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Les règlements des différends en droit fiscal international

La thématique des règlements des différends en droit fiscal international, outre le fait de renfermer un bon sujet de thèse, se pose comme une question fondamentale dans nos environnements contemporains. Peut-on encore en effet seulement aborder la fiscalité dans un cadre purement domestique, en la soustrayant à toute influence internationale ? Le point d’interrogation qui ponctue cette dernière phrase n’est que pièce rapportée, tant la réponse transpire déjà dans la question. Car sans être nécessairement fiscaliste, tout juriste (au sens large et noble du terme) sait désormais que nos normes sont pour la plupart influencées, voire directement inspirées de sources externes, qu’il s’agisse du droit communautaire, du droit conventionnel, ou encore des travaux d’organismes qui font autorité, à l’instar de l’OCDE ou de l’OMC.

Cela étant posé, en devenant global, le sujet des règlements des différends en devient également plus complexe. Protéiforme même. En effet, la division du monde en une multitude de pays n’a eu d’équivalent que la multiplication proportionnelle des systèmes juridiques. Leur coexistence, combinée à la souveraineté des Etats et aux effets corrélatifs des crises économiques sur les finances publiques, génère forcément des frictions, dont le contribuable engagé dans des opérations transfrontalières peut faire les frais. Si vous me permettez cette digression, ces frictions sont d’ailleurs souvent provisionnées par les entreprises et les nouvelles obligations IFRIC 23, à l’instar des obligations américaines dites FIN 48, n’en sont qu’une manifestation.

Devant cette multiplication des différends, les Etat ont tôt fait d’adopter dans leurs corpus juridiques des procédures de revue, de discussion et d’arbitrage afin de garantir l’équilibre économique et politique. On retrouve ainsi des émanations de ces procédures de règlements dans le paquet fiscal de l’UE qui, dès 1990, posait déjà les bases d’une convention multilatérale d’élimination des doubles impositions ; dans le modèle de convention de l’OCDE et l’ONU ; et dans les travaux récents de l’OCDE, tout particulièrement son programme dit « BEPS ».

Dans cet environnement, la question fondamentale qui doit alors se poser me semble être celle-ci : ces règlements, nécessairement internationaux, sont-ils efficaces ? C’est ce point que je souhaiterais traiter, sous la bienveillante supervision du Professeur Stankiewicz et en complément des dires de mes éminents collègues fiscalistes, qui ont brillamment traité ce sujet avant moi.

En creux, cette question soulève le point de savoir si le contribuable a meilleur temps d’activer ces procédures internationales ou de porter le litige (car si différend il y a, il y a forcément un litige) devant les tribunaux compétents. Ces remous dissimulent en réalité un vieux serpent de mer qui refait surface au gré des affaires, celui de savoir duquel, du procès ou du règlement international, est le plus efficace. Cette question est cependant tronquée, car elle sous-entend déjà, en premier lieu, que le contribuable ait accès à un système judiciaire organisé et efficace, où les juges seraient à même de traiter de questions fiscales nécessairement complexes, car internationales. Si l’on prend l’exemple de la France, qui certainement figure parmi les Etats de droit les mieux organisés, la réponse n’est déjà pas évidente. La pratique montre déjà que, outre le délai de traitement (de plusieurs années), ces questions complexes de droit fiscal international peinent souvent à trouver une audience réceptive devant les juridictions de première instance. Il n’est pas rare en effet que le fond du dossier, autant que le droit, ne soient correctement analysés qu’en appel. A l’incertitude liée à l’issue de l’affaire (de laquelle le contribuable doit répondre devant ses actionnaires, ses commissaires aux comptes, ses investisseurs, son personnel et j’en passe) s’ajoutent les coûts de la procédure et surtout, le fait qu’une décision en justice d’un Etat donné ne saurait automatiquement et mécaniquement trouver à s’exécuter dans un autre Etat concerné par l’opération en cause.

Néanmoins, l’avocat que je suis ne saurait tolérer que l’on balaie si rapidement l’option contentieuse et ce, pour plusieurs raisons.

D’abord, seule la voie contentieuse peut régler une affaire au fond et sur la base d’une règle de droit. Les procédures internationales de règlement des différends, de même que l’arbitrage international, sont davantage des voies diplomatiques qui, bien que souvent pragmatiques, cherchent à préserver les intérêts des parties, et non pas à faire respecter la règle juridique. En cela, une même affaire, pouvant potentiellement lier les deux mêmes parties, mais portée devant deux commissions différentes (par exemple dans des pays ou à des époques différentes) pourrait accoucher de deux solutions contradictoires. La voie contentieuse nous semble de ce point de vue-là offrir davantage de garanties et de sécurité juridique.

En lien avec ce qui précède, la nature diplomatique des procédures de règlement tend à rendre l’issue des affaires portées très aléatoire. Prenons l’exemple des procédures amiables d’élimination des doubles impositions applicables en Europe. Ces procédures, qui découlent d’une convention multilatérale liant les Etats de l’Union, prévoient en théorie que les différends en matière de prix de transfert soient réglés dans un délai maximal de trois années, dont les six derniers mois sont dévolus à une procédure d’arbitrage en cas d’échec des discussions lors des phases précédentes. En pratique, nombreux sont les cas dont le traitement dépasse (parfois même très largement !) ce délai de trois années. Il n’est même pas rare qu’un différend en entraînant un autre, la procédure de règlement n’est pas encore clôturée qu’il faille déjà la lier à une seconde affaire similaire, portant sur des années ultérieures. En outre, de l’aveu même des rédacteurs auprès de l’administration fiscale qui ont à traiter de ces procédures, de nombreuses affaires sont négociées dans le cadre d’un ensemble plus vaste de litiges, au cours des réunions souvent biannuelles que les autorités fiscales organisent entre elles. La solution qui en découle relève donc parfois plus de la négociation, ou pour parler de manière plus grivoise, du marchandage de tapis, que de la lettre juridique ou de principes tout aussi nobles.

Enfin, s’il fallait citer un troisième point clivant, rappelons que le contentieux est fort heureusement ouvert à tout point de droit fiscal, là où la plupart des procédures de règlement des différends embrassent un champ d’application plus restreint. Les procédures amiables d’élimination des doubles impositions en Europe sont en effet cantonnées à la seule sphère des prix de transfert ; Les procédures amiables et d’arbitrage contenues dans les conventions internationales sont applicables aux seuls impôts couverts par ces traités. Or, on le sait désormais en France, un contribuable exonéré ou exempté d’impôt ne peut réclamer le bénéfice d’une convention internationale, dans la mesure où le juge de l’impôt estime qu’il ne peut être considéré comme un résident fiscal  ; d’autres affaires m’ont également appris que certaines taxes ou impôts au Brésil ne peuvent être soldés que par la voie contentieuse, car ils ne sont pas visés par les traités.

Je suis conscient qu’en délivrant ce court exposé, je ne réponds pas à la question essentielle que j’ai pourtant moi-même posée. Permettez-moi donc de raccrocher un temps la robe et de revêtir l’habit plus conventionnel « d’homme des affaires ». Après tout, un bon fiscaliste doit d’abord et avant tout être à l’écoute de l’économie et des intérêts financiers de ses clients. Une position pragmatique me pousserait donc à encourager le contribuable vers une procédure internationale, plutôt qu’un contentieux, même si nous n’en avons pas fait mention, mais les deux pourraient tout à fait coexister.

En effet, le monde des affaires commande un traitement des différends rapide, quitte même à y laisser quelques deniers. Or, disons-le tout de go, notre système judiciaire ne brille pas par sa hardiesse, ce que la Cour européenne des droits de l’Homme ne manque pas de nous rappeler régulièrement.

Qui plus est, seule une procédure internationale permet de solutionner un litige dans tous les Etats concernés par l’opération en cause.

Enfin, comme rappelé précédemment, ces procédures internationales sont souvent seules garantes de l’élimination effective des doubles impositions, ce qui assure les droits économiques du contribuable, à défaut d’offrir une solution juridique toujours pertinente. Gageons encore que l’élan d’uniformisation (pour ne pas employer le mot d’harmonisation, plus clivant politiquement) renforcera encore davantage l’efficacité de ces procédures, là où les débats les plus récents sur la réforme de la justice effritent encore un peu plus notre système judiciaire, et la voie internationale termine de s’affirmer comme une solution adéquate, à défaut d’être parfaite.
Il y aurait encore tant à dire sur ce beau sujet, mais mes paroles ont certainement déjà mis la patience de l’auditoire à dure épreuve, et je finirais certainement par plagier ce que les éminents fiscalistes présents lors de ce colloque ont déjà exposé avec plus de talent. Je conclurai cependant par une question évidente, qui même si elle nous écarte de nos envies de juridisme, doit pourtant guider toute notre réflexion : au fond, que souhaite notre client ?

1Voir en ce sens deux arrêts du Conseil d’Etat, CE 9-11-2015 n° 370054 et 371132.

(Article paru dans la Revue Fiscalité Internationale, N°1-2020, février 2020, §10.3)

Terence WILHELM
Docteur en droit, Avocat associé CARA Avocats, Lyon

Paroles d’experts : Le nouveau régime de faveur applicable aux brevets et aux droits de propriété industrielle assimilés

Source : www.ieepi.org
L’IEEPI donne la parole à ses experts, aujourd’hui Terence Wilhelm, Avocat et fondateur du cabinet CARA Société d’Avocats, spécialisé en fiscalité internationale, prix de transfert et fiscalité de la propriété intellectuelle. Il nous propose une analyse sur :

Le nouveau régime de faveur applicable aux brevets et aux droits de propriété industrielle assimilés

L’article 37 de la Loi de finances pour 2019, codifié à l’article 238 du Code général des impôts, a profondément modifié le régime fiscal français de faveur applicable aux brevets et certaines autres inventions. A partir du 1er janvier 2019, ce dispositif spécial s’est calé sur les recommandations de l’OCDE qui, au titre de son plan d’action visant à lutter contre « l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices », enjoint les Etats à conditionner l’application d’un régime fiscal de faveur à la réalisation effective des activités et des dépenses de R&D ayant directement contribué à la création de l’invention. Mais si ce nouveau dispositif a certes gagné en attractivité, il s’est aussi durci et perd par la même occasion en flexibilité.

Pourquoi était-il nécessaire de réformer la fiscalité des brevets et des inventions assimilées ?

Notre ancien régime fiscal dit de faveur, visé à l’article 39 terdecies du Code général des impôts, souffrait de deux écueils majeurs. D’une part, le taux d’imposition à 15%     applicable aux produits de cession et concession de brevets et certaines autres inventions, manquait d’attractivité par rapport à certains de nos voisins européens. Même s’il permettait une économie réelle d’impôt par rapport aux taux de droit commun (alors de 33,33%), il peinait à exister à côté des régimes néerlandais, irlandais ou belge. D’autre part et surtout, il pouvait permettre à des entreprises de sous-traiter les efforts de R&D à l’étranger, tout en profitant en France d’un taux d’imposition réduit. C’est cette déconnection entre le bénéfice du régime de faveur dans un Etat donné et la déduction des coûts de R&D dans une autre juridiction, qui a été mise en lumière par l’OCDE dans le cadre de ses travaux visant à lutter contre les pratiques fiscales dites « dommageables », c’est-à-dire celles qui créaient entre les Etats une situation de concurrence fiscale néfaste. L’OCDE a dès lors mis au ban le régime français, au motif que celui-ci ne conditionnait pas le bénéfice du régime de faveur au fait de supporter les dépenses de R&D ayant conduit à la création de l’invention. Certes, nos partenaires étaient nombreux à être placés dans la même situation. Mais ceux-ci ont réagi avant nous, en revisitant leur régime fiscal de faveur pour le concentrer sur les brevets et inventions assimilées, et surtout en intégrant l’approche dite de « nexus ».

Justement, on entend souvent cette terminologie de « nexus » ; de quoi s’agit-il exactement ?

Plutôt que de « nexus », on pourrait faire référence à la « théorie du lien ». Derrière la formule mystique se cache en effet l’impérieuse nécessité de corréler le bénéfice d’un régime fiscal de faveur au fait de supporter dans le même Etat et par le même contribuable, les efforts ayant conduit au développement de l’actif, ou de l’opération qui fait l’objet de ce régime fiscal de faveur. Pour le dire de manière plus simpliste, le nexus est l’arme que l’OCDE a dégainée contre les entreprises « boîtes aux lettres », les coquilles vides que l’on vu fleurir dans certains Etats où les actifs incorporels (brevets, marques principalement) étaient logés pour bénéficier du régime fiscal de faveur applicable dans cet Etat, sans qu’aucune ou très peu de dépenses de R&D n’y aient été supportées. Bon nombre de schémas fiscaux visaient en effet à héberger les activités de R&D dans des Etats à forte fiscalité, en les rémunérant a minima ; et une fois le brevet ou la marque exploité, faire remonter les produits de cession ou concession entre les mains d’un propriétaire établi dans un pays à plus faible fiscalité. L’opération était donc optimale : les coûts étaient supportés dans des pays où l’impôt était fort, et les bénéfices étaient captés dans des pays où l’impôt était faible. Le ratio nexus entend ainsi combattre cette déconnexion en introduisant un ratio d’assujettissement dans les régimes fiscaux de faveur. Dans le dispositif français de l’article 238 du Code général des impôts, ce ratio d’assujettissement est égal aux dépenses de R&D supportées directement par l’entreprise ou celles sous-traitées à des entreprises non liées, rapportées sur le total des dépenses de R&D (en ce y compris donc celles sous-traitées éventuellement à des entreprises du même groupe, alors que celles-ci sont justement non captées au numérateur).

A part ce ratio nexus, d’autres changements sont-ils à observer par rapport au précédent régime de faveur ?

Parce qu’il est d’essence internationale, le ratio nexus a eu tendance à concentrer l’attention sur lui et donc, à occulter les autres modifications intervenues par la Loi de finances. Mais en réalité, plus qu’un simple toilettage, c’est une réelle refonte de notre régime fiscal de faveur qui a eu lieu. D’ailleurs, l’ancien article qui le contenait (l’article 39 terdecies du Code général des impôts) n’a pas juste été modifié. Il a été vidé de son contenu et un nouvel article a été spécialement rédigé dans le code pour contenir ce régime de faveur, à savoir l’article 238.
En premier lieu, le champ d’application a été modifié. Parmi les droits éligibles, on retrouve bien sûr toujours les brevets, les inventions brevetables, les certificats d’obtention végétale et les améliorations apportées aux inventions brevetées. Mais un petit nouveau a fait son apparition : il s’agit des logiciels. L’exploitation de ceux-ci pourra ainsi dorénavant bénéficier aussi du régime fiscal de faveur. L’idée de la loi était clairement de faire de la France une terre d’accueil pour les entreprises dont l’objet consiste à développer et commercialiser des logiciels, dont le secteur est en plein essor.
Le calcul du produit de la cession ou concession a également été modifié. Désormais, le calcul devra se faire en deux temps : d’abord il conviendra de calculer un résultat net, en soustrayant des résultats (les redevances perçues, par exemple) l’ensemble des coûts de R&D, de frais de maintenance et autres ; ensuite, ce résultat net sera pondéré par rapport au ratio d’assujettissement, le fameux « nexus ».
Enfin, le taux d’imposition a été ramené à 10%, contre 15% précédemment (hors droits sociaux pour les contribuables personnes physiques), pour replacer la France dans la moyenne européenne et éviter que celle-ci ne soit décrochée dans la course à la concurrence fiscale.

Que penser de ce nouveau régime fiscal de faveur alors ?

Pour être totalement franc, je reste perplexe, et pour l’heure c’est plutôt la déception qui domine mon analyse. Sur le champ d’application tout d’abord : avant la rédaction définitive de la loi, Bercy avait publié un sondage, qui permettait aux participants de choisir parmi trois options. Une de celle-ci consistait à faire bénéficier du régime fiscal de faveur une portion des revenus tirés des entreprises qui commercialisent d’elles-mêmes les produits intégrant les brevets, inventions brevetables, COV ou tout autre actif tombant dans le champ, sans que ces actifs ne donnent lieu à une cession ou une concession. L’idée était alors de calculer une sorte de « revenu notionnel », soustrait du prix de vente des produits, et d’imposer cette portion au taux réduit à 10%. Plutôt que cette option, le législateur a préféré étendre le régime fiscal de faveur aux logiciels, qui jusqu’alors étaient fiscalement traités comme tout autre actif et donc, ne bénéficiaient d’aucun traitement particulièrement favorable. A mon sens c’est une erreur. D’abord, le texte actuel manque cruellement de clarté. Il conditionne l’application du régime aux logiciels « protégés par le droit d’auteur », c’est-à-dire nécessairement attachés à un degré d’inventivité. Or, on sait notamment dans les dossiers de crédits d’impôt recherche que cette notion d’inventivité est très souvent mise à mal. Soit tous les logiciels sont alors inventifs, soit aucun ne l’est ! La frontière est très floue. Ensuite, l’instruction administrative parue cet été jette le trouble sur les produits liés à l’exploitation des logiciels qui pourraient être taxés au taux réduit. On s’y perd. Enfin, les entreprises qui exploite elles-mêmes leur invention et les intègrent dans leurs produits devront alors créer des schémas de concession pour pouvoir bénéficier du régime fiscal de faveur. Non seulement une telle structuration peut s’avérer lourde et coûteuse pour certaines entreprises de taille modeste, mais un tel chantier revêt forcément un caractère essentiellement fiscal, et donc frise l’abus de droit.
La mise en œuvre du régime fiscal de faveur s’annonce également complexe. Elle induit une double obligation, déclarative d’une part, et documentaire, d’autre part. Tous les ans le contribuable devra annexer à sa déclaration de résultats un document synthétisant ses calculs permettant de définir le montant de résultat net imposé au taux réduit. Ces calculs s’annoncent relativement complexes quand on lit l’instruction, et toute erreur se paiera nécessairement « cash ». En plus de cette déclaration, le contribuable devra également tenir à disposition de l’administration un rapport plus complet, présentant en détail le schéma, les actifs exploités, l’origine et la nature des coûts de R&D, etc…Ces rapports, pour peu qu’ils s’ajoutent à ceux déjà préparés pour le CIR ou pour respecter les obligations en matière de prix de transfert, ne feront qu’alourdir encore davantage le poids des obligations formelles déjà excessives en France.
Enfin, si le taux de 10% entre dans la moyenne européenne, il faut rappeler qu’à celui-ci s’ajoutent les droits sociaux, faisant gonfler le taux réel d’imposition à 27,2% pour les personnes physiques. A ce niveau-là, j’estime qu’il n’y a aucun intérêt, ou très peu pour les inventeurs personnes physiques, d’activer ce régime fiscal qui n’a de favorable que le nom.  

Donc c’est un échec…

Non, je ne serais clairement pas aussi abrupte. Le texte va évoluer à la faveur des instructions administratives définitives qui restent encore à paraître et qui seront nourries par l’appel à commentaires qu’avait diffusé l’administration cet été, et jusqu’à la mi-septembre. Rappelons aussi que la France jouit d’une réelle tradition d’attractivité fiscale pour ce qui a trait à l’innovation et la recherche et développement. Regardez le CIR, le CII, ce sont-là de vraies réussites, que d’autres Etats ont tenté par la suite de reproduire. Il faut laisser la chance à ce nouveau régime fiscal de faveur, qui a l’avantage de tenter un alignement sur les régimes étrangers et donc, de tendre vers l’uniformisation, voire peut-être à terme une harmonisation en Europe. Il devrait en outre revigorer le secteur des logiciels et du digital d’une manière plus générale, en offrant des sphères d’optimisation réelles à des acteurs qui jusqu’à présent n’étaient pas concernés. Imaginez quand même que pour certains, le taux d’impôts pourrait passer de 33,33% il y a encore peu, à 10% !

Quelle conclusion pour les entreprises disposant de propriété intellectuelle ?

Il y a un message très fort à adresser aux entreprises. Derrière ce nouveau régime fiscal de faveur se dissimule en réalité une vague de fond qui touche à la propriété intellectuelle de manière plus générale et son traitement sur le plan fiscal. En effet, ce régime, qui rappelons-le découle d’une initiative de l’OCDE, s’inscrit aux côtés d’autres travaux de cette organisation, qui notamment militent pour le glissement progressif de la reconnaissance, à des fins fiscales, de la propriété juridique vers la propriété dite « économique ».  Serait ainsi le propriétaire au sens fiscal, c’est-à-dire celui qui serait légitime à percevoir le produit tiré de l’exploitation de la propriété intellectuelle, non pas celui qui est inscrit en tant que tel, mais celui qui, plutôt, exerce les fonctions essentielles qui ont permis de développer, améliorer, maintenir, protéger et exploiter cette propriété intellectuelle. En d’autres termes, les schémas que l’on a vus fleurir ces dernières années, consistant à placer la propriété intellectuelle entre les mains d’une entité basée au Luxembourg, en Belgique, aux Pays-Bas, ou dans des territoires encore plus exotiques, sans qu’aucune activité ne soit réellement exercée là-bas, ont vécu et sont désormais condamnés. Ce régime fiscal de faveur doit donc appeler une vaste réflexion sur la localisation légitime de la propriété intellectuelle, et de là, l’applicabilité de ces régimes fiscaux de faveur. Car si aucune activité de R&D n’est exercée dans les pays que je viens de citer, alors aucun régime fiscal de faveur ne devrait pouvoir être applicable par la même occasion. Ces structurations fiscales ne présenteront dès lors plus aucun intérêt, et au contraire exposeront le contribuable à un risque élevé de rectification. Je milite donc activement pour que les experts en propriété intellectuelle interagissent davantage avec les fiscalistes, pour sécuriser les schémas liés à la PI et protéger les intérêts économiques et fiscaux des inventeurs. Certainement que cela pourrait occasionner des travaux d’analyse en amont de toute opération, mais le gain d’impôts – qui peut être très substantiel ! – vaut bien ces quelques efforts.

(interview publié sur le site de l’IEEPI le 18.11.2019)

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Les prix de transfert : ne jamais prendre les Belges pour des Brel ! (gourmandises de droit comparé entre la Belgique et la France)

Notre article pourrait commencer comme une histoire belge : « deux fiscalistes entrent dans une pièce, l’un français, l’autre belge ». Malheureusement, le vent de réformes que souffle l’OCDE depuis l’entame de son projet dit « BEPS » a fait taire les rieurs. L’heure est désormais à l’analyse et l’anticipation, pas à la plaisanterie. Il faut bien admettre : on ne badine pas avec les redressements fiscaux susceptibles de mettre à bas un modèle économique entier, fondés sur des concepts désormais largement partagés par les administrations fiscales de tout pays. Même les îles Cayman y adhèrent. La blague !

La publication rapide et cadencée des initiatives de l’OCDE, déclinées en 15 actions concrètes, a – il faut dire – crée une réelle effervescence. Chacun y va désormais de son avis, de son interprétation. Mais tous s’accordent à dire que la fiscalité internationale telle que pratiquée depuis des décennies doit connaître sa révolution. Révolution, le terme est choisi : nous sommes bien placés dans l’Hexagone pour savoir que le phénomène ne se fait jamais sans heurt, et que la méconnaissance des enjeux élémentaires du sujet fait le lit des versions antinomiques de l’histoire.

Nos voisins belges, jusque-là peu diserts sur le sujet, ont agi avec bien plus de sagesse. A l’ébullition des praticiens, l’administration a récemment répondu par un projet de circulaire décliné en 11 chapitres et comptant pas moins de 50 pages. Ce projet édité dans les deux langues officielles du pays et rendu publique le 9 novembre dernier, entend préciser les concepts élémentaires en matière de prix de transfert et des sujets associés, tels que les établissements stables et les procédures amiables. Il synthétise en outre les principes OCDE et offre par la même occasion un éclairage bienvenu des méthodes et de la terminologie souvent barbare utilisée par les praticiens, à l’image des « PLI », « Cost Plus » et autres réjouissances.

L’initiative doit être saluée. Il était grand temps qu’une administration se risque à exposer clairement ses positions et son interprétation des rouages de la matière des prix de transfert. Certes, la circulaire n’en est qu’au stade du projet et souffrira encore certainement de multiples modifications. Même finalisée, celle-ci n’aura également valeur que de doctrine et de ce fait, trouvera une place congrue dans la hiérarchie des normes et la quête légitime de sécurité juridique. Certes encore, cette circulaire ne liera que l’administration fiscale belge et en tant que telle, ne saurait nous conduire à tirer des effets directs sur notre réglementation française des prix de transfert. En cela, admettons-le, le présent article revêt une portée limitée, si ce n’est de satisfaire notre envie d’écriture.

Cependant, il est intéressant de pointer les prises de positions de l’administration fiscale belge, sur des points qui dans l’Hexagone font encore débat, ou alimentent un contentieux déjà nourri. Car n’en doutons pas, les bonnes idées en entraînent souvent d’autres, et il est probable que les avis les mieux sentis de l’administration belge pousse la nôtre à réviser, ou conforter ses positions sur les mêmes sujets.

« Le meilleur marché est le plus cher »

Ce vieux dicton belge bientôt ne sera plus. En effet, le projet de circulaire débute immédiatement son premier chapitre par exposer et expliquer le principe de pleine concurrence. Aux formules sibyllines sans ponctuation de l’OCDE, l’administration belge réplique par la simplicité – une qualité résolument belge – et indique : ce concept « stipule que dans leurs transactions financières et commerciales, les entreprises liées sont tenues d’agir comme si elles étaient non liées. Si elles conviennent de conditions qui dérogent aux conditions dont des entreprises non liées pourraient convenir, le prix de transfert peut être adapté » 2 .

Après avoir exposé les facteurs de comparabilité permettant d’apprécier la pertinence de transactions indépendantes, un point retient l’attention du juriste. En effet, le projet de circulaire précise que « la détermination d’un prix de transfert est basée sur l’analyse des contrats existants conclus entre des entreprises liées concernant des transactions inter-société. Les contrats sont censés exprimer ce que l’analyse fonctionnelle constate. Dans le cas contraire, c’est le comportement des parties impliquées dans la transaction qui prime et il ne sera aucunement tenu compte des dispositions contractuelles » 3.

Ce faisant, l’administration belge semble se ranger du côté des thèses anglosaxonnes, qui relèguent le contrat au rang de simple présomption. Rappelons que le droit belge, qui tire ses racines dans les mêmes sources que le nôtre, est avant tout un droit écrit. Le contrat y tient une place de choix dans toute l’architecture juridique et la spécificité du droit fiscal ne saurait y faire défaut.

Certes, en droit français, le juge de l’impôt a depuis longtemps consacré à l’administration le droit de requalifier les intentions des parties afin de redonner sa juste valeur à une transaction 4 . Mais requalifier n’est pas évincer, et l’administration doit donc nécessairement tenir compte de l’existence de l’acte juridique. Pour écarter le contrat comme le suggère son homologue belge, encore faut-il pour l’administration mettre en œuvre la procédure spéciale de l’abus de droit. Cette frontière entre requalification et éviction semble être franchie allégrement dans le projet de circulaire, pour faire prévaloir le fond sur la forme, où le comportement réel des parties sur l’apparence contractuelle. La position française emprunte de droit écrit pourra-t-elle encore tenir longtemps ?

Le traitement des subventions et des crédits d’impôt dans le calcul des prix de transfert

L’autre élément ayant retenu notre attention se loge discrètement dans une section « Divers », en toute fin de chapitre. Celle-ci porte sur le traitement des « subsides reçues » et leur prise en compte dans le calcul de la rémunération dont la nature de pleine concurrence doit être testée. Ces « subsides » comprennent indistinctement les subventions et les crédits ou réduction d’impôt. Le sujet ne manquera pas d’exciter la curiosité des praticiens français, tant il rappelle les remous causés par la décision « Philipps » rendue par la Cour d’appel de Versailles 5 et confirmée par le Conseil d’Etat 6.

En l’espèce, la société Philips France exerçait une activité de recherche pour laquelle elle a perçu de l’Etat français des subventions issues du fonds de compétitivité des entreprises ainsi que des sommes au titre du crédit d’impôt recherche. La société Philips France a conclu avec sa société-mère un contrat dit de « General Services Agreement » par lequel elle s’engage à céder à celle-ci la propriété des droits incorporels non brevetables issus de son activité de recherche susmentionnée, à un prix égal au coût de revient des opérations correspondantes, majoré de 10 %. Lors des opérations de contrôle, l’administration française a relevé que, pour l’application du contrat, la société Philips France déduisait, pour la détermination du coût de revient des actifs incorporels cédés à sa mère, avant application de la majoration de 10 % permettant d’aboutir au prix facturé à celle-ci, le montant des subventions reçues de l’Etat et du crédit d’impôt recherche dont elle bénéficiait. Estimant que cette déduction induisait un transfert indirect de bénéfices à l’étranger au sens de l’article 57 du code général des impôts, l’administration a rehaussé les résultats de l’entreprise à concurrence de la réintégration du montant de ces subventions et crédits d’impôt dans le coût de revient retenu pour la détermination du prix de cession.

La question était donc de savoir si la société pouvait valablement soustraire de son assiette sur laquelle était calculée la marge les sommes reçues au titre des régimes de faveur applicables en France. Ce faisant en effet, la méthode conduisait à réduire sensiblement la base de coûts et donc, à reléguer la marge de 10% à une portion congrue. L’argument principal porté par la société – habilement défendue reconnaissons-le – consistait à marteler que les avantages perçus venaient rétribuer l’investissement et l’effort de recherche attribué à tout contribuable entrant dans le champ, et ne devait donc pas venir ternir le sujet des prix de transfert, au demeurant déconnectés de ces régimes. Pour tirer les conséquences d’un sujet sur l’autre, encore aurait-il fallu pour l’administration démontrer que des parties tierces et indépendantes répercutent dans leur tarification les effets des régimes de faveur obtenus. L’argument fit mouche et le juge de l’impôt en dernier ressort coupa court aux velléités de l’administration.

Le sujet aurait mérité connaître meilleur sort, si la défense de l’administration eut été différence et décorrélée de la sempiternelle charge de la preuve. Toujours est-il, l’administration belge fait montre de moins d’états d’âme, en tranchant directement le sujet : « Les subsides sont déduits de l’assiette des coûts/du chiffre d’affaires, s’il y a un lien direct entre la subvention et la production/le chiffre d’affaires du produit ou la fourniture du service. S’il n’y a pas de lien direct entre la subvention et la production/le chiffre d’affaires du produit ou la fourniture du service, les subsides ne sont pas déduits de l’assiette des coûts. Les déductions fiscales ne sont pas déduites de l’assiette des coûts. Une déduction pour investissement, par exemple, n’est pas déduite de l’assiette des coûts » 7.

Ce faisant, l’administration fiscale belge adopte une posture claire et sans équivoque, à contre-pied du juge de l’impôt français. Le service pourra donc toujours se consoler en pensant que la décision aurait été en sa faveur si le cas avait été tranché au pays de Jacques Brel.

Une même vision entre la France et la Belgique au sujet des méthodes de prix de transfert

Le second chapitre du projet de circulaire est consacré aux méthodes de prix de transfert. Le document livre en ce sens une explication claire de chacune d’entre elles. Ces développement pourront à l’envie être complétés par le guide préparé par la DVNI en son temps 8 et que les illustrations éclairent encore aujourd’hui le profane, même plus de 10 ans après sa parution.

Au détour de la description de la méthode du prix du coût majoré, l’administration belge prend position sur l’assiette des coûts sujette à rémunération, et plus particulièrement les variations enregistrées dans celle-ci. En effet, il est courant dans la vie de l’entreprise de connaître des fluctuations parfois importantes entre ses projections initiales et l’atterrissage réel de ses performances. Sur ce plan, le projet de circulaire nous offre un double éclairage.

En premier lieu, le document rappelle qu’en pratique, les prix de transfert sont généralement prédéterminés sur la base des coûts budgétés. Aussi, l’administration belge indique qu’elle contrôlera l’impact sur la transaction de l’utilisation de coûts budgétés, de même que l’écart entre ces coûts et les coûts réels et la pérennisation dans le temps du type de coûts (budgétés ou réels) choisi. Elle précise : « des ajustements seront possibles si les dépenses réelles associées aux transactions sont systématiquement supérieures aux coûts budgétés ou si l’utilisation de coûts budgétés ne permet pas d’aboutir à une conformité de l’assiette des coûts par rapport à une assiette des coûts de pleine concurrence » 9 .

La sémantique est importante, car elle invite à une certaine souplesse des inspecteurs lors des opérations de contrôle. Réclamer la calibration systématique des prix de transfert sur les données réelles fournies par les comptabilités non seulement commande un effort additionnel de la part des entreprises, mais pose surtout la question de la nature et la temporalité de l’ajustement à réaliser. Tous les ans, en fin d’exercice, un microcosme s’agite en effet, composé des comptables, commissaires aux comptes et financiers, pour savoir comment traiter cet ajustement, corriger les comptes de l’exercice ou inscrire un avoir ou une facture complémentaire sur l’exercice suivant (sans soulever ici les problématiques de TVA et de valeur en stock attachées à ces gesticulations !). La position actuellement tenue par l’administration belge permettrait donc de faire l’impasse sur cette problématique, dès lors que celle-ci conserverait un caractère marginal et non systématique.

En second lieu et surtout, la circulaire offre un point de vue intéressant sur les dérapages observés dans les bases de coûts. Celle-ci explique en effet que « Il est généralement admis que les coûts plus élevés dus à un manque d’efficacité sont supportés par l’entreprise qui fournit les biens ou services, puisque c’est en effet cette entreprise qui est à même d’influencer l’ampleur des coûts en question. Dans cette situation, un acheteur indépendant n’acceptera aucun ajustement de prix ».

En responsabilisant chaque acteur de la chaîne de valeur, le document porte un coup sérieux à la tendance observable de la part de l’administration (notamment française) de considérer que dès lors que l’entité testée endosse un profil de routine, celle-ci devrait être prémunie contre les risques de pertes et systématiquement dégager une marge sur ces coûts. Comme si dans le monde économique réel, un acteur indépendant accepterait que son fournisseur laisse filer ses charges pour lui refacturer sans vergogne derrière.

Cette posture de bon sens n’est pas sans rappeler une décision de principe malheureusement trop peu connue rendue par la Cour d’appel de Versailles, et que nous avions déjà commentée dans une autre vie. La décision, rendue suite aux ajustements réclamées au groupe Unilever 10 , conduisaient en effet aux mêmes conséquences, en consacrant le fait que les coûts d’inefficience ne devaient pas être supportés par la partie qui n’en est pas à l’origine.

En l’espèce, la société Astra Calvé, devenue ensuite Unilever France, produisait des margarines dans ses quatre usines réparties sur le territoire. Les ventes étaient effectuées à une société belge (étonnante coïncidence) du groupe, sur la base de la méthode du prix majoré de 10%. Cette marge était appliquée sur les capitaux investis dans la production, tels que calculés sur la base d’un rythme de production normal et observé dans d’autres usines similaires. Or, l’usine fabriquant la margarine rencontrait de sérieux problèmes d’efficacité, dus notamment à la vétusté de certains équipements, mais aussi d’autres facteurs intrinsèques. La concrétisation de ceux-ci conduisait en pratique à faire déraper les coûts de production, bien au-delà des charges projetées, de telle sorte que la marge de 10%, d’apparence confortable, ne suffisait pas à compenser les pertes d’exploitation. L’administration, soucieuse de faire prévaloir la marge négociée, a estimé bon de retenir dans l’assiette de coûts l’intégralité des charges supportées, en ce y compris celles liées à l’inefficience de l’usine. Le juge de l’impôt a pris une posture différente, rejetant les prétentions du service et renvoyant l’usine à ses responsabilités de bonne gestion.

Chemin faisant, il est intéressant de noter que cette démarche intellectuelle, bien que rationnelle, a dû attendre les récents travaux de l’OCDE pour rappeler que chaque acteur économique doit supporter les conséquences des risques qu’il supporte, à condition toutefois qu’il concentre les ressources matérielles, humaines et financières pour contrôler ces risques. En cela, le projet de circulaire belge ne fait que matérialiser ce concept, tout en posant un principe de bon sens que l’administration devra désormais tenir. Souhaitons que cela transpire au-delà de la frontière !

L’analyse de comparabilité en ligne de mire

Le troisième chapitre du projet de circulaire fait la part belle à l’analyse de comparabilité, laquelle est replacée au cœur de toute démonstration de la nature de pleine concurrence des prix de transfert. Ainsi le document coupe-t-il court à toute hésitation dès l’introduction : « L’analyse de comparabilité est importante pour toutes les méthodes de prix de transfert qui sont utilisées pour évaluer si des transactions liées sont conformes au principe de pleine concurrence et donc conformes aux conditions du marché. Elle constitue la base de toute justification des prix de transfert utilisés » 11 .

Intéressons-nous un instant à cette tendance qui vise à positionner la recherche de comparables comme clé de voûte de la dialectique de la preuve en matière de prix de transfert. Côté français, la démarche semble être née des travaux croisés de l’administration et d’une partie de la pratique, qui à force d’œillades vers la sphère économique, a oublié que la démonstration d’une anormalité relève d’abord et avant tout d’un juridisme que la spécificité du droit fiscal ne saurait effacer. Disons-le sans fard : la thématique des prix de transfert relève du droit. Certes, elle s’appuie sur des concepts empruntés à l’économie et la finance. Elle ne saurait pour autant se soustraire aux concepts les plus élémentaires de notre droit, et particulièrement le droit civil.

Ce postulat étant posé, notre article 57 du Code général des impôts prend soin de préciser dans son quatrième et dernier alinéa que ce n’est que « à défaut d’éléments précis pour opérer les rectifications prévues » que les produits imposables sont déterminés par comparaison avec ceux des entreprises similaires exploitées normalement. Dit autrement, l’analyse de comparabilité ne forme qu’une méthode alternative pour l’administration et celle-ci est d’abord invitée à opérer ses rectifications par tout moyen. Imaginons par exemple un contrat liant deux entreprises d’un même groupe et prévoyant une rémunération excédant des niveaux produits par des comparables. Sauf à démontrer un déséquilibre significatif entre les parties (au passage, un autre concept juridique emprunt du droit des contrats !), le contrat demeure opposable au fisc et celui-ci devrait ainsi pouvoir réclamer l’exécution du contrat indépendamment de toute analyse économique. Notons du reste que cette subsidiarité des recherches de comparables transparaissait encore, bien que de manière très prude, dans l’ancien article L13AA du Livre des procédures fiscales qui commandait la production de telles études « que si la méthode le requiert » (comprenez, la méthode employée pour déterminer les prix de transfert).

Aujourd’hui, la quasi-automaticité des recherches de comparables est rappelée par le juge de l’impôt qui à l’envi cite son considérant désormais largement repris : « lorsqu’elle constate que les prix facturés par une entreprise établie en France à une entreprise étrangère qui lui est liée sont inférieurs à ceux pratiqués par des entreprises similaires exploitées normalement, c’est-à-dire dépourvues de liens de dépendance, l’administration doit être regardée comme établissant l’existence d’un avantage qu’elle est en droit de réintégrer dans les résultats de l’entreprise française, sauf pour celle-ci à justifier que cet avantage a eu pour elle des contreparties aux moins équivalentes. A défaut d’avoir procédé à une telle comparaison, le service n’est, en revanche, pas fondé à invoquer la présomption de transfert de bénéfices ainsi instituée mais doit, pour démontrer qu’une entreprise a consenti une libéralité en facturant des prestations à un prix insuffisant, établir l’existence d’un écart injustifié entre le prix convenu et la valeur vénale du bien cédé ou du service rendu » 12 .

Il n’en fallait pas plus pour que l’administration lui emboîte le pas. Celle-ci affirme désormais sans gêne l’impérieuse nécessité de produire une analyse de comparabilité dans sa récente instruction portant sur le nouveau millésime de l’obligation documentaire. Ainsi peut-on lire sans équivoque que « Il convient d’élaborer une analyse de comparabilité et une analyse fonctionnelle détaillées de l’entreprise et des entreprises associées pour chaque catégorie de transactions, reflétant les éventuels changements par rapport aux exercices précédents. Pour chaque catégorie de transactions, l’analyse de comparabilité décrit les conditions de rémunérations de l’entreprise en justifiant les écarts avec celles d’entreprises indépendantes » 13 .

Alors, certes, le principe même de pleine concurrence requiert de se comporter à l’image d’entreprises tierces. De là à considérer que l’analyse de comparabilité est au cœur de toute étude des prix de transfert, le raccourci est donc vite pris. Mais à tout vouloir comparer, on gomme les spécificités ou les facteurs, exogènes ou endogènes, qui agissent comme vecteurs de valeur. Aussi sûrement que Narcisse connut un destin funeste, la recherche de son propre reflet n’est pas toujours vertueuse.

Un Vademecum de l’analyse de comparabilité

Ces considérations mises à part, le projet de circulaire dessine les contours de ce que pourrait être une recherche de comparables fiable du point de vue belge. La démarche est louable, si l’on considère qu’elle poursuit un objectif de sécurité juridique en limitant les errances d’interprétation et les querelles de techniciens. Elle manque cependant d’adresser les spécificités propres à chaque situation et pouvant commander des approches alternatives. Surtout, en affirmant un modèle belge, elle conduit à exclure de facto les recherches faites à l’étranger (notamment si la partie testée est située hors du territoire belge) et qui pourraient s’appuyer sur d’autres critères.

Ainsi par exemple, le projet de circulaire ajoute aux recommandations de l’OCDE sur l’utilisation de données pluriannuelles. Les principes directeurs préconisent en effet : « l’examen de données pluriannuelles est souvent utile lors d’une analyse de comparabilité, mais ce n’est pas une exigence systématique. Des données pluriannuelles doivent être utilisées dans les cas où elles permettent d’améliorer l’analyse des prix de transfert. Il n’y a pas lieu de fixer de normes quant au nombre d’années qui doivent être couvertes par les analyses pluriannuelles » 14 . L’administration belge va cependant plus loin et estime « qu’au moins 3 années doivent être considérées dans l’analyse des comparables » 15 . En pratique, cela correspond également à la démarche communément appliquée par l’administration française, qui tend à favoriser le recours à une plage de trois ans précédant l’année de l’exercice vérifié.

Mais comme souvent, le diable se loge dans les détails, et le point essentiel se cache dans la seconde partie de phrase. Le projet poursuit en effet : « En revanche, chez la partie à tester, les données sont logiquement limitées à celles qui se rapportent à la transaction examinée pour une année donnée ».

Cette assertion nous semble surprenante, même si force est de reconnaître qu’elle fait écho aux pratiques usuels de l’administration hexagonale également. En effet, comment faire coïncider le principe de l’indépendance des exercices et du droit de reprise (de trois ans dans les deux pays, sauf exceptions) avec cette approche qui devient nécessairement arbitraire ? La démarche ne permettrait en effet pas de capter les effets économiques exogènes potentiellement observables sur une année en particulier et dont les effets seraient lissés (et donc atténués) si une plage d’années devait être systématiquement employée.

Si une telle démarche devait être affirmée par l’administration française, nous pensons néanmoins qu’une décision de 2009 de la Cour administrative de Versailles pourrait y faire échec. Dans une affaire « Man camions et bus », le juge de l’impôt avait en effet rejeté les prétentions du Ministre en estimant qu’en négligeant la prépondérance de la présence d’un acteur économique comme Renault sur le marché français, en se concentrant sur des références pan-européennes, l’administration avait failli dans la dialectique de la preuve qui pèse sur elle 16 . Par extension, on peut considérer qu’en ne captant pas suffisamment les facteurs économiques affectant le marché au cours d’une année en particulier, l’analyse de comparabilité serait nécessairement viciée.

Un autre point d’attention tient à l’origine des références retenues à l’issue de la recherche de comparables. L’administration belge fait ici montre de davantage de bravoure que son homologue française, en prenant clairement position. Ainsi, lors de la recherche de comparables dits « externes », le projet de circulaire indique : « L’Administration accepte les études paneuropéennes, basées de préférence sur les 15 pays de l’UE qui en faisaient partie avant son élargissement en 2014 » 17.

De manière évidente tenant aux droit communautaire, le fisc ne peut afficher une préférence nationale en réclamant l’usage de comparables nécessairement domestiques. Il aurait été un comble de voir l’administration belge sanctionnée par les juges de Bruxelles ! Mais l’emploi de comparables provenant de l’Europe des 27 ne nous paraît pas davantage pertinent, tant les différences de marché demeurent notables entre les pays membres. Pour notre part, nous souscrivons à cette position, sous réserve de la prise en considération des éventuelles spécificités de chaque secteur et que l’arrêt « Man » précédemment cité a mis en lumière.

Haro sur les pertes !

Dans ce même chapitre, l’administration annonce sans détour : « Concernant les comparables qui se situent dans l’intervalle, l’administration n’accepte aucune entreprise ayant connu deux ou plusieurs années déficitaires » 18. Si ce postulat s’inscrit clairement dans un courant largement partagé par les vérificateurs des deux pays, il ne nous paraît pas moins contraire aux concepts économiques et fiscaux les plus élémentaires.

En effet, on rappellera utilement que les aléas des cycles économiques peuvent malheureusement engendrer des pertes chroniques. Mieux qui quiconque, nos administrations sont bien placées pour le savoir : que dire des Etats qui, comme la Belgique et le France, traînent des situations déficitaires depuis si longtemps qu’ils semblent presque s’y complaire ? Il semble aberrant dans cet environnement de réclamer aux acteurs économiques une posture financière à laquelle les Etats ont renoncé depuis longtemps.

En outre, certains secteurs économiques ou stratégies de marché nécessitent que des investissements importants soient réalisés dans l’espoir de produire des retours plus vertueux dans le futur. C’est là l’essence même de l’esprit d’entreprendre. Suggérer le rejet d’entreprises supportant des pertes fait donc courir le risque de ne capter que des acteurs situés sur un plan du cycle économique et commercial potentiellement différent que celui du contribuable vérifié. Ce faisant, la démarche méconnait un élément fondamental de l’analyse de comparabilité, à savoir la stratégie d’entreprise, citée au rang des cinq critères élémentaires de l’OCDE 19 . Qui plus est, la démarche conduirait à renvoyer au contribuable un reflet lisse, inexact et donc faussé, celui d’une entreprise nécessairement vertueuse et prémunie contre les aléas du marché. Il va sans dire que cet état de grâce échappe à toute réalité.

Sur le plan juridique, on rappellera si besoin était que nulle part dans le droit positif il n’est fait référence à une interdiction d’accuser des pertes pendant deux années ou plus. Au contraire, nos mécanismes de report valident implicitement mais nécessairement la possibilité pour un contribuable d’être déficitaire. Il est donc délicat de refuser au titre des prix de transfert ce que le droit fiscal valide en d’autres circonstances.

Surtout, l’évincement des sociétés accusant des pertes des panels de comparables reviendrait en pratique à priver le contribuable vérifié d’une liberté offerte aux entreprises tierces et indépendantes. Ce faisant, c’est le principe même de pleine concurrence qui volerait en éclat devant la différence de traitement évidente qu’impliquerait la situation.

Ce parfum d’iniquité nous rappellera des discussions précédentes et largement nourries qui, sur le sujet des garanties dites « implicites » découlant de l’appartenance à un groupe, conduisait à rémunérer une transaction simplement induite que des entreprises tierces ne peuvent connaître. Le juge français avait coupé court à la discussion dans un arrêt de principe de la Cour administrative de Bordeaux 20, dont le considérant fut repris peu après par le Conseil d’Etat 21. Dans ces arrêts traitant de « l’effet de halo », la solution était sans équivoque : on ne peut pas opposer au contribuable lié ce que l’on méconnait dans un environnement dépourvu de liens de dépendance.

Enfin s’il fallait le rappeler, un courant prétorien désormais bien établi en France affirme que des pertes d’exploitation ne sont en soi pas suffisantes pour démontrer un transfert indirect de bénéfice au titre des prix de transfert 22.

Pour une fois donc, droit et économie s’accordent sur un même plan et plaident pour une atténuation forte, voire un rejet total de cette démarche de l’administration belge qui consiste à rejeter les entreprises comparables réalisant deux années de pertes. Côté, français, le contribuable dispose selon nous des armes nécessaires pour faire échec à une posture identique fusse-t-elle adoptée par les vérificateurs.

Des explications bienvenues sur les sujets polémiques contemporains

Initiative bienvenue : le projet de circulaire s’attache à expliquer les récents développements de l’OCDE touchant aux thématiques les plus contemporaines et les plus sujettes à contrôle, à savoir les services intragroupes, les actifs incorporels, et les relations financières entre entreprises liées. A eux seuls, ces trois sujets occupent presque la moitié du rapport.

Les statistiques non officielles qui découlent de l’observation de terrain tendent en effet à démontrer que ces typologies de transactions occupent régulièrement l’attention des services vérificateurs et donc, naturellement, concentrent l’essentiel des redressements notifiés. Comme nous avons coutume de le dire, les services, bien que formant une matière peu complexe, tiennent souvent lieu de tarte à la crème en matière de prix de transfert. Combien de groupes manquent de décompter les coûts d’actionnaires de l’assiette à refacturer aux filiales, ou de décrire avec acuité les avantages apportés aux filiales débitrices ?

Sur ce point, le projet de circulaire précise comment pratiquer le traitement des services dits « à faible valeur ajoutée », qui devraient sensiblement alléger la charge documentaire et justificative des contribuables concernés par ces flux.

L’attention portée par les administrations aux transactions touchant aux actifs incorporels et aux flux de trésorerie sont davantage un reflet de notre époque. Les premières font écho à la nature de notre économie moderne et le fait que les facteurs clé de succès sont désormais presqu’exclusivement incarnés dans des éléments immatériels. Les seconds poursuivent un mouvement politique amorcé après la crise de 2008, qui pointa d’un doigt accusateur la finance et les dérives que peuvent entraîner des mouvements de capitaux intelligemment pensés au sein d’institutions intégrées, comme les groupements d’entreprises.

Concernant les actifs incorporels, on retiendra que là encore la Belgique prend ses distances avec sa culture du droit écrit, pour s’approprier les thèses anglo-saxonnes qui irriguent les nouveaux principes de l’OCDE. Notamment, concernant la qualification des actifs incorporels, l’administration annonce : « Il a été explicitement choisi de ne pas adhérer aux normes comptables qui s’appliquent aux actifs incorporels. Un actif incorporel ne doit donc pas toujours être exprimé dans le compte annuel de l’entité pour pouvoir prétendre à une rémunération pour son utilisation ou sa cession.  Un actif incorporel ne doit pas non plus être protégé par la loi pour pouvoir prétendre à une rémunération liée à son utilisation ou à sa cession » 23. Ce faisant, l’administration belge s’oriente davantage vers la notion « d’élément » incorporel, qui volontairement ne fait plus écho à un droit, dont les contours sont plus certains et la qualification assumée. Cette thèse renvoie au fameux « something of value » développé par les théoriciens américains, qui échappe à toute définition comptable et juridique et qui traduit bien l’idée d’un élément immatériel et porteur de valeur. Quelque part, cette notion renvoie au « goodwill » déjà connu des évaluateurs.

Pour l’heure, le pas n’a pas été franchi par notre administration française ; encore moins par le juge de l’impôt. Notre attachement au droit écrit, duquel découle la nécessité de pouvoir qualifier le flux pour lui appliquer le traitement fiscal adéquat, imprègne notre système juridique, quitte malheureusement à cantonner notre administration fiscale dans une tâche pour le moins ardue.

De la même manière, l’administration belge s’écarte de la propriété juridique des actifs incorporels pour mettre l’emphase sur la propriété économique, traduite par la réalisation et la maîtrise des fonctions essentielles dites « DEMPE » 24. Le contrat, de même que le titre de propriété, ne seraient ainsi plus que des faisceaux d’indices, que la réalité opérationnelle pourrait conduire à écarter. Là encore, si le même dispositif devait être répliqué en France, il est permis de s’interroger sur l’articulation avec notre article L64 du Livre des procédures fiscales, qui ne permet d’écarter complètement un contrat que dans le cadre très restreint d’un abus de droit.

Autre fait significatif : l’administration belge se rallie à l’approche dite « ex-post » de l’OCDE. Celle-ci consiste à permettre aux administrations fiscales de réévaluer la valeur d’un élément incorporel lorsque celui a fait l’objet d’une transaction, et que les circonstances ayant présidé à l’évaluation ont changé de manière significative au cours des années suivantes. Là encore, cette démarche va à l’encontre de concepts éminents du droit écrit, à savoir l’intangibilité et la force du contrat. Dans notre droit civil, le contrat est formé et devient immuable lorsqu’il y a accord sur la chose et sur le prix, sauf évidemment à pouvoir démontrer après coup une erreur manifeste sur la cause, l’objet, ou un déséquilibre dans les obligations des parties.

Surtout, cette démarche ex-post permet à l’administration d’étendre le délai de reprise. Le projet de circulaire glisse en effet discrètement : « Dans le cadre de l’exécution de bonne foi des conventions de double imposition pertinentes, l’administration fiscale procédera, au plus tard 7 ans après la clôture de l’exercice comptable de cession d’un actif incorporel, à une rectification du prix de transfert conformément aux principes décrits plus haut » 25.

En France, le juge de l’impôt français a pu rappeler que le prix ne peut être réévalué par l’administration des années après la transaction, au motif que la valeur de la marque a changé en raison de l’évolution du marché 26. L’essence même de l’économie est d’être aléatoire et bien aise serait le contribuable capable d’en anticiper la volatilité ! A défaut de boule de cristal, celui-ci ne peut pas toujours prévoir le succès ou l’échec de ses opérations. La sortie d’un nouveau brevet ou d’une marque concurrente peut en effet mettre à mal la valeur de ces éléments et donc, leur valeur intrinsèque reflétée dans le prix de cession ou de concession. Cette approche, qui peut sembler désuète au regard de développements de l’OCDE, assure pourtant selon nous un plus haut degré de sécurité juridique, en limitant d’une part le délai de reprise à sa période de droit commun, et en protégeant la force obligatoire des contrats.

Enfin, concernant les transactions financières, le projet de circulaire apporte un certain nombre d’éléments dont l’administration tiendra compte lors du traitement de dossiers où figurent de telles opérations. Sont traités successivement dans le Chapitre X les prêts intra-groupe, la fourniture de garanties intra-groupe pour les prêts, et les conventions de trésorerie. La notion centrale de « rating » (ou notation de crédit) que l’on retrouve dans l’analyse de tous ces flux, est en outre précisée dans les toute premières parties. Sur ce point, l’administration belge se rallie à la position de l’OCDE, en écartant de facto la notion « de halo », que le juge de l’impôt français a déjà eu l’occasion de traiter. Le projet de document confirme sans détours : « Il convient ici de tenir également compte du fait qu’aucune compensation ne doit être payée pour la garantie implicite » 27 .

On retiendra de ce chapitre que l’administration belge fait sienne les principes de l’OCDE et encourage une approche séquentielle lorsqu’il s’agit de déterminer la nature de pleine concurrence d’un flux financier. L’accès à des bases de données spécialisées sera dans ce cadre plus que nécessaire. La part laissée à la subjectivité étant cependant congrue pour ces transactions-ci, l’analyse devrait s’en trouver facilitée par le même effet.

En conclusion

La démarche de l’administration belge doit ici être saluée. Non seulement précise-t-elle plusieurs notions essentielles, mais elle a le mérite d’afficher clairement les intentions du fisc sur un certain nombre de thématiques. Notre administration française serait bien avisée de répliquer la formule, plutôt que de semer au gré des années des instructions administratives dont le contenu n’est pas toujours limpide. Il n’en demeure pas moins que par son attachement clair et marqué aux travaux de l’OCDE, la circulaire présente un aspect neuf du droit fiscal belge, penchant désormais plus vers la rationalité économique que vers le droit écrit. Le document en est encore au stade projet. Si des ajustements seront certainement encore passés, cette première ébauche ambitieuse met toutefois d’ores et déjà en lumière les futurs axes de contrôle des administrations, belge comme française. Brel chantait « quand on a que l’Amour ». C’était bien avant BEPS. Désormais la fiscalité des prix de transfert s’invite clairement dans la danse !

1/ Article publié dans les Nouvelles Fiscales (Lamy) n°1239, 1er mars 2019, avec l’aimable autorisation du groupe Wolters Kluwer.
2/ Circulaire relative aux prix de transfert, p. 5.
3/ Idem.
4/ Voir par exemple CE, 20 juill. 2007, n°232004.
5/ CAA Versailles, 11 oct. 2016, n° 14VE02651.
6/ CE, 8ème et 3ème ch. réunies, 19 sept. 2018, n° 405779.
7/ Circulaire relative aux prix de transfert, p. 7 et 8.
8/ Prix de Transfert, Guide à l’usage des PME, nov. 2006.
9/ Circulaire relative aux prix de transfert, p. 12.
10/ CAA Versailles, 6ème ch. 5 déc. 2011, n° 10VE02491.
11/ Circulaire relative aux prix de transfert, p. 12.
12/ Voir par ex. CE, 8ème et 3ème ch. réunies, 19 sept. 2018, n° 405779.
13/ BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, publiée le 18 juil. 2018, BIC – Base d’imposition – Transfert indirect de bénéfices entre entreprises dépendantes – Obligation documentaire permettant le contrôle des prix de transfert, §430.
14/ Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales, juillet 2017, §3.75.
15/ Circulaire relative aux prix de transfert, p. 18, §83.
16/ CAA Versailles, 3ème ch. 5 mai 2009, n°08VE02411.
17/ Circulaire relative aux prix de transfert, p. 21, §108.
18/ Circulaire relative aux prix de transfert, p. 21, §111.
19/ Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales, juillet 2017, §1.36.
20/ CAA de Bordeaux, 3ème ch. 2 sept. 2014, n° 12BX01182.
21/ CE 9eme et 10ème ch. réunies, 19 juin 2017, n° 392543.
22/ Pour un exemple récent, voir TA Melun, 3ème ch. 14 juin 2018, n° 1502063.
23/ Circulaire relative aux prix de transfert, p. 21, §137.
24/ Acronyme anglo-saxon de l’OCDE pour les fonctions de Développement, Amélioration, Maintenance, Protection et Exploitation.
25/ Circulaire relative aux prix de transfert, p. 21, §168.
26/ CE 9ème et 8ème sous-sections réunies, 16 mars 1990, n°41059.
27/ Circulaire relative aux prix de transfert, p. 21, §264.

La France championne du monde…du zèle en matière de prix de transfert

Rarement le contribuable n’avait été habitué à une telle succession de textes en un ordre si rapproché. Après que la Loi de Finances pour 2018 ait profondément remodelé l’obligation documentaire en matière de prix de transfert contenue à l’article L13 AA du Livre des procédures fiscales (2) , l’Exécutif a publié un décret le 29 juin 2018 visant à préciser bon nombre de ses dispositions (3) . Dans la foulée, visiblement peu ralentie par les absences estivales, l’administration a rapidement mis à jour sa doctrine fiscale (4) . Dans son ardeur, il est d’ailleurs intéressant de relever qu’elle a écrasé sa doctrine précédente, pourtant toujours applicable aux exercices ouverts jusqu’au 31 décembre 2017 et donc, toujours susceptibles d’être vérifiés.

 

Les prix de transfert : le cœur de cible des administrations fiscales

Coupons immédiatement court à tout doute : l’entrain avec lequel le Législateur, l’Exécutif et l’administration ont fait naître puis précisé cette obligation documentaire, retentit haut et fort comme la volonté sans équivoque de faire des prix de transfert un axe prioritaire des contrôles fiscaux à venir. Certes, la matière figurait déjà en bonne place sur la liste de course des inspecteurs des impôts, lorsqu’à l’occasion de la première visite, ceux-ci exposaient les axes de leurs vérifications. Cependant, l’implication combinée des pouvoirs et la rapidité avec laquelle les textes sont parus démontrent que l’administration s’attend à ce que les contribuables soient en mesure de produire des documentations exhaustives pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2018.

Peut-être faut-il voir dans cet excès de zèle une volonté de poursuivre l’œuvre du directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE à l’origine du programme BEPS qui, rappelons-le, est issu de la Direction de la Législation fiscale. Toujours est-il : la documentation des prix de transfert sera désormais indéniablement plus fastidieuse qu’elle ne l’était, et appellera à concentrer des efforts et des ressources auxquels bon nombre d’entreprises ne sont jusqu’à présent pas préparées.

La doctrine n’outrepasse-t-elle pas son rôle ?

On soulignera que la doctrine produit un certain nombre d’exemples bienvenus sous certaines sections, dont la lecture semblait jusque-là très sibylline. En ce sens, le Bofip remplit parfaitement son rôle en apportant des éclairages nécessaires aux dispositions prévues par la Loi de Finances pour 2018. Reste toutefois à espérer que les autres pays ayant transposé l’Action 13 partagent ces mêmes définitions.

Car c’est là que le bât blesse. Le nouvel article L13 AA du LPF étant plaqué sur le modèle consacré par l’OCDE (5) , la doctrine administrative française risque de reformater, par ses nombreux éclairages et suggestions de présentation, l’esprit qui a animé initialement le Comité des affaires fiscales. Qui peut affirmer en effet que l’ordonnancement des informations telle que décrite désormais dans le Bofip correspond à ce que les autres pays ayant adopté l’Action 13 du plan BEPS, parfois même avant la France, ont entendu requérir de leurs contribuables ?

Enfin, le Bofip tente de glisser quelques éléments d’information additionnels qui, pourtant, ne figurent pas dans la loi. Il en est ainsi de la « description de l’environnement concurrentiel » (6)  qui, bien que figurant dans le modèle OCDE, avait été abandonnée dans le nouveau millésime de l’article L13 AA. Certainement que l’objectif était de réparer une omission malheureuse, induite par la préparation précipitée du texte de loi. Il n’empêche, en agissant de la sorte, la doctrine administrative vient ajouter à la loi, ce qui juridiquement, lui est interdit.

Les principes OCDE intègrent la hiérarchie des normes

Le point ravira les femmes et hommes du droit qui, avec les économistes, revendiquent la filiation avec la matière des prix de transfert. Il est intéressant de noter en effet que le Bofip fait plusieurs références expresses aux principes OCDE.

Jusqu’à présent, la doctrine administrative ne citait les principes OCDE que pour éclairer la notion de pleine concurrence vers laquelle doivent impérativement tendre toute transaction intragroupe. Désormais, la doctrine confirme sans détour que la loi a été directement empruntée des travaux de l’OCDE. Plus encore, elle assoit le fait que les éclairages apportés par l’OCDE sur le terrain documentaire servent, tout comme elle, à comprendre les ressorts de l’article L13 AA. Ce faisant, on peut désormais affirmer sans ciller que les principes OCDE occupent désormais une place réelle dans la hiérarchie des normes françaises. Cette place, qu’on serait tenté de placer au niveau de la doctrine, permettrait dès lors juridiquement d’opposer à l’administration fiscale les principes directeurs, sans pour autant que ceux-ci ne puissent ajouter ou contrevenir à la loi ou aux décrets.

Le fantasme de l’automatisation

La lecture attentive du Bofip (et du décret avant lui) interpelle sur le degré de détail qui est désormais attendu par l’administration fiscale. La documentation, qui devait par l’action de l’OCDE devenir standardisée, revêt désormais en France une dimension inédite. Qui plus est, il conviendra de mettre régulièrement à jour la documentation, remettant sans cesse l’ouvrage sur le métier.

Dans cet environnement, on voit poindre ci et là des outils informatiques permettant d’automatiser et standardiser la rédaction des Fichiers Principal et Local, et de les mettre à jour régulièrement. Disons-le tout de go : la nature des informations requises dans ces documents, de même que leur source et la capacité de les articuler, doivent interpeler les entreprises sur les options réalistes qui s’offrent à elles. Pour l’heure, nous doutons en effet de la capacité d’un robot à se substituer à un expert capable de poser les bonnes questions, récolter l’information et la digérer intelligemment pour non seulement remplir la nouvelle documentation, mais aussi ne pas mettre l’entreprise en défaut sur certains sujets.

Certes, le Bofip suggère de présenter certaines sections sous forme de tableau. La proposition est louable est tente d’alléger la charge documentaire déjà très fournie. Pour autant, la présentation matricielle de l’information ne retire en rien la subtilité dont il faut faire preuve pour récupérer les données et les traiter efficacement. En effet, l’information est très rarement disponible en l’état, de sorte qu’un aspirateur de données, même animé par une intelligence artificielle, ne peut remplacer les entretiens fonctionnels et la capacité de discerner l’utile du dangereux que seul l’analyse humaine peut encore assumer.

Enfin, la documentation prix de transfert se place à l’opposé d’un produit de commodité. Le Fichier Principal a vocation à circuler entre les mains des administrations fiscales de tous les Etats d’établissement et s’impose comme le profil fiscal le plus complet et universel jamais produit. La nouvelle dimension que la documentation incarne et les enjeux stratégiques et financiers qui lui sont attachés commandent donc la plus grande prudence. A rebours de l’automatisation et de la digitalisation, nous pensons que l’exercice documentaire tel que nouvellement décrit dans le Bofip nécessite plus que jamais une approche personnalisée.

Comment gérer efficacement la documentation prix de transfert

Les proportions qu’a prise la nouvelle documentation prix de transfert doivent encourager les entreprises à anticiper la préparation du Fichier Principal et Local. Il est un fait que cette nouvelle obligation ajoutera au poids déjà élevé des contraintes documentaires et déclaratives qui pèsent sur les contribuables.

En pratique, nous suggérons de mobiliser des ressources internes permettant de conduire les entretiens, compiler les informations, les digérer et les croiser avec les contrats et les états financiers. Ces personnes devront en outre assurer le dépôt ou l’envoi des rapports dans les temps, selon les calendriers (souvent différents) adoptés par les Etats d’établissement du groupe.

Si la préparation est sous-traitée à des cabinets externes, le défi pour ceux-ci sera d’offrir une assistance de qualité, en contrôlant les budgets par rapports aux travaux documentaires faits auparavant et ce, malgré la charge réelle de travail complémentaire qu’induit ce nouveau millésime.

Il n’en demeure pas moins que dans sa doctrine boulimique, l’administration fiscale française a jeté les bases d’une documentation extrêmement complète, peut-être même la plus exhaustive au monde. Que les contribuables se rassurent donc : s’ils sont capables de produire une documentation pour les besoins français, il leur sera alors beaucoup plus aisé de la répliquer pour les autres Etats d’établissement

(paru dans Les Nouvelles Fiscales Lamy, n°1229, 1er octobre 2018 1

(1)Avec l’aimable autorisation de Madame Sabine Dubost, Responsable de collection Droit fiscal et Sociétés.
(2) Loi 2017-1837 du 30 décembre 2017, art. 107.
(3) Décret 2018-554 du 29 juin 2018.
(4) BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, publiée le 18 juillet 2018.
(5) Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales, juillet 2017.
(6) BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 340.

Un paradoxe français : la fiscalité des brevets manque d’inventivité

Cette année encore, les statistiques de l’Organisation mondiale du Tourisme nous rassuraient sur un point : la France demeure la première destination touristique au monde, loin devant ses concurrents européens et les Etats-Unis. Les voyageurs du monde entier viennent sillonner nos routes pour admirer les merveilles architecturales qui embellissent nos villes, goûter la diversité de notre savoir-faire culinaire, ou plus prosaïquement, dévaliser les magasins des belles avenues pour s’afficher avec les produits et les marques qui font le dynamisme de notre économie. Sur ce point n’en doutons pas, la France reste éminemment attractive grâce à tous ces éléments incorporels dont elle regorge et qui la distingue des autres destinations.

 

Mais ce qui est vrai pour le touriste, l’est-il tout autant pour le fiscaliste ? Celui-ci, une fois débarrassé de son guide et son appareil photo doit se rendre à l’évidence : la France traîne un paradoxe. Celui de former des ingénieurs d’immense talent ; d’asseoir largement son succès sur des éléments intangibles, distinctifs et porteurs de valeur ; mais sans pour autant choyer ces éléments sur le plan fiscal. A l’heure où la société se digitalise et où les actifs incorporels prennent une part prépondérante dans les plans de croissance, il serait pourtant de bon ton d’offrir un terreau attractif pour ceux qui souhaitent loger leur propriété industrielle et la faire fructifier sans passer par les fourches caudines du fisc.

Le régime fiscal de faveur français applicable aux cessions et concessions de brevets est-il dépassé ?

On connait surtout notre régime de faveur par son matricule, le « 39 terdecies », en référence à l’article du code général des impôts qui le vise. Son nom, qui fleure bon la technocratie, nous rappelle qu’il a vu le jour en 1965 et n’a depuis connu que des modifications somme toute assez mineures.

Par ce régime, les cessions ou concessions de brevets, inventions brevetables, procédés de fabrication qui en sont l’accessoire et les certificats d’obtention végétale sont taxées non pas au taux de droit commun, mais au taux applicable aux plus-values à long terme, soit 15% pour les entreprises sujettes à l’impôt sur les sociétés, ou 12,8% pour les autres.

Disons le tout de go : le mécanisme du 39 terdecies souffre selon nous de deux écueils majeurs. En premier lieu, son taux. Même réduit, le taux actuel de 15% appliqué aux entreprises soumises à l’IS demeure élevé, particulièrement au regard de ceux adoptés par plusieurs de nos partenaires européens. Avec leur « knowledge development box », les Irlandais offrent un taux de 6,25%. Les Néerlandais font encore mieux avec leur « Innovation box regime », brisant les codes et imposant les revenus tirés de l’exploitation des brevets et autres inventions à 5%. Le Luxembourg a choisi la voie de l’abattement, en assujettissant à l’impôt une part congrue de 20% seulement des revenus. Les Anglais quant à eux ont placé la barre à 10%. En adoptant un autre prisme de lecture, on peut également comparer le taux réduit de 15% au taux de droit commun, qui devrait atteindre 25% dès 2022 pour toutes les entreprises soumises à l’IS. Lorsque notre taux s’élevait encore à 33,33%, le décalage pouvait donner l’illusion d’un taux réellement attractif. Désormais, le taux de 15% ne conduit à faire perdre « que » 10 points aux entreprises, là où les pays cités précédemment ont opté pour davantage de coupes.

L’autre écueil tient au champ couvert par le régime de faveur. Celui-ci ne recouvre actuellement que les brevets et inventions similaires. Certes, la doctrine administrative et le juge de l’impôt sont intervenus à de maintes reprises pour allonger la liste des droits concernés et tordre un tant soit peu le texte initial. Mais le régime se cantonne aux seules inventions, même prises dans leur sens large. Ne sont pour l’heure pas couverts les logiciels, qui certes bénéficient de certains mécanismes d’amortissement plus favorables, mais dont l’exploitation n’est pas particulièrement choyée sur le plan fiscal. Les marques, les méthodes et procédés (notamment biologiques) échappent également au régime de faveur français (2).

Pour ces raisons, nous estimons nécessaire de réviser notre régime de faveur afin de le faire entrer de plain-pied dans l’économie mondiale du 21ème siècle. L’OCDE nous en offre une occasion unique, en jetant depuis quelques années les bases d’un modèle vers lequel tous les régimes de faveur devront tendre désormais.

L’OCDE a mis un coup de pied dans la fourmilière fiscale

Animée par le double objectif de cohérence et de substance, l’OCDE a jeté les bases d’une approche de bon sens. Par son Action 5 du programme BEPS (3) , l’Organisation suggère de corréler le bénéfice des régimes de faveur offerts par les pays à la réalisation « d’activités substantielles ». Sans disposer d’une définition claire de ces activités, il apparaît que celles-ci recouvrent les travaux de recherche ayant donné naissance à une invention. Ce faisant, l’OCDE cherche à exclure les coquilles vides dont le seul mérite est de détenir juridiquement les actifs sans jamais avoir contribué à leur élaboration. Les régimes de faveur apparaissent dès lors comme la contrepartie d’activités réelles, ayant mobilisé des ressources humaines, matérielles et financières concrètes.

Ce concept est décrit comme « l’approche du lien ». Sans chauvinisme, nous la préfèrerons à la formule anglosaxonne qui fait référence au « nexus », qui sonne davantage comme une incantation mystique. Selon cette approche, l’OCDE explique : « on examine si le régime de PI fait dépendre ses avantages de l’importance des activités de recherche et développement des contribuables qui en bénéficient. Elle s’inspire du principe de base qui régit les crédits de R&D et les régimes fiscaux similaires à l’entrée qui s’appliquent aux dépenses engagées lors de la création de PI. […] L’approche du lien étend ce principe pour l’appliquer à la sortie aux régimes fiscaux qui s’appliquent aux revenus réalisés après la création et l’exploitation de la PI » (4).

Il est intéressant de noter que l’approche du lien est étrangère au taux d’impôt pratiqué au titre du régime de faveur. Certains États, à l’instar de nos voisins européens ont ainsi d’ores et déjà modifié leur réglementation interne pour y intégrer l’approche du lien, tout en offrant des taux d’imposition très bas. Aussi, il est essentiel de préciser que les travaux de l’OCDE ne conduisent pas à éliminer la concurrence fiscale, mais simplement à la rationaliser et la structurer.

À l’avenir, notre régime de faveur sera en phase avec les recommandations de l’OCDE, mais pourrait aller encore plus loin

Dans ses travaux liés à l’Action 5 du programme BEPS, l’OCDE s’est attachée à analyser les régimes fiscaux de faveur des pays membres et du « cadre inclusif » afin de détecter si ceux-ci intégraient bien l’approche du lien. Étonnamment, la France a été remisée au rang de mauvaise élève. Non pas que notre régime du 39 terdecies concoure réellement aux « pratiques fiscales dommageables » traquées par l’Organisation. Mais sa rédaction actuelle ne fait aucune référence auxdites activités substantielles réalisées sur notre territoire, pas plus qu’elle ne corrèle le taux réduit à l’engagement de dépenses de R&D.

Il fallait donc impérativement modifier le texte de l’article 39 terdecies. Saisie du sujet, l’Assemblée Nationale a mandaté la Direction de la Législation Fiscale rattachée à Bercy, qui a alors lancé une consultation publique du 24 avril au 25 mai 2018 sur la réforme de l’impôt sur les sociétés. Parmi les sujets étudiés, le régime fiscal de la propriété intellectuelle figurait en première place.

Immédiatement, la « DLF » pose un postulat. La réforme qui verra prochainement le jour dans la Loi de finances pour 2019 devra proportionner les revenus bénéficiant du taux réduit d’imposition au niveau de dépenses de R&D réalisées. L’approche du lien sera donc bien sanctuarisée désormais en droit français. Mais la consultation avait surtout pour objet d’analyser l’opportunité d’utiliser les marges de manœuvre additionnelles laissées par l’OCDE.

C’est là que l’initiative déçoit. Aucune référence ne laisse imaginer un taux réduit revisité, davantage en phase avec les pratiques de nos partenaires. S’il est certes utopique d’imaginer que notre taux facial sera un jour bas, le rêve était permis qu’il affiche un réel décrochage avec le futur taux de droit commun de 25%, si ce n’est simplement pour créer l’apparence de l’attractivité.

Plusieurs autres pistes étaient toutefois à l’étude pour maintenir l’efficience du régime et renforcer son rôle de soutien à l’innovation des entreprises. La DLF met en avant trois options distinctes. On aurait aimé qu’elles soient complémentaires.

La première option consiste à étendre le champ des actifs éligibles au taux réduit. Le nouveau régime pourrait s’appliquer aux produits tirés de l’exploitation des logiciels reconnus et protégés par le code de la propriété intellectuelle. L’option 2 suggère d’intégrer la notion de revenu notionnel. Actuellement, le régime de faveur ne s’applique en effet qu’en cas de mutation ou de mise à disposition de l’invention. Lorsque le brevet est simplement exploité par l’entreprise qui en est à l’origine, celle-ci ne bénéficie d’aucun traitement préférentiel. Pour soutenir plus largement l’innovation des entreprises (surtout les PME), la taxation réduite pourrait alors s’appliquer à une quote-part du prix de vente des biens et services correspondant à la valeur ajoutée par l’innovation brevetée. Enfin, au titre de l’option 3, les contribuables pourraient revendiquer l’application du régime de taux réduit aux plus-values de cession des brevets même à l’intérieur des groupes.

Certes, ces options démontrent une volonté nette de l’État de revisiter notre régime de faveur au-delà des simples travaux de rafraîchissement. Difficile tout de même de résister à une pointe de pessimisme. Les réformes envisagées auraient pu en effet aller plus loin, nourries par les travaux de l’OCDE, les remontées du monde de l’entreprise et les retours d’expérience observés dans les pays voisins.

A l’heure où nous écrivons ces lignes, le Gouvernement a enregistré le projet de Loi le 24 septembre à la présidence de l’Assemblée nationale. Force est de constater que pour l’heure, celui-ci comporte de très timides avancées et se cantonne à transposer l’approche du lien, en plus d’étendre le régime aux logiciels (Option 1 ci-dessus). Ce projet de loi, comme son nom l’indique, peut encore subir de profondes modifications avant sa version finale. Tentons donc de rester positifs. Nous saurons dans les tout prochains mois si la France est vouée à rester une destination touristique, ou si elle est en passe de devenir également une terre d’accueil fiscale.

(article paru dans Les Nouvelles Fiscales Lamy, n°1233, 1er décembre 2018 1 )

(1) Avec l’aimable autorisation de Madame Sabine Dubost, Responsable de collection Droit fiscal et Sociétés.
(2) Bofip n° BOI-BIC-PVMV-20-20-20-20140414, mis à jour le 14 avril 2014.
(3) Lutter plus efficacement contre les pratiques fiscales dommageables, en prenant en compte la transparence et la substance, rapport final publié en octobre 2015.
(4) OCDE, Rapport final sur l’Action 5, 2015, §28, page 28.

Nouvelle obligation documentaire en matière de prix de transfert : n’en fait-on pas trop ?

Rarement le contribuable n’avait été habitué à une telle succession de textes en un ordre si rapproché. Après que la Loi de Finances pour 2018 ait profondément remodelé l’obligation documentaire en matière de prix de transfert contenue à l’article L13 AA du Livre des procédures fiscales 1, l’Exécutif a publié un décret le 29 juin 2018 visant à préciser bon nombre de ses dispositions 2. Dans la foulée, visiblement peu ralentie par les absences estivales, l’administration a rapidement mis à jour sa doctrine fiscale 3. Dans son ardeur, il est d’ailleurs intéressant de relever qu’elle a écrasé sa doctrine précédente, pourtant toujours applicable aux exercices ouverts jusqu’au 31 décembre 2017 et donc, toujours susceptibles d’être vérifiés.

Sans revenir sur le décret du 29 juin, qui a fait l’objet d’une analyse détaillée par le cabinet 4, l’article ci-dessous entend jeter un regard critique sur la dimension que prend l’obligation documentaire en matière de prix de transfert.

Les prix de transfert : le cœur de cible des administrations fiscales

Coupons immédiatement court à tout doute : l’entrain avec lequel le Législateur, l’Exécutif et l’administration ont fait naître puis précisé, voire même nourrie cette obligation documentaire, retentit haut et fort comme la volonté sans équivoque de faire des prix de transfert un axe prioritaire des contrôles fiscaux à venir. Certes, la matière figurait déjà en bonne place sur la liste de course des inspecteurs des impôts, lorsqu’à l’occasion de la première visite, ceux-ci exposaient les axes de leurs vérifications. Cependant, l’implication combinée des pouvoirs et la rapidité avec laquelle les textes sont parus démontrent que l’administration s’attend à ce que les contribuables français soient en mesure de produire des documentations exhaustives pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2018.

Peut-être faut-il voir dans cet excès de zèle une volonté de poursuivre l’œuvre du directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE à l’origine du programme BEPS qui, rappelons-le, est un français issu de la Direction de la Législation fiscale. Les optimistes quant à eux penseront que ces réformes s’inscrivent dans l’élan de modernité amorcé par l’actuel Gouvernement, en mettant les contribuables en capacité de prévoir bien en avance les obligations qui leur incombent. Dans tous les cas, ces réformes doivent alerter sur l’essentiel : la documentation des prix de transfert sera désormais indéniablement plus fastidieuse qu’elle ne l’était, et appellera à concentrer des efforts et des ressources auxquels bon nombre d’entreprises ne sont jusqu’à présent pas préparées.

Enfin, on rappellera que ces documentations ont vocation à circuler entre les Etats. Les directives européennes de ces deux dernières années  5, de même que la convention multilatérale issue des travaux BEPS entrée en vigueur en juillet dernier  6, assurent désormais une réelle porosité d’informations entre les administrations fiscales de plus de 100 pays. Dans cet environnement réellement globalisé, la documentation prix de transfert prend une dimension quasi universelle et s’impose comme l’outil le plus complet et le plus évolué permettant de dresser le profil fiscal complet d’un groupe.

La doctrine n’outrepasse-t-elle pas son rôle ?

On soulignera que la doctrine produit un certain nombre d’exemples bienvenus sous certaines sections, dont la lecture semblait jusque-là très sibylline. En ce sens, le Bofip remplit parfaitement son rôle en apportant des éclairages nécessaires aux dispositions prévues par la Loi de Finances pour 2018. On saluera au passage la rapidité avec laquelle l’administration a produit cette doctrine très riche (pas moins de 67 paragraphes), permettant au passage aux contribuables français de bien se mettre en ordre de bataille. Ce faisant, l’administration semble rompre avec ses déboires précédents, qui consistaient à publier les instructions en toute fin d’année, à rebours des obligations qu’elles étaient censées éclairer.

Ainsi, la lecture combinée de la doctrine et du décret qui l’a précédée permet d’éclairer les activités clés à prendre en compte pour décrire les « sources importantes de bénéfice » 7, et celles formant « la chaîne d’approvisionnement » et dont la description est requise dans le Fichier Principal pour « les produits ou services représentant plus de 5% du chiffre d’affaires » consolidé du Groupe 8.

De la même manière, le Bofip illustre par des cas concrets les « opérations importantes de réorganisation d’entreprise » 9. Enfin, elle précise certaines terminologies, telles que les notions de « centrales de financement ou de trésorerie » 10, les « états financiers » 11, et les « décisions des autorités fiscales » 12  devant être reportées dans le Fichier Principal. Reste toutefois à espérer que les autres pays ayant transposé l’Action 13 partagent ces mêmes définitions, dans la mesure où le Fichier Principal est censé être commun à tous les Etats d’établissement du Groupe.

Justement, c’est là que le bât blesse. Le nouvel article L13 AA du LPF étant plaqué sur le modèle consacré par l’OCDE 13, la doctrine administrative française risque de reformater, par ses nombreux éclairages et suggestions de présentation, l’esprit qui a animé initialement le Comité des affaires fiscales. Qui peut affirmer en effet que l’ordonnancement des informations telle que décrite désormais dans le Bofip correspond à ce que les autres pays ayant adopté l’Action 13 du plan BEPS, parfois même avant la France, ont entendu requérir de leurs contribuables ?

Que ce soit la Belgique, l’Allemagne, ou l’Australie (pour ne citer que ces trois-là), l’obligation de produire une documentation bicéphale composée d’un Fichier Principal et d’un Fichier Local est en vigueur depuis plus d’un an. Certains groupes français ont donc déjà eu à rédiger un Fichier Principal pour se conformer aux règles applicables dans ces pays. Or, ces obligations ont conservé l’ambigüité attachée à la rédaction initiale de l’OCDE, permettant ainsi de tenter des réponses modulables et souples, qu’il était ensuite aisé de répliquer dans tous les pays. En imposant sa patte, l’administration française risque de pousser les contribuables à revoir les Fichiers Principaux déjà rédigés, simplement pour satisfaire les agents de Bercy. La « French touch », bien que saluée dans les milieux artistiques, aurait mieux fait de ne pas s’inviter dans la sphère fiscale.

Enfin, le Bofip tente de glisser quelques éléments d’information additionnels qui, pourtant, ne figurent pas dans la loi. Il en est ainsi de la « description de l’environnement concurrentiel »  14 qui, bien que figurant dans le modèle OCDE, avait été abandonnée dans le nouveau millésime de l’article L13 AA. Certainement que l’objectif était de réparer une omission malheureuse, induite par la préparation précipitée du texte de loi. Il n’empêche, en agissant de la sorte, la doctrine administrative vient ajouter à la loi, ce qui juridiquement, lui est interdit. Il serait donc possible pour les contribuables français de faire l’économie de cette partie sans pour autant risquer les foudres (alors illégitimes) de l’administration.

L’extension du domaine des prix de transfert aux flux purement domestiques

Le titre est évocateur et a le mérite de capter l’attention du lecteur. Mais loin d’être une invention de l’esprit, la lecture du Bofip mis à jour jette le trouble sur la question. Le texte indique en effet sans autre forme de précision que « L’obligation documentaire en matière de prix de transfert porte sur l’ensemble des transactions entre entreprises associées ».

Pour autant, la filiation à l’article L13 AA permet de lever toute ambigüité. La loi précise en effet que les entreprises tombant dans le champ documentaire « doivent tenir à disposition de l’administration une documentation permettant de justifier la politique de prix de transfert pratiquée dans le cadre de transactions de toute nature réalisées avec des entités juridiques liées au sens du 12 de l’article 39 du même code établies ou constituées hors de France » 15. Les principes OCDE qui irriguent également cette doctrine administrative vise également expressément les flux entre entreprises multinationales. Aussi, nous pouvons affirmer sans l’ombre d’un doute que la documentation ne devra concerner que les seules transactions intragroupes transfrontalières. Les flux domestiques, eux, continueront de relever de la théorie prétorienne de l’acte anormal de gestion.

Les principes OCDE gagnent leurs lettres de noblesse

Le point ravira les femmes et hommes du droit qui, avec les économistes, revendiquent la filiation avec la matière des prix de transfert.

Il est intéressant de noter en effet que le Bofip fait plusieurs références expresses aux principes OCDE. Plus particulièrement, la doctrine indique que « [la] documentation correspond désormais au standard international issu des travaux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (action 13 du plan BEPS), tel qu’il est décrit dans les principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales ».

Et le Bofip d’ajouter sans détour : « Les recommandations prévues pour cette documentation dans le standard de l’OCDE s’appliquent à la documentation prévue à l’article L. 13 AA du LPF » . 16

Jusqu’à présent, la doctrine administrative ne citait les principes OCDE que pour éclairer la notion de pleine concurrence vers laquelle doivent impérativement tendre toute transaction intragroupe. Désormais, la doctrine confirme sans détour que la loi a été directement empruntée des travaux de l’OCDE. Plus encore, elle assoit le fait que les éclairages apportés par l’OCDE sur le terrain documentaire servent, tout comme elle, à comprendre les ressorts de l’article L13 AA.
Ce faisant, on peut désormais affirmer sans ciller que les principes OCDE occupent désormais une place réelle dans la hiérarchie des normes françaises. Cette place, qu’on serait tenté de placer au niveau de la doctrine, permettrait dès lors juridiquement d’opposer à l’administration fiscale les principes directeurs, sans pour autant que ceux-ci ne puissent ajouter ou contrevenir à la loi ou aux décrets.

Si l’on poursuit néanmoins la réflexion, une question jaillit alors : si les principes OCDE gagnent une valeur juridique égale à la doctrine administrative, deviennent-ils alors supérieurs à la jurisprudence, qui en droit français, n’a pas de place propre dans la hiérarchie des normes ? La question mérite d’être posée, car l’OCDE soutient certaines positions que le juge de l’impôt français a toujours combattues. Il en est ainsi notamment de l’impossibilité de réviser ex post la valeur d’un actif incorporel, posture que défendent les juges du fond mais qui contrevient aux récents travaux issus du programme BEPS et portant spécifiquement sur les « actifs incorporels difficiles à valoriser ». Pour notre part, nous nous revendiquons notre attachement aux thèses juridiques (vs économistes) et nous rangeons derrière le regretté Professeur René Chapus qui considérait que « la juridiction administrative est “infra-législative et supra-décrétale” ».

Le fantasme de l’automatisation

La lecture attentive du Bofip (et du décret avant lui) interpelle sur le degré de détail qui est désormais attendu par l’administration fiscale. La documentation, qui devait par l’action de l’OCDE devenir standardisée, revêt une dimension inédite. Au passage, on notera que la suggestion de l’administration fiscale, qui dans sa précédente doctrine indiquait que « [la documentation] conserve donc un caractère général (en pratique, elle n’a pas vocation à excéder une cinquantaine de pages) »  17 ne figure plus dans le nouveau texte du Bofip. La phrase d’origine a été habilement remaniée pour faire disparaître toute référence à la pagination. L’esquive est adroite, tant les nouvelles documentations peuvent rapidement gagner en volume.

Car en effet, l’objectif de transparence, qui constitue un des trois piliers du projet BEPS, risque en pratique de conduire les entreprises à déployer beaucoup de ressources pour satisfaire cette nouvelle obligation.

Dans la mesure où celle-ci est attachée aux exercices fiscaux, il conviendra de mettre régulièrement à jour la documentation, remettant sans cesse l’ouvrage sur le métier. La rédaction prenant en effet plusieurs mois (de compilation d’informations, de rédaction) sitôt l’exercice fiscal clos documenté, il conviendra de recommencer pour le suivant. Le contribuable, devenu Sisyphe, ne peut toutefois difficilement se soustraire à cette obligation, en raison, d’une part des pénalités qui y sont attachées, et surtout du fait que cette documentation doit dans certains pays être déposées spontanément (le cas par exemple de la Belgique et de l’Australie), ou remise à l’administration dans un délai très court sitôt la demande formulée.

En France, cette documentation est attendue dès la date d’engagement de la vérification de comptabilité. Malgré les éventuelles prorogations qui peuvent être octroyées 18, le contenu est tel qu’il est difficilement envisageable de préparer une documentation exhaustive dans l’urgence, après le commencement des opérations de contrôle.

Dans cet environnement, on voit poindre ci et là des outils informatiques permettant d’automatiser et standardiser la rédaction des Fichiers Principal et Local, et de les mettre à jour régulièrement. Disons-le tout de go : la nature des informations requises dans ces documents, de même que leur source et la capacité de les articuler, doivent interpeler les entreprises sur les options réalistes qui s’offrent à elles. Pour l’heure, nous doutons en effet de la capacité d’un robot à se substituer à un expert capable de poser les bonnes questions, récolter l’information et la digérer intelligemment pour non seulement remplir la nouvelle documentation, mais aussi ne pas mettre l’entreprise en défaut sur certains sujets.

Certes, le Bofip suggère de présenter certaines sections sous forme de tableau. La proposition est louable est tente d’alléger la charge documentaire déjà très fournie. Il en est ainsi de la « liste des accords importants de prestations de services entre entreprises associées » 19, de la « liste des actifs incorporels ou des catégories d’actifs incorporels » 20 , la « liste des accords importants entre entreprises associées relatif aux actifs incorporels » 21 , la « description des transactions importantes avec des entreprises associées et des conditions dans lesquelles elles sont réalisées »  22, ou « l’indication de la méthode de détermination des prix de transfert » 23.

Pour autant, la présentation matricielle de l’information ne retire en rien la subtilité dont il faut faire preuve pour récupérer les données et les traiter efficacement. En effet, l’information est très rarement disponible en l’état, de sorte qu’un aspirateur de données, même animé par une intelligence artificielle, ne peut remplacer les entretiens fonctionnels et la capacité de discerner l’utile du dangereux que seul l’analyse humaine peut encore assumer.

Enfin, la documentation prix de transfert se place à l’opposé d’un produit de commodité. Le Fichier Principal a vocation à circuler entre les mains des administrations fiscales de tous les Etats d’établissement et s’impose dès lors comme le profil opérationnel et fiscal le plus complet et universel jamais produit. La nouvelle dimension que la documentation incarne et les enjeux stratégiques et financiers qui lui sont attachés commandent donc la plus grande prudence. A rebours de l’automatisation et de la digitalisation, nous pensons que l’exercice documentaire tel que nouvellement décrit dans le Bofip nécessite plus que jamais une approche personnalisée.

Comment gérer efficacement la documentation prix de transfert

Les proportions qu’a prise la nouvelle documentation prix de transfert doivent encourager les entreprises à anticiper la préparation du Fichier Principal et Local. Il est un fait certain que cette nouvelle obligation ajoutera au poids déjà élevé des contraintes documentaires et déclaratives qui pèsent sur les contribuables. Mais la tranquillité que commande la nouvelle ère de transparence appelée par les Etats du monde entier passe par ces efforts.

En pratique, nous suggérons de mobiliser des ressources internes permettant de conduire les entretiens, compiler les informations, les digérer et les croiser avec les contrats et les états financiers. Ces personnes devront en outre assurer le dépôt ou l’envoi des rapports dans les temps, selon les calendriers (souvent différents) adoptés par les Etats d’établissement du groupe.

Si la préparation est sous-traitée à des cabinets externes, le défi pour ceux-ci sera d’offrir une assistance de qualité, en contrôlant les budgets par rapports aux travaux documentaires faits auparavant et ce, malgré la charge réelle de travail complémentaire qu’induit ce nouveau millésime.

Il n’en demeure pas moins que dans sa doctrine boulimique, l’administration fiscale française a jeté les bases d’une documentation extrêmement complète, peut-être même la plus exhaustive au monde. Que les contribuables se rassurent donc : s’ils sont capables de produire une documentation pour les besoins français, il leur sera alors beaucoup plus aisé de la répliquer pour les autres Etats d’établissement.

Ce qu’il faut retenir :

►    La documentation des prix de transfert a pris des proportions inédites sous les efforts combinés de l’OCDE et de l’administration fiscale ;
►    Loin d’être un produit de commodité, l’exercice documentaire requiert la plus grande prudence. La documentation remise, et plus particulièrement le Fichier Principal (Masterfile), décrit très en détail les modes opératoires et les politiques de rémunération dans tout le groupe ;
►    La documentation pourra désormais être communiquée à toutes les administrations fiscales des pays d’établissement. Elle s’impose comme l’outil le plus complet et le plus évolué permettant de dresser le profil fiscal complet d’un groupe ;
►    Les outils automatisés doivent être accueillis avec la plus grande prudence : s’ils peuvent générer un document, la nature des informations demandées fait qu’en pratique, le contenu de ces rapports risque d’être sujet à fortes controverses ;
►    Au contraire, nous conseillons de dédier des ressources spécifiques à ces travaux pour assurer la bonne collecte d’informations, leur transposition efficace, et leur conservation dans le temps ;
►    La documentation française, parce qu’elle tend vers l’exhaustivité la plus totale, devrait cependant pouvoir être aisément reproduite à l’étranger et donc, remplir les obligations fiscales des autres pays d’établissement.

[1] Loi 2017-1837 du 30 décembre 2017, art. 107.
[2]  Décret 2018-554 du 29 juin 2018.
[3]  BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, publiée le 18 juillet 2018.
[4]  Voir « Décret relatif à la documentation des prix de transfert : des précisions bienvenues et quelques zones d’ombre persistantes », Revue Européenne et Internationale de Droit Fiscal, numéro 3/2018, à paraître.
[5] Directives ECOFIN 2018/822/EU et 2011/16/EU sur les échanges automatiques d’informations en matière de fiscalité directe.
[6] Convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices
[7] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 100.
[8] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 110.
[9] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 160.
[10] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 250.
[11] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 280.
[12] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 290.
[13] Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales, juillet 2017.
[14] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 340.
[15] L13 AA, I.
[16] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 50.
[17] BOI-BIC-BASE-80-10-20-20141117, § 260.
[18] L’entreprise peut, par une demande écrite et motivée, solliciter, en précisant la durée, une prorogation du délai de réponse qui dans tous les cas ne pourra excéder au total deux mois. Dans cette hypothèse, il incombe à l’administration d’informer l’entreprise de la décision retenue, en lui indiquant, dans l’affirmative, la date d’expiration du délai complémentaire accordé. BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 630.
[19] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 120.
[20] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 200.
[21] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 210.
[22] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 390.
[23] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 440.

CARA Société d’Avocats devient partenaire du LOU Rugby

Parce que nous partageons les mêmes valeurs de combativité, d’intelligence tactique, de performance et d’esprit d’équipe, le cabinet CARA Société d’Avocats est fier de devenir partenaire du LOU Rugby pour la saison 2018/2019 !
Pour CARA, le rugby incarne sur le terrain l’engagement que nous produisons pour nos clients. Le LOU s’est naturellement imposé comme un partenaire de choix en raison de son ambition, son humilité, et sa volonté de faire émerger les talents, autant de qualités qui reflètent l’ADN même de notre cabinet. Nous donnons rendez-vous à nos clients, prestataires et partenaires pour nous accompagner cette saison et soutenir le LOU Rugby avec nous !

Charge de la preuve en matière de prix de transfert : CARA Société d’Avocats remporte une victoire inédite devant le juge de l’impôt

Par une décision du Tribunal administratif de Melun du 17 mai 2018 (non encore publiée), le cabinet CARA Société d’Avocats a obtenu la décharge totale des surplus d’imposition en matière d’impôt sur les sociétés, de cotisation minimale de taxe professionnelle, de cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises et des pénalités correspondantes, initialement réclamés à l’issue d’un contrôle fiscal portant en matière de prix de transfert. Plus spécifiquement, le jugement traite de la charge de la preuve qui pèse sur l’administration fiscale et apporte de nouveaux considérants, inédits à notre sens.

Les faits étaient assez classiques et prédisposaient au maintien total des rectifications. En l’espèce, une filiale française d’un groupe américain, dont l’activité consiste à distribuer sur son marché les produits acquis auprès de divers fournisseurs du groupe, affichait un résultat d’exploitation négatif depuis plusieurs années, conduisant à des déficits fiscaux continus jusque sur la période couverte par le contrôle fiscal litigieux. Selon le service, ces pertes récurrentes traduisaient une anormalité dans la politique de prix de transfert appliquée à la société. Pour asseoir ses rectifications, l’administration avait comme très souvent eu recours à la méthode transactionnelle de la marge nette (« TNMM » en anglais) pour tester la marge d’exploitation de la société. Cette marge avait ensuite été mise en perspective de la médiane obtenue d’un panel composé de sociétés indépendantes réputées comparables.

Une première originalité tenait au fait que le panel de comparables utilisé par l’administration n’était autre que celui produit dans la documentation prix de transfert de la société. Le service s’estimait alors légitime à opposer à la société ses propres analyses sans autres forme de démonstration, ni produire de recherches de comparables complémentaires.

Un autre élément insolite tenait au fait que l’administration considérait que le transfert indirect de bénéfice opéré par le truchement des prix de transfert profitait à la société mère américaine, alors même qu’aucune transaction économique ne liait celle-ci à sa filiale française. Le service estimait en effet que la mère, prise en son rôle d’entrepreneur et d’actionnaire principal du groupe, imposait implicitement mais nécessairement les prix de transfert au sein du groupement d’entreprises. Ce faisant, le service postulait que cette société aurait dû « au moins indirectement » profiter de la structuration des politiques tarifaires intragroupes.
Nous avons réussi à emporter la conviction du Rapporteur public, puis plus tard du Tribunal, en soulignant que :

►    La documentation prix de transfert ne saurait conduire à renverser la charge de la preuve sur le contribuable. En effet, l’objet de la documentation prix de transfert est avant tout de produire de l’information pour l’administration fiscale afin de permettre à celle-ci d’appréhender l’environnement économique, opérationnel et fiscal de la société. La documentation prix de transfert ne saurait ainsi soustraire l’administration aux obligations fondamentales qui pèsent sur elle, et en tout premier lieu la charge de la preuve qui lui incombe.

►    Cette charge de la preuve n’est pas remplie lorsque l’administration se focalise sur la marge nette de la société, alors que cette marge vient confondre plusieurs agrégats déconnectés des flux intragroupes. Comme le relève le juge dans son considérant : « l’insuffisance de résultats d’une société peut provenir d’autres facteurs, tels que des charges trop importantes ou des conditions de revente difficiles sur un marché particulièrement concurrentiel ».

►    Enfin, la marge nette de la société consolide diverses transactions intragroupes, de nature et d’origines différentes, de sorte que l’administration aurait dû au préalable, pour identifier la source de l’anormalité qu’elle dénonce, déterminer avec précision quelle transaction présente un caractère de non concurrence.  

On regrettera que le juge ne se soit pas prononcé sur la question de savoir si l’existence d’un transfert indirect de bénéfice peut être avéré en l’absence de transaction économique (en l’espèce, au profit de la société américaine). Ceci aurait permis d’obtenir un arrêt de principe bienvenu dans l’environnement juridique des prix de transfert en pleine mutation depuis les initiatives BEPS de l’OCDE.

On se consolera tout de même du fait que cette décision ajoute encore un peu plus à la pesanteur de la charge de la preuve portée par l’administration, et fragilise la démarche pourtant répandue du service consistant à se focaliser sur la marge nette globale des contribuables, sans autre forme d’analyse plus fine. A ce titre, il nous semble que cette décision pourra être opposée à l’administration chaque fois que celle-ci estimera avoir apporté la démonstration d’un transfert de bénéfices en testant la seule marge nette de la société (Retour net sur ventes ou Total Cost plus), quitte même pour elle à recycler les analyses de comparables produites par le groupe.

Ce qu’il faut retenir :

►    La documentation des prix de transfert doit être préparée avec toutes les diligences nécessaires pour permettre, du point de vue du contribuable, de justifier du caractère de pleine concurrence de ses transactions intragroupes. La documentation ne constitue pas pour autant une loi d’airain et ne saurait sans autre forme d’analyse servir de preuve dans un environnement contentieux.

►    La charge de la preuve qui pèse sur l’administration doit conduire celle-ci à opérer toutes les analyses nécessaires pour démontrer une éventuelle anormalité. En recyclant la recherche de comparables du contribuable, sans avoir au préalable recherché si cette recherche était pertinente et adaptée, l’administration a manqué de respecter la charge de la preuve qui pèse sur elle.

►    Cette même charge de la preuve doit conduire l’administration à dissocier les transactions intragroupes dans lesquelles le contribuable est engagé pour déterminer laquelle porte en son sein une éventuelle anormalité. De la même manière, le service ne peut se fonder sur la marge nette sans autre forme de retraitement, dans la mesure où cette marge concentre des agrégats déconnectés des transactions intragroupes litigieuses.