contribuable se place de facto dans une situation de rectification immédiate, car déclarant spontanément une situation d’anormalité.

Pour éviter l’écueil de produire une information qui se retournerait donc contre le contribuable, une réflexion consiste à revenir aux méthodes dites « traditionnelles » telles que décrites par les principes directeurs de l’OCDE et reprises encore récemment dans le millésime 2023 du « Guide à l’usage des PME – les prix de transfert ». Ces méthodes offrent en effet la possibilité d’étalonner non pas la marge nette de l’entreprise, mais sa marge brute. Dans la mesure où ces méthodes ne conduisent pas à capter des agrégats logés dans les charges d’exploitation, elles sont réputées plus fiables et plus proches de la transaction intragroupe devant être documentée et justifiée. Elles nécessitent cependant il est vrai des retraitements plus complexes que les bases de données peinent souvent à produire.

Toujours est-il, l’emploi de ces méthodes (méthode du Prix de Revente, ou méthode du Coût Majoré) devrait plus facilement permettre d’extraire un intervalle de pleine concurrence dans lequel la marge dégagée par la partie testée pourrait tomber. Il en serait notamment ainsi des entreprises dont les transactions intragroupes conduisent à des marges brutes entrant dans l’intervalle, mais dégageant un résultat d’exploitation (et donc mécaniquement, une marge nette) négatif.

Ce faisant, il nous semble que la tentative de renversement de la charge de la preuve sur le contribuable – que dissimule en vérité le renforcement de l’obligation documentaire – serait au moins en partie avortée, dès lors qu’il reviendrait alors à l’administration de produire une contre-analyse basée sur la marge nette. Compte tenu de la nature très subjective de l’exercice et de l’état de la jurisprudence actuelle, il nous semble en effet plus aisé de se placer en critique de la recherche de comparables alternative réalisée par l’administration sur la base des marges nettes. Après tout, c’est là d’ailleurs un trait français : il nous est toujours plus facile de contester que de proposer.

 

Documentation et déclarations des prix de transfert : vous croyiez vraiment y échapper ?

La canicule qui sévit sur tout le territoire jette aussi un coup de chaud sur les réformes fiscales à venir. Alors que les Ministres se réunissaient le mercredi 23 août dernier à l’occasion du premier conseil de rentrée, notamment pour dessiner les contours de la Loi de Finances pour 2024, Bercy s’évertue à résoudre une équation a priori impossible : réduire la dette titanesque de la France, sans trahir la promesse de ne pas augmenter les impôts.
Une première solution, immédiate et facile, consiste pour les vérificateurs à multiplier les contrôles fiscaux et les redressements. La microsphère des fiscalistes peut en témoigner : on observe des prises de positions nouvelles et plus dures sur des terrains précédemment bien moins scrutés, comme la taxe sur les salaires ou les transactions financières.
Une autre, qui se profile de plus en plus nettement, est de réduire les seuils d’application de certaines obligations documentaires et déclaratives, dont le non-respect entraîne des pénalités mécaniques, tout en fournissant au fisc une pluralité d’informations financières et conjoncturelles bienvenues pour définir les stratégies de contrôle à venir. C’est dans ce contexte que Bercy explore très sérieusement la possibilité d’étendre l’obligation documentaire des prix de transfert, visée à l’article L13 AA du Livre des procédures fiscales, à des entreprises de plus petite taille que celles actuellement concernées. Pour rappel, cette obligation s’applique :
aux entreprises réalisant un chiffre d’affaires ou un actif brut au bilan de plus de €400 millions au titre du dernier exercice clos ;

(ii) aux entreprises détenues, directement ou indirectement par une autre entreprise dépassant ces seuils ;

ou (iii) aux sociétés qui détiennent directement ou indirectement de telles entreprises.

De petites entreprises pouvaient déjà tomber sous le coup de cette obligation si tant est qu’une lecture verticale de l’organigramme mettait en lumière une détention (directe ou indirecte) par une société de taille intermédiaire. Il en est de même dès lors qu’une société était partie à un périmètre d’intégration fiscale, dont un des membres tombait sous le coup de cette obligation. Par capillarité, cette obligation s’applique en effet à toutes les composantes du périmètre. Mais l’expérience montre qu’à moins d’afficher une dénomination sociale connue, ne laissant pas présumer le doute quant à l’appartenance à un grand groupe, beaucoup d’entreprises échappaient aux fourches caudines du dispositif documentaire. Au grand damne de la bonne gestion fiscale d’ailleurs, car l’exercice permet souvent de pointer des risques ou des défaillances et donc de les corriger en amont d’un contrôle.

Cependant, afin de capter un plus grand nombre d’entreprises au titre de cette obligation, Bercy envisage très sérieusement l’abaissement de ce seuil actuellement placé à €400 millions.

Une des possibilités actuellement à l’étude consiste à placer ce seuil à €50 millions. Cela permettrait de réaligner le champ d’application avec celui de la déclaration annuelle et électronique des politiques de prix de transfert (le formulaire 2257-SD), qui lors de sa rédaction en 2013, avait déjà calqué ses conditions d’application avec celles de l’obligation documentaire de l’article L13 AA citée plus haut. Ce faisant, ladite déclaration deviendrait obsolète et redondante, et Bercy pourrait la sacrifier sur l’autel de l’allégement des obligations pesant sur les entreprises. Une belle pirouette que les amateurs de gymnastique apprécieront un an avant les JO.

L’abaissement du seuil entraînera cependant de multiples conséquences, auxquelles les entreprises non encore assujetties devront se préparer.
En premier lieu, ces entreprises devront avoir la capacité de documenter de manière exhaustive et approfondie les flux de toute nature qu’elles entretiennent avec des entreprises liées et situées à l’étranger, ainsi que les politiques de rémunération qui y sont associées. La tâche n’est pas des plus aisée et requiert de récupérer, consolider, revoir et synthétiser des informations comptables et financières, mais aussi des éléments contextuels, de marché, et des détails sur les fonctions et les risques dévolus aux parties aux transactions.

Il est primordial en outre que ces informations concordent avec le fichier des écritures comptables, la piste d’audit fiable, mais aussi des sources parfois plus subtiles comme celles accessibles sur internet. On a pu voir notamment des rectifications s’appuyant sur les mentions du site internet de l’entreprise, ou sur les profils Linkedin de ses salariés, pour discréditer la qualification fonctionnelle décrite dans les rapports intragroupes.

Sur ce point, les contribuables nouvellement assujettis partiront avec un handicap, car les brigades de contrôle ont largement eu le temps de se perfectionner à l’exercice de revue des documentations de prix de transfert lors des contrôles portant sur les entreprises de taille plus conséquente qui y étaient déjà soumises.

En second lieu, l’élargissement de l’obligation documentaire devrait mécaniquement entraîner l’abaissement, voire la disparition de la tolérance administrative consistant à exonérer le contribuable de la rédaction d’une telle documentation, dès lors que les transactions intragroupes représentent moins de 100 000 euros par catégorie de flux. Si ce seuil pouvait en effet sembler refléter des opérations non significatives pour des contribuables déclarant plus de 400 millions d’euros de chiffre d’affaires, la proportionnalité n’est plus la même pour des entreprises à 50 millions. La documentation des flux intragroupes pourrait donc devenir nécessaire dès le premier euro de produit ou de charge.

Enfin, cette réforme en gestation met en lumière les futures zones de contrôle et de rectification que poursuivra l’administration. En revisitant les pourtours d’une obligation spécifique aux prix de transfert, Bercy dévoile ses intentions de resserrer encore davantage l’étaux sur les groupements d’entreprises internationaux et sur les flux intragroupes. Le constat est d’autant plus évident qu’il s’inscrit dans la traque à l’évasion fiscale, cette chasse aux sorcières certes légitime, mais un peu facile, qui permet aux gouvernements successifs de justifier leurs politiques dispendieuses en matière économique.

Enfin, il ne fait aucun doute qu’aucune transaction ne sera épargnée. Si les flux de biens et de services forment toujours le gros des opérations, l’administration a depuis quelques années développé une appétence particulière pour les flux financiers de toute sorte (prêts intragroupe, compte courant d’associés, convention de trésorerie, garanties…) et les opérations portant sur les actifs incorporels (cessions et concessions de marques, brevets, savoir-faire). L’abaissement des seuils devrait ainsi permettre au fisc d’accroître considérablement le champ de ses contrôles, tant au plan personnel (les contribuables concernés), que matériel (les flux intragroupes placés sous la loupe).

Reste à savoir si Bercy disposera des ressources nécessaires pour collecter et revoir tous ces nouveaux rapports, ou si comme pour le formulaire 2257 ou le CBCR (déclaration pays-par-pays), cette obligation documentaire revisitée servira principalement à occuper les fiscalistes du privé.

Réorganisations intragroupes : il faut apprécier l’intérêt social à l’échelle du temps

LES FAITS

La société Howmet SAS fait partie d’un groupe dont le siège est au Luxembourg. Elle forme avec sa filiale française un périmètre d’intégration fiscale. Dans une optique de refonte complète de son organisation financière, le groupe a entrepris une succession d’opérations de restructuration en un temps très court, visant à replacer sous la filiale française de Howmet SAS une filiale belge, précédemment détenue par la société mère luxembourgeoise. Pour ce faire, la holding luxembourgeoise a d’abord cédé les titres à la société Howmet SAS, qui le jour même de l’opération a à son tour cédé les titres à sa filiale. Le lendemain, la filiale française, qui détient désormais les titres de la société belge, contracte un prêt auprès d’une entité du groupe en Suisse, et apporte le montant correspondant à sa filiale qui alors change ses statuts pour y inclure une activité financière. Dès lors, la société belge a procédé à des prêts, collectant ainsi des intérêts financiers

CONTRÔLE DE L’ADMINISTRATION

L’administration fiscale a remis en cause la succession des opérations sous le visa de l’article L64du LFP, considérant que ces restructurations étaient constitutives d’un abus de droit visant à créer un montage artificiel, dont l’objectif est de rechercher le bénéfice d’une application littérale des articles 38,39 et 209 du CGI. Plus spécifiquement,l’administration écarte la déductibilité des intérêts supportés par la filiale française ayant contracté un prêt au sein du groupe, et au contraire réintègre dans le résultat d’ensemble les intérêts perçus par la filiale belge sous couvert d’augmentation de capital.

DÉCISION DU TA DE MONTREUIL

Par un jugement n° 1709196, 1801203 du 19novembre 2020, le tribunal administratif de Montreuil a prononcé la décharge des impositions supplémentaires en droits et pénalités auxquelles la SAS Howmet a été assujettie à raison de la remise en cause de la déduction d’intérêts d’emprunts, sur le fondement de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales, au titre des exercices 2011 et2012, et a rejeté le surplus des demandes.

DÉCISION DE LA CAA DE PARIS

La Cour a fait droit à la requête formulée parle ministre en rétablissant la caractérisation de l’abus de droit et en annulant le jugement du TA de Montreuil. Elle observe en ce sens d’une part que le bilan financier de cette opération pour les sociétés françaises intégrées est en réalité neutre,surtout comparé à l’accroissement d’actif net de la filiale belge. En outre, la CAA relève que la société belge assure un simple rôle d’intermédiaire, ne disposant pas de la substance nécessaire pour assumer le rôle qui lui est prétendument dévolu désormais.

NOTRE ANALYSE

L’INTÉRÊT DES SOCIÉTÉS AU CŒUR DES CONSIDÉRATIONS

Dès lors que les opérations se sont accompagnées d’intérêts financiers venant grever les résultats de la société française (qui paye des intérêts) et de sa filiale belge (qui désormais en perçoit), la question de l’intérêt social au sens des articles 209,1 et 39,1 s’est posée. Le groupe arguait que les opérations concomitantes d’emprunts et d’augmentations de capital de la filiale belge sont motivées par la demande des actionnaires d’accroître le volume de distribution des dividendes, et ont permis, à cette fin, de mobiliser les capitaux disponibles auprès des filiales françaises, contribuant ainsi à renforcer leur poids au sein du groupe. L’argument a été balayé par la Cour, au double motif que, d’une part, l’intérêt des actionnaires ne se confond pas avec celui de la société ; et, d’autre part, que l’effet immédiat conduisait à faire porter des charges additionnelles sur la société française, tout en logeant des intérêts à l’étranger.

LE TIMING EST PROMODIAL

La concomitance des opérations n’est somme toute que peu dénoncée dans l’arrêt. Elle constitue pourtant un élément essentiel de l’appréciation du caractère fictif du schéma d’ensemble, car elle vient largement brouiller la perception économique et financière des transactions. Le délai de reprise offre en effet à l’administration fiscale tout le loisir d’apprécier avec du recul la succession des transactions et leur pertinence au regard des effets générés au sein du groupe et pour le contribuable français pris isolément. Au cas d’espèce, la groupe a concentré les opérations sur un laps de temps très court formé de seulement quelques jours, sans être motivé par la clôture imminente de l’exercice, ou la survenance d’un évènement requérant une réaction rapide. Rétrospectivement, il était donc aisé pour l’administration de questionner la pertinence des opérations rapportées à une échelle calendaire. En matière économique, les projets se construisent souvent progressivement et dans le temps, à l’instar des business plans et des investissements qui classiquement appellent un retour plus tardif. En effet, la cyclicité économique ne répond pas à l’indépendance des exercices qui demeurent un concept strictement comptablo-fiscal. Il nous semble alors que lorsqu’il s’agit de réorganisations intragroupes,l’objectif autre que fiscal est plus facilement démontré dès lors que les opérations se sont tranquillement échelonnées dans le temps.

LE REGARD DE CARA

Les réorganisations d’entreprises génèrent des variations dans les comptes des contribuables qui sont systématiquement détectées par les outils des administrations fiscales. Il est donc primordial en amont de toute restructuration d’étalonner l’objectif poursuivi au sein du groupe avec les intérêts individuels des entreprises.Rappelons sur ce point que l’intérêt du groupe n’existe pas en fiscalité française, et que tous les dispositifs de lutte contre l’évasion fiscale font écho au concept prétorien d’acte anormal de gestion. Cet arrêt offre ainsi un éclairage additionnel à ce concept, en apportant une dimension temporelle à la réflexion. L’acte anormal de gestion est en effet plus facilement reconnaissable lorsque les opérations ayant un impact sur les comptes des sociétés s’articulent sur un laps de temps très court. La cyclicité économique répondant classiquement plutôt à une logique de long terme, la concentration d’opérations sur une plage de seulement quelques jours laissent en effet planer le doute sur le but réellement poursuivi par les parties. En outre, il est crucial de préparer la documentation au soutien de l’opération et concomitamment à celle-ci, afin d’expliquer des années plus tard, lorsque le contrôle survient,quels étaient les effets recherchés par les parties et compte tenu des paramètres et des options réalistes disponibles à ce moment. Sans quoi, l’administration aura tout le loisir de refaire l’histoire en s’appuyant sur des éléments disponibles forcément plus nombreux.

Comparables et prix de transfert : quand l’administration se trompe de combat

LES FAITS

La SAS Weg France a pour activité le négoce demoteurs électriques industriels et d’équipements électriques.
A l’issue d’un contrôle fiscal portant surles exercices 2011 et 2012, l’administration a constaté que la société réglait ses fournisseurs, membres du groupe, dans un délai maximal de 30 jours à compter de l’embarquement des marchandises au départ,alors que les délais de livraison étaient de deux mois en moyenne. Par ailleurs, ses clients lui réglaient les factures dans un délai compris entre 45 et 90 jours à compter de la facturation. En pratique donc, cette mécanique conduisait la SAS Weg France à supporter un risque de trésorerie élevé, se traduisant par le recours à l’emprunt auprès de sa société-mère en Espagne et de divers établissements bancaires afin d’honorer ses dettes auprès de ses fournisseurs liés.

CONTRÔLE DE L’ADMINISTRATION

En raison des charges financières qu’elle supportait,l’administration a estimé que la SAS Weg France rendait un service aux sociétés du groupe en accordant des facilités de trésorerie qu’elle ne facturait pas. Partant, cette absence de facturation du service rendu était constitutive d’un transfert de profit au sens de l’article 57 du CGI. Elle a ainsi réintégré les charges financières dans les charges d’exploitation de la société, puis comparé la marge nette ajustée de celle-ci à la médiane d’un intervalle issu d’une recherche de comparables.
A titre accessoire, l’administration soulève que malgré une mise en demeure parvenue à la société,celle-ci n’a pas produit la documentation de ses prix de transfert visée à l’article L 13 AA du LPF, alors même qu’elle tombait dans son champ.Naturellement, l’administration a alors appliqué les pénalités prévues à l’article 1735 ter du CGI, qui au cas d’espèce se sont élevé à 81 733 euros.

DÉCISION DU TA DE GRENOBLE

Par un jugement n° 1902236 du 16 septembre2021, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté les demandes de la SAS Weg France en adoptant une posture désormais classique en matière de prix de transfert, consistant à comparer la marge nette dégagée par la société à la médiane d’un panel de comparables issues de bases de données.

DÉCISION DE LA CAA DE LYON

La Cour a réformé le jugement du TA de Grenoble et rétabli les déficits de la société,au motif que sur le panel des comparables produit par l’administration, seules cinq pouvaient être considérées comme fonctionnellement comparables. Or, ces sociétés montraient des marges nettes cohérentes avec la marge corrigée des charges financières de la SAS Weg France sur la période contrôlée. Ce faisant, la CAA de Lyon estime que l’administration n’a pas apporté la démonstration d’un transfert indirect de bénéfice sous le visa de l’article 57du CGI. Il s’en suit alors qu’à défaut de revenu réputé distribué, l’administration ne peut maintenir les redressements accessoires en matière de retenue à la source et de pénalité de 10% pour déclaration tardive de celle-ci.

NOTRE ANALYSE

UN BEL EFFORT DOUCHÉ PAR LA COUR

En premier lieu, il faut saluer l’orthodoxie avec laquelle l’administration a semble-t-il tenter d’extraire des références comparables. Les praticiens connaissent la difficulté de l’exercice et surtout, la subjectivité à laquelle il conduit souvent.
En l’espèce, l’administration a vraisemblablement utilisé la base de données Diane® qui ne recense que des entreprises françaises. Ceci permet de capter des références sujettes à des conditions économiques proches ou similaires à celle de la partie testée, qui constitue un critère de comparabilité essentiel selon l’OCDE, en plus d’avoir été mis en lumière par un arrêt de principe Man Camions et Bus(CAA Versailles, 5 mai 2009 n° 08VE02411). Allant même plus loin, l’administration avait appliqué un filtre de chiffre d’affaires, ainsi qu’un ratio de ventes de marchandises / CA pour justement capter des entreprises principalement engagées dans des activités de distribution.
Pourtant, la CAA a rejeté certaines références. On comprend que les distributeurs au détail ont été exclu, dès lors que la SAS Weg France agit comme un grossiste. Cette différence a déjà été considérée comme suffisamment matérielle pour polluer l’analyse économiques par des arrêts précédents (ex : CE,16 mars 2016, n° 372372 Amycel). De même, le rejet des sociétés distribuant leurs marchandises à des particuliers, là où la SAS Weg France intervient dans un environnement B-2-B, apparaît logique, tant la différence de clientèle entraîne des différences en matière de fonctions et de risques qui brouillent la comparabilité.
Cependant, on peut être surpris du zèle avec lequel la CAA a analysé l’arrêt, tant on sait que la méthode utilisée (méthode de marge nette) et l’emploi d’un intervalle permettent de lisser certaines différences fonctionnelles. En cela, l’arrêt offre un caractère unique et suggère une plus grande orthodoxie dans l’exercice de recherche de comparables.

LE MAUVAIS COMBAT

Il nous semble qu’à vouloir bien faire, l’administration s’est engagée dans une démonstration qui s’est finalement retournée contre elle. En effet, l’administration avait nous semble-t-il correctement relevé la présomption d’anormalité liée aux charges financières supportées par la société au titre de l’emprunt qu’elle a contracté auprès du groupe, pour financer les conditions de trésorerie liées au décalage entre le paiement des fournisseurs(membres du groupe) et le règlement de ses clients. Dans la mesure où l’objet même de cet emprunt était de financer les flux intragroupes de marchandises, l’administration a considéré que les charges qui en découlaient avaient un caractère de charge d’exploitation. C’est là une posture que l’on observe également dans d’autres situations, notamment lorsque le contribuable supporte des charges financières élevées en raison des intérêts qu’il paye à ses fournisseurs du même groupe. Elle a donc ajusté la marge nette (d’exploitation) de la société et ce faisant, s’est nécessairement placée sur le terrain de « l’avantage par comparaison », en cherchant à quantifier l’anormalité par l’emploi d’un panel de comparables. Or, on sait que la démarche est complexe, et la jurisprudence abonde, offrant ainsi le flan à la critique facile sur le degré de comparabilité des références utilisées. Ca n’a d’ailleurs pas manqué.
Au contraire, il nous semble que l’administration aurait eu davantage de succès si elle s’était placée sur le deux terrains. En premier lieu, il aurait été plus aisé de questionner l’objet même du prêt, et donc la déductibilité des charges qui en découlent. Elle aurait également pu se placer sur le terrain de l’article 212-I du CGI déjà applicable aux années en cause, attaquant ainsi le taux d’intérêt appliqué. Enfin, on note que l’administration avait estimé que la SAS Weg France rendait un service aux sociétés du groupe en accordant des facilités de trésorerie qu’elle ne facturait pas. Nous étions donc en face d’un service non rémunéré, et donc d’une libéralité constitutive d’un «avantage par nature », qui alors s’exonère de toute recherche de comparables. L’administration aurait ainsi facilement réclamer une rémunération pour ce service sans que le juge de l’impôt ne la désavoue.

UNE DOCUMENTATION QUI COÛTE CHER

Enfin, on note que malgré une mise en demeure, la société n’a pas produit de documentation de ses prix de transfert, alors même qu’elle tombait dans le champ de l’article L 13 AA. Elle a donc supporté des pénalités de plus de 81 733 euros, évidemment non déductibles. Il est étonnant de voir que la société n’a pas profité du délai octroyé en cas de mise en demeure (30 jours) pour préparer un tel document, sachant qu’une telle mise en demeure intervient souvent plusieurs semaines après le début du contrôle. Cela permet de rappeler l’importance d’une telle documentation, surtout au regard des pénalités pouvant être réclamées.

Les conventions de trésorerie à taux zéro forment-elles un acte anormal de gestion ?

SITUATION DE DÉPART

La société SAP France est détenue indirectement par la société de droit allemand SAP AG. Par un contrat daté de 2009, SAP France a conclu avec sa société mère une convention de gestion de trésorerie centralisée, en vertu de laquelle elle déposait ses excédents de trésorerie auprès de la société allemande, lesquels étaient rémunérés sur la base d’un taux d’intérêt égal au taux de référence interbancaire EONIA minoré de 0,15 points. Au cours des années 2012 et 2013, l’application de cette formule aboutissant du fait de l’évolution de l’EONIA à une rémunération négative, les parties à la convention de gestion de trésorerie ont convenu de fixer ce taux à 0 %.

CONTRÔLE DE L’ADMINISTRATION

A la suite d’une vérification de comptabilité de la société SAP France portant sur les exercices clos en 2012 et 2013, l’administration fiscale a remis en cause le caractère normal de cette rémunération nulle en considérant que l’absence d’intérêts que portait cette convention de trésorerie constitue un avantage par nature. Elle a dès lors rectifié le résultat de la société assujetti à l’IS, et considéré cet avantage comme un revenu réputé distribué à la société allemande, sujet à une retenue à la source.

DÉCISION DE LA CAA DE VERSAILLES

Pour juger que la société SAP France avait consenti à la société SAP AG une libéralité en renonçant à percevoir une rémunération en contrepartie du dépôt de ses excédents de trésorerie auprès de cette dernière, la cour administrative d’appel s’est fondée sur la circonstance que cette rémunération nulle était sans rapport avec celle à laquelle la société aurait pu prétendre si elle avait placé sur la même période ses excédents de trésorerie auprès d’un établissement financier, sans que cette absence de rémunération trouve sa contrepartie dans la possibilité de financer des besoins de trésorerie, lesquels étaient inexistants au titre des années en cause.

DÉCISION DU CONSEIL D’ÉTAT

Le Conseil d’État annule l’arrêt de la CAA et renvoie les parties devant elle. Selon le juge de l’impôt, la CAA a commis une erreur de droit dès lors qu’elle a jugé d’office que l’application d’un taux nul constituait une libéralité, au seul motif qu’il était inférieur à ce qu’aurait pu octroyer un établissement financier à la société SAP France. Le CE considère en effet que la Cour aurait dû rechercher si la modification par les parties des conditions initiales du contrat, qui conduisait à l’application d’un taux négatif, et la substitution d’un taux alors nul (donc plus avantageux pour SAP France), traduisait tout de même un acte anormal de gestion pour la société.

NOTRE ANALYSE

UN TAUX NÉGATIF EST-IL POSSIBLE AU TITRE D’UNE CONVENTION DE TRÉSORERIE?

L’affaire porte sur la substitution du taux contractuel, qui compte tenu de l’évolution du marché conduisait à appliquer un taux négatif, par un taux à 0%. L’application d’un taux négatif aurait en effet conduit la société SAP France, en situation créditrice, à payer en outre des intérêts au titre du placement de ses fonds. La mécanique peut paraître absconse, alors même qu’elle reflète une situation de marché. La question de l’applicabilité de taux négatifs au titre des convention de trésorerie pose selon nous deux problématiques majeures: (i) en premier lieu, les convention de trésorerie sont des dispositifs propres aux groupes de sociétés, de sorte qu’il n’existe pas de comparable externe reflétant des conditions de marché (de pleine concurrence); (ii) le sujet confronte en outre deux visions antagonistes, fiscale d’une part, et économique, d’autre part. Un courant économique reconnaît en effet la possibilité pour le marché financier d’appliquer des taux négatifs interbancaires. Des décisions antérieures suggéraient également qu’en l’absence de clause spécifique mettant en œuvre un taux plancher, celui-ci ne saurait exister de manière implicite (voir par ex. TGI Strasbourg, 5 janvier 2016; CA Colmar, 8 mars 2017). Pour autant, une réflexion juridique holistique devrait selon nous conduire à considérer que des taux négatifs ne reflètent pas une gestion normale. D’abord, les prêts soumis au Code Monétaire et Financier emportent le fait que le prêteur agit à titre onéreux (art. L 313-1 Code mon. et fin.). L’activité d’établissement prêteur doit en effet générer un avantage économique. En outre, le statut commercial des sociétés parties à la transaction les invitent théoriquement à poursuivre un objectif de gain. Nous pensons donc qu’indépendamment de l’état du marché, l’application d’un taux négatif relève d’un acte anormal de gestion, à défaut pour les parties de renégocier les termes de leur accord.

QUELLES REFERENCE APPLIQUER?

Il est intéressant de noter que pour apprécier le taux réputé de pleine concurrence, la CAA avait validé la référence employée par le service au taux moyen de rémunération des dépôts à vue calculé par la Banque de France. Aucune référence n’est faite au taux visé à l’article 39-1-3 du CGI, auquel conduit l’application de l’article 212-I du même code. Selon nous, la raison tient au fait que les rectifications ont été placées sous le seul visa de l’article 57 du CGI, et non du 212-I. Il n’en demeure pas moins que selon nous, cet arrêt permet de déroger à l’application systématique du taux de l’article 39-1-3, dès lors qu’une convention de trésorerie dénote par sa nature et son caractère nécessairement liquide et court- termiste. Néanmoins, nous pensons qu’une référence plus adéquate réside dans le rendement des Sicav monétaires ou des parts de fonds communs de placement monétaires, utilisées pour placer des excédents de trésorerie ou des capitaux très liquides.

ATTENTION A LA QUALIFICATION DE L’OPÉRATION!

L’arrêt porte sur une convention de trésorerie, qui demeure un outil de financement particulier, propre aux groupes d’entreprises, et théoriquement liquide et disponible. Les groupes doivent cependant s’assurer que la répétition des flux dans la durée, et dans un sens unique, ne conduit pas à requalifier l’ensemble des opérations en prêts à plus long terme et à tirages successifs. Cette requalification entraînerait en effet nécessairement l’application d’un taux différent, car corrélé aux facteurs propres de l’opération (durée, devise, notation de crédit de l’emprunteur, etc), autant de paramètres qui ont été largement définis par la jurisprudence récente (voir par exemple CE, 29/12/21, 441357, Apex Tool).

Le renversement de la charge de la preuve en matière financière : assiste t-on à un retour de balancier ?

SITUATION DE DÉPART

La SAS Willink a émis deux emprunts obligataires convertibles en actions d’une durée de dix ans à un taux d’intérêt de 8 % l’an, souscrits par deux fonds communs de placement à risque français ainsi que par une société de droit britannique.

CONTRÔLE DE L’ADMINISTRATION

L’administration fiscale a remis en cause le caractère déductible des charges financières induites par cette opération à hauteur de la fraction des intérêts versés aux fonds et à la société anglaise, excédant le taux visé à l’article 39-I-3° du CGI. En outre, l’administration a estimé que les intérêts dus au titre du différentiel constituaient une libéralité au profit de la société britannique.
Pour justifier sa position, la société produit postérieurement une étude de taux au moyen du logiciel Riskcalc. Cette étude est fondée sur un modèle de calcul de la probabilité de défaut à court et long terme et y associe ensuite un scoring implicite. Une recherche de transactions comparables sur le marché libre a ensuite été effectuée au moyen de la base de données SetP Capital IQ.

DÉCISION DE LA CAA DE PARIS

Pour rejeter la démonstration apportée par la société, la CAA a écarté les résultats obtenus à partir de l’outil de scoring Riskcalc, en estimant qu’il s’agissait d’un modèle statistique basé sur des données quantitatives historiques de sociétés non représentatives du marché puisque les entreprises défaillantes y sont surreprésentées; qu’il ne prenait en compte qu’une dizaine de données financières renseignées par la société elle-même; et que rien ne permettait d’établir que la note de risque obtenue au moyen de cet outil prendrait en compte de manière adéquate tous les facteurs reconnus comme prévisionnels, et notamment les caractéristiques propres au secteur d’activité concerné.

DÉCISION DU CONSEIL D’ÉTAT

Le Conseil d’État estime que la Cour, qui a suivi l’administration fiscale, avait entaché son arrêt d’une erreur de droit en rejetant la valeur probante de l’outil Riskcalc utilisé et en privilégiant les agences de notations. En écartant la valeur probante de l’estimation de risque obtenue à partir de l’outil de scoring Riskcalc, sans rechercher si des éléments relatifs à l’utilisation de cet outil au cas d’espèce ou issus d’autres éléments de comparaison conduisaient à la remettre en cause, la cour a entaché son arrêt d’erreur de droit.

NOTRE ANALYSE

LA « PREUVE IMPOSSIBLE » A L’ÉPREUVE DE LA JURISPRUDENCE

L’article 212-I, qui conduit à l’application du taux de référence visé à l’article 39-1-3 du CGI, a déjà connu une nette inflexion sous l’impulsion du juge de l’impôt. Pour mémoire, lorsqu’un prêt est consenti par une entreprise liée, les intérêts sont déductibles dans la limite de ceux calculés d’après un taux défini à l’article 39-1-3° du CGI. Toutefois, l’entreprise emprunteuse bénéficie d’un mécanisme de preuve contraire : elle peut déduire des intérêts calculés d’après un taux supérieur si elle démontre que ce dernier correspond au taux qu’elle aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues (article 212-I-a du CGI). La lecture stricte des textes par l’administration avait conduit à une mécanique de « preuve impossible » selon les praticiens. Cependant, le juge de l’impôt a tempéré la rigidité induite par la pratique administrative en validant le fait que (i) les recherches alternatives de comparables pouvaient ne pas être contemporaines aux transactions financières (ex : TA Paris, 7 juin 2018, Paul Ka) ; les systèmes de notation de crédit employés sont réputés refléter suffisamment les éléments intrinsèques des marchés économiques concernés (ex : CE, 29 déc. 2021, Apex Tool) ; ou encore (iii) le taux peut être déterminé par référence au marché obligataire (avis du CE, 10 juil. 2019, SAS Wheelabrator Group).

COMMENT DÉFINIR LA NOTATION DE CRÉDIT (CREDIT RATING) ?

La détermination de la notation de crédit de l’emprunteur constitue la première étape de l’analyse, dans la mesure où cet indicateur révèle la solvabilité globale de l’entreprise. Sur ce point, le Conseil d’Etat reconnaît formellement que les notations obtenues à l’aide d’outils de type « RiskCalc » sont certes plus approximatives qu’une notation de crédit pouvant être effectuée par une agence de notation. Pour autant, il admet de manière pragmatique que « le recours à une telle notation n’a pas nécessairement vocation à s’appliquer, compte tenu de son coût, dans une opération intragroupe ». D’autre part, contrairement à ce qu’a jugé la CAA de Paris, cet outil tient bien compte du secteur d’activité de la société, qui doit être renseigné par l’utilisateur. En effet, les notations qui en sont issues, reposent sur des données issues de la comptabilité de l’entreprise, sans que cette dernière puisse modifier les paramètres utilisés par l’application. Au cas d’espèce, le ministre ne contestait d’ailleurs pas la robustesse globale. Aussi, la référence à un tel outil peut être regardée comme suffisamment fiable pour justifier du profil de risque d’une société. Le contribuable dispose donc bien de deux moyens pour établir sa notation de crédit : le recours à un outil informatique spécialisé (ex : RiskCalc), ou la référence directe à une agence de notation. Il est à noter d’ailleurs que l’usage de l’outil RiskCalc a déjà été validé à l’occasion de l’arrêt Studialis (CAA Paris, 22 oct. 2020).

UN REEQUILIBRAGE DE LA CHARGE DE LA PREUVE

La charge de la preuve induite par l’article 212-1 du CGI conduit bel à bien à un renversement dans le chef du contribuable. Cependant, le juge de l’impôt a progressivement repositionné l’administration dans le dispositif de la preuve, en lui faisant porter l’obligation de démontrer l’inexactitude de l’analyse réalisée par le contribuable. Ce faisant, le Conseil d’État pose les bases d’une valse en 3 temps :

A défaut d’appliquer le taux visé à l’article 39-1-3, le contribuable porte intégralement la charge de la preuve.

Celui-ci peut néanmoins procéder à des analyses économiques alternatives en s’appuyant sur des outils statistiques et digitaux spécialisés.

Ces analyses alternatives sont réputées fiables, sauf pour l’administration à démontrer que la démarche est viciée. Par exemple, l’administration peut produire des critiques circonstanciées sur l’usage fait au cas d’espèce de l’outil RiskCalc ou éléments permettant d’établir que l’évaluation qui en résulte était erronée au cas particulier. Elle peut également démontrer que la référence au marché obligataire ne constitue pas une référence viable lorsque de tels emprunts constituent, dans chaque hypothèse considérée, une alternative non réaliste à un prêt intragroupe classique.