La canicule qui sévit sur tout le territoire jette aussi un coup de chaud sur les réformes fiscales à venir. Alors que les Ministres se réunissaient le mercredi 23 août dernier à l’occasion du premier conseil de rentrée, notamment pour dessiner les contours de la Loi de Finances pour 2024, Bercy s’évertue à résoudre une équation a priori impossible : réduire la dette titanesque de la France, sans trahir la promesse de ne pas augmenter les impôts.
Une première solution, immédiate et facile, consiste pour les vérificateurs à multiplier les contrôles fiscaux et les redressements. La microsphère des fiscalistes peut en témoigner : on observe des prises de positions nouvelles et plus dures sur des terrains précédemment bien moins scrutés, comme la taxe sur les salaires ou les transactions financières.
Une autre, qui se profile de plus en plus nettement, est de réduire les seuils d’application de certaines obligations documentaires et déclaratives, dont le non-respect entraîne des pénalités mécaniques, tout en fournissant au fisc une pluralité d’informations financières et conjoncturelles bienvenues pour définir les stratégies de contrôle à venir. C’est dans ce contexte que Bercy explore très sérieusement la possibilité d’étendre l’obligation documentaire des prix de transfert, visée à l’article L13 AA du Livre des procédures fiscales, à des entreprises de plus petite taille que celles actuellement concernées. Pour rappel, cette obligation s’applique :
aux entreprises réalisant un chiffre d’affaires ou un actif brut au bilan de plus de €400 millions au titre du dernier exercice clos ;
(ii) aux entreprises détenues, directement ou indirectement par une autre entreprise dépassant ces seuils ;
ou (iii) aux sociétés qui détiennent directement ou indirectement de telles entreprises.
De petites entreprises pouvaient déjà tomber sous le coup de cette obligation si tant est qu’une lecture verticale de l’organigramme mettait en lumière une détention (directe ou indirecte) par une société de taille intermédiaire. Il en est de même dès lors qu’une société était partie à un périmètre d’intégration fiscale, dont un des membres tombait sous le coup de cette obligation. Par capillarité, cette obligation s’applique en effet à toutes les composantes du périmètre. Mais l’expérience montre qu’à moins d’afficher une dénomination sociale connue, ne laissant pas présumer le doute quant à l’appartenance à un grand groupe, beaucoup d’entreprises échappaient aux fourches caudines du dispositif documentaire. Au grand damne de la bonne gestion fiscale d’ailleurs, car l’exercice permet souvent de pointer des risques ou des défaillances et donc de les corriger en amont d’un contrôle.
Cependant, afin de capter un plus grand nombre d’entreprises au titre de cette obligation, Bercy envisage très sérieusement l’abaissement de ce seuil actuellement placé à €400 millions.
Une des possibilités actuellement à l’étude consiste à placer ce seuil à €50 millions. Cela permettrait de réaligner le champ d’application avec celui de la déclaration annuelle et électronique des politiques de prix de transfert (le formulaire 2257-SD), qui lors de sa rédaction en 2013, avait déjà calqué ses conditions d’application avec celles de l’obligation documentaire de l’article L13 AA citée plus haut. Ce faisant, ladite déclaration deviendrait obsolète et redondante, et Bercy pourrait la sacrifier sur l’autel de l’allégement des obligations pesant sur les entreprises. Une belle pirouette que les amateurs de gymnastique apprécieront un an avant les JO.
L’abaissement du seuil entraînera cependant de multiples conséquences, auxquelles les entreprises non encore assujetties devront se préparer.
En premier lieu, ces entreprises devront avoir la capacité de documenter de manière exhaustive et approfondie les flux de toute nature qu’elles entretiennent avec des entreprises liées et situées à l’étranger, ainsi que les politiques de rémunération qui y sont associées. La tâche n’est pas des plus aisée et requiert de récupérer, consolider, revoir et synthétiser des informations comptables et financières, mais aussi des éléments contextuels, de marché, et des détails sur les fonctions et les risques dévolus aux parties aux transactions.
Il est primordial en outre que ces informations concordent avec le fichier des écritures comptables, la piste d’audit fiable, mais aussi des sources parfois plus subtiles comme celles accessibles sur internet. On a pu voir notamment des rectifications s’appuyant sur les mentions du site internet de l’entreprise, ou sur les profils Linkedin de ses salariés, pour discréditer la qualification fonctionnelle décrite dans les rapports intragroupes.
Sur ce point, les contribuables nouvellement assujettis partiront avec un handicap, car les brigades de contrôle ont largement eu le temps de se perfectionner à l’exercice de revue des documentations de prix de transfert lors des contrôles portant sur les entreprises de taille plus conséquente qui y étaient déjà soumises.
En second lieu, l’élargissement de l’obligation documentaire devrait mécaniquement entraîner l’abaissement, voire la disparition de la tolérance administrative consistant à exonérer le contribuable de la rédaction d’une telle documentation, dès lors que les transactions intragroupes représentent moins de 100 000 euros par catégorie de flux. Si ce seuil pouvait en effet sembler refléter des opérations non significatives pour des contribuables déclarant plus de 400 millions d’euros de chiffre d’affaires, la proportionnalité n’est plus la même pour des entreprises à 50 millions. La documentation des flux intragroupes pourrait donc devenir nécessaire dès le premier euro de produit ou de charge.
Enfin, cette réforme en gestation met en lumière les futures zones de contrôle et de rectification que poursuivra l’administration. En revisitant les pourtours d’une obligation spécifique aux prix de transfert, Bercy dévoile ses intentions de resserrer encore davantage l’étaux sur les groupements d’entreprises internationaux et sur les flux intragroupes. Le constat est d’autant plus évident qu’il s’inscrit dans la traque à l’évasion fiscale, cette chasse aux sorcières certes légitime, mais un peu facile, qui permet aux gouvernements successifs de justifier leurs politiques dispendieuses en matière économique.
Enfin, il ne fait aucun doute qu’aucune transaction ne sera épargnée. Si les flux de biens et de services forment toujours le gros des opérations, l’administration a depuis quelques années développé une appétence particulière pour les flux financiers de toute sorte (prêts intragroupe, compte courant d’associés, convention de trésorerie, garanties…) et les opérations portant sur les actifs incorporels (cessions et concessions de marques, brevets, savoir-faire). L’abaissement des seuils devrait ainsi permettre au fisc d’accroître considérablement le champ de ses contrôles, tant au plan personnel (les contribuables concernés), que matériel (les flux intragroupes placés sous la loupe).
Reste à savoir si Bercy disposera des ressources nécessaires pour collecter et revoir tous ces nouveaux rapports, ou si comme pour le formulaire 2257 ou le CBCR (déclaration pays-par-pays), cette obligation documentaire revisitée servira principalement à occuper les fiscalistes du privé.