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Un paradoxe français : la fiscalité des brevets manque d’inventivité

Cette année encore, les statistiques de l’Organisation mondiale du Tourisme nous rassuraient sur un point : la France demeure la première destination touristique au monde, loin devant ses concurrents européens et les Etats-Unis. Les voyageurs du monde entier viennent sillonner nos routes pour admirer les merveilles architecturales qui embellissent nos villes, goûter la diversité de notre savoir-faire culinaire, ou plus prosaïquement, dévaliser les magasins des belles avenues pour s’afficher avec les produits et les marques qui font le dynamisme de notre économie. Sur ce point n’en doutons pas, la France reste éminemment attractive grâce à tous ces éléments incorporels dont elle regorge et qui la distingue des autres destinations.

 

Mais ce qui est vrai pour le touriste, l’est-il tout autant pour le fiscaliste ? Celui-ci, une fois débarrassé de son guide et son appareil photo doit se rendre à l’évidence : la France traîne un paradoxe. Celui de former des ingénieurs d’immense talent ; d’asseoir largement son succès sur des éléments intangibles, distinctifs et porteurs de valeur ; mais sans pour autant choyer ces éléments sur le plan fiscal. A l’heure où la société se digitalise et où les actifs incorporels prennent une part prépondérante dans les plans de croissance, il serait pourtant de bon ton d’offrir un terreau attractif pour ceux qui souhaitent loger leur propriété industrielle et la faire fructifier sans passer par les fourches caudines du fisc.

Le régime fiscal de faveur français applicable aux cessions et concessions de brevets est-il dépassé ?

On connait surtout notre régime de faveur par son matricule, le « 39 terdecies », en référence à l’article du code général des impôts qui le vise. Son nom, qui fleure bon la technocratie, nous rappelle qu’il a vu le jour en 1965 et n’a depuis connu que des modifications somme toute assez mineures.

Par ce régime, les cessions ou concessions de brevets, inventions brevetables, procédés de fabrication qui en sont l’accessoire et les certificats d’obtention végétale sont taxées non pas au taux de droit commun, mais au taux applicable aux plus-values à long terme, soit 15% pour les entreprises sujettes à l’impôt sur les sociétés, ou 12,8% pour les autres.

Disons le tout de go : le mécanisme du 39 terdecies souffre selon nous de deux écueils majeurs. En premier lieu, son taux. Même réduit, le taux actuel de 15% appliqué aux entreprises soumises à l’IS demeure élevé, particulièrement au regard de ceux adoptés par plusieurs de nos partenaires européens. Avec leur « knowledge development box », les Irlandais offrent un taux de 6,25%. Les Néerlandais font encore mieux avec leur « Innovation box regime », brisant les codes et imposant les revenus tirés de l’exploitation des brevets et autres inventions à 5%. Le Luxembourg a choisi la voie de l’abattement, en assujettissant à l’impôt une part congrue de 20% seulement des revenus. Les Anglais quant à eux ont placé la barre à 10%. En adoptant un autre prisme de lecture, on peut également comparer le taux réduit de 15% au taux de droit commun, qui devrait atteindre 25% dès 2022 pour toutes les entreprises soumises à l’IS. Lorsque notre taux s’élevait encore à 33,33%, le décalage pouvait donner l’illusion d’un taux réellement attractif. Désormais, le taux de 15% ne conduit à faire perdre « que » 10 points aux entreprises, là où les pays cités précédemment ont opté pour davantage de coupes.

L’autre écueil tient au champ couvert par le régime de faveur. Celui-ci ne recouvre actuellement que les brevets et inventions similaires. Certes, la doctrine administrative et le juge de l’impôt sont intervenus à de maintes reprises pour allonger la liste des droits concernés et tordre un tant soit peu le texte initial. Mais le régime se cantonne aux seules inventions, même prises dans leur sens large. Ne sont pour l’heure pas couverts les logiciels, qui certes bénéficient de certains mécanismes d’amortissement plus favorables, mais dont l’exploitation n’est pas particulièrement choyée sur le plan fiscal. Les marques, les méthodes et procédés (notamment biologiques) échappent également au régime de faveur français (2).

Pour ces raisons, nous estimons nécessaire de réviser notre régime de faveur afin de le faire entrer de plain-pied dans l’économie mondiale du 21ème siècle. L’OCDE nous en offre une occasion unique, en jetant depuis quelques années les bases d’un modèle vers lequel tous les régimes de faveur devront tendre désormais.

L’OCDE a mis un coup de pied dans la fourmilière fiscale

Animée par le double objectif de cohérence et de substance, l’OCDE a jeté les bases d’une approche de bon sens. Par son Action 5 du programme BEPS (3) , l’Organisation suggère de corréler le bénéfice des régimes de faveur offerts par les pays à la réalisation « d’activités substantielles ». Sans disposer d’une définition claire de ces activités, il apparaît que celles-ci recouvrent les travaux de recherche ayant donné naissance à une invention. Ce faisant, l’OCDE cherche à exclure les coquilles vides dont le seul mérite est de détenir juridiquement les actifs sans jamais avoir contribué à leur élaboration. Les régimes de faveur apparaissent dès lors comme la contrepartie d’activités réelles, ayant mobilisé des ressources humaines, matérielles et financières concrètes.

Ce concept est décrit comme « l’approche du lien ». Sans chauvinisme, nous la préfèrerons à la formule anglosaxonne qui fait référence au « nexus », qui sonne davantage comme une incantation mystique. Selon cette approche, l’OCDE explique : « on examine si le régime de PI fait dépendre ses avantages de l’importance des activités de recherche et développement des contribuables qui en bénéficient. Elle s’inspire du principe de base qui régit les crédits de R&D et les régimes fiscaux similaires à l’entrée qui s’appliquent aux dépenses engagées lors de la création de PI. […] L’approche du lien étend ce principe pour l’appliquer à la sortie aux régimes fiscaux qui s’appliquent aux revenus réalisés après la création et l’exploitation de la PI » (4).

Il est intéressant de noter que l’approche du lien est étrangère au taux d’impôt pratiqué au titre du régime de faveur. Certains États, à l’instar de nos voisins européens ont ainsi d’ores et déjà modifié leur réglementation interne pour y intégrer l’approche du lien, tout en offrant des taux d’imposition très bas. Aussi, il est essentiel de préciser que les travaux de l’OCDE ne conduisent pas à éliminer la concurrence fiscale, mais simplement à la rationaliser et la structurer.

À l’avenir, notre régime de faveur sera en phase avec les recommandations de l’OCDE, mais pourrait aller encore plus loin

Dans ses travaux liés à l’Action 5 du programme BEPS, l’OCDE s’est attachée à analyser les régimes fiscaux de faveur des pays membres et du « cadre inclusif » afin de détecter si ceux-ci intégraient bien l’approche du lien. Étonnamment, la France a été remisée au rang de mauvaise élève. Non pas que notre régime du 39 terdecies concoure réellement aux « pratiques fiscales dommageables » traquées par l’Organisation. Mais sa rédaction actuelle ne fait aucune référence auxdites activités substantielles réalisées sur notre territoire, pas plus qu’elle ne corrèle le taux réduit à l’engagement de dépenses de R&D.

Il fallait donc impérativement modifier le texte de l’article 39 terdecies. Saisie du sujet, l’Assemblée Nationale a mandaté la Direction de la Législation Fiscale rattachée à Bercy, qui a alors lancé une consultation publique du 24 avril au 25 mai 2018 sur la réforme de l’impôt sur les sociétés. Parmi les sujets étudiés, le régime fiscal de la propriété intellectuelle figurait en première place.

Immédiatement, la « DLF » pose un postulat. La réforme qui verra prochainement le jour dans la Loi de finances pour 2019 devra proportionner les revenus bénéficiant du taux réduit d’imposition au niveau de dépenses de R&D réalisées. L’approche du lien sera donc bien sanctuarisée désormais en droit français. Mais la consultation avait surtout pour objet d’analyser l’opportunité d’utiliser les marges de manœuvre additionnelles laissées par l’OCDE.

C’est là que l’initiative déçoit. Aucune référence ne laisse imaginer un taux réduit revisité, davantage en phase avec les pratiques de nos partenaires. S’il est certes utopique d’imaginer que notre taux facial sera un jour bas, le rêve était permis qu’il affiche un réel décrochage avec le futur taux de droit commun de 25%, si ce n’est simplement pour créer l’apparence de l’attractivité.

Plusieurs autres pistes étaient toutefois à l’étude pour maintenir l’efficience du régime et renforcer son rôle de soutien à l’innovation des entreprises. La DLF met en avant trois options distinctes. On aurait aimé qu’elles soient complémentaires.

La première option consiste à étendre le champ des actifs éligibles au taux réduit. Le nouveau régime pourrait s’appliquer aux produits tirés de l’exploitation des logiciels reconnus et protégés par le code de la propriété intellectuelle. L’option 2 suggère d’intégrer la notion de revenu notionnel. Actuellement, le régime de faveur ne s’applique en effet qu’en cas de mutation ou de mise à disposition de l’invention. Lorsque le brevet est simplement exploité par l’entreprise qui en est à l’origine, celle-ci ne bénéficie d’aucun traitement préférentiel. Pour soutenir plus largement l’innovation des entreprises (surtout les PME), la taxation réduite pourrait alors s’appliquer à une quote-part du prix de vente des biens et services correspondant à la valeur ajoutée par l’innovation brevetée. Enfin, au titre de l’option 3, les contribuables pourraient revendiquer l’application du régime de taux réduit aux plus-values de cession des brevets même à l’intérieur des groupes.

Certes, ces options démontrent une volonté nette de l’État de revisiter notre régime de faveur au-delà des simples travaux de rafraîchissement. Difficile tout de même de résister à une pointe de pessimisme. Les réformes envisagées auraient pu en effet aller plus loin, nourries par les travaux de l’OCDE, les remontées du monde de l’entreprise et les retours d’expérience observés dans les pays voisins.

A l’heure où nous écrivons ces lignes, le Gouvernement a enregistré le projet de Loi le 24 septembre à la présidence de l’Assemblée nationale. Force est de constater que pour l’heure, celui-ci comporte de très timides avancées et se cantonne à transposer l’approche du lien, en plus d’étendre le régime aux logiciels (Option 1 ci-dessus). Ce projet de loi, comme son nom l’indique, peut encore subir de profondes modifications avant sa version finale. Tentons donc de rester positifs. Nous saurons dans les tout prochains mois si la France est vouée à rester une destination touristique, ou si elle est en passe de devenir également une terre d’accueil fiscale.

(article paru dans Les Nouvelles Fiscales Lamy, n°1233, 1er décembre 2018 1 )

(1) Avec l’aimable autorisation de Madame Sabine Dubost, Responsable de collection Droit fiscal et Sociétés.
(2) Bofip n° BOI-BIC-PVMV-20-20-20-20140414, mis à jour le 14 avril 2014.
(3) Lutter plus efficacement contre les pratiques fiscales dommageables, en prenant en compte la transparence et la substance, rapport final publié en octobre 2015.
(4) OCDE, Rapport final sur l’Action 5, 2015, §28, page 28.

Nouvelle obligation documentaire en matière de prix de transfert : n’en fait-on pas trop ?

Rarement le contribuable n’avait été habitué à une telle succession de textes en un ordre si rapproché. Après que la Loi de Finances pour 2018 ait profondément remodelé l’obligation documentaire en matière de prix de transfert contenue à l’article L13 AA du Livre des procédures fiscales 1, l’Exécutif a publié un décret le 29 juin 2018 visant à préciser bon nombre de ses dispositions 2. Dans la foulée, visiblement peu ralentie par les absences estivales, l’administration a rapidement mis à jour sa doctrine fiscale 3. Dans son ardeur, il est d’ailleurs intéressant de relever qu’elle a écrasé sa doctrine précédente, pourtant toujours applicable aux exercices ouverts jusqu’au 31 décembre 2017 et donc, toujours susceptibles d’être vérifiés.

Sans revenir sur le décret du 29 juin, qui a fait l’objet d’une analyse détaillée par le cabinet 4, l’article ci-dessous entend jeter un regard critique sur la dimension que prend l’obligation documentaire en matière de prix de transfert.

Les prix de transfert : le cœur de cible des administrations fiscales

Coupons immédiatement court à tout doute : l’entrain avec lequel le Législateur, l’Exécutif et l’administration ont fait naître puis précisé, voire même nourrie cette obligation documentaire, retentit haut et fort comme la volonté sans équivoque de faire des prix de transfert un axe prioritaire des contrôles fiscaux à venir. Certes, la matière figurait déjà en bonne place sur la liste de course des inspecteurs des impôts, lorsqu’à l’occasion de la première visite, ceux-ci exposaient les axes de leurs vérifications. Cependant, l’implication combinée des pouvoirs et la rapidité avec laquelle les textes sont parus démontrent que l’administration s’attend à ce que les contribuables français soient en mesure de produire des documentations exhaustives pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2018.

Peut-être faut-il voir dans cet excès de zèle une volonté de poursuivre l’œuvre du directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE à l’origine du programme BEPS qui, rappelons-le, est un français issu de la Direction de la Législation fiscale. Les optimistes quant à eux penseront que ces réformes s’inscrivent dans l’élan de modernité amorcé par l’actuel Gouvernement, en mettant les contribuables en capacité de prévoir bien en avance les obligations qui leur incombent. Dans tous les cas, ces réformes doivent alerter sur l’essentiel : la documentation des prix de transfert sera désormais indéniablement plus fastidieuse qu’elle ne l’était, et appellera à concentrer des efforts et des ressources auxquels bon nombre d’entreprises ne sont jusqu’à présent pas préparées.

Enfin, on rappellera que ces documentations ont vocation à circuler entre les Etats. Les directives européennes de ces deux dernières années  5, de même que la convention multilatérale issue des travaux BEPS entrée en vigueur en juillet dernier  6, assurent désormais une réelle porosité d’informations entre les administrations fiscales de plus de 100 pays. Dans cet environnement réellement globalisé, la documentation prix de transfert prend une dimension quasi universelle et s’impose comme l’outil le plus complet et le plus évolué permettant de dresser le profil fiscal complet d’un groupe.

La doctrine n’outrepasse-t-elle pas son rôle ?

On soulignera que la doctrine produit un certain nombre d’exemples bienvenus sous certaines sections, dont la lecture semblait jusque-là très sibylline. En ce sens, le Bofip remplit parfaitement son rôle en apportant des éclairages nécessaires aux dispositions prévues par la Loi de Finances pour 2018. On saluera au passage la rapidité avec laquelle l’administration a produit cette doctrine très riche (pas moins de 67 paragraphes), permettant au passage aux contribuables français de bien se mettre en ordre de bataille. Ce faisant, l’administration semble rompre avec ses déboires précédents, qui consistaient à publier les instructions en toute fin d’année, à rebours des obligations qu’elles étaient censées éclairer.

Ainsi, la lecture combinée de la doctrine et du décret qui l’a précédée permet d’éclairer les activités clés à prendre en compte pour décrire les « sources importantes de bénéfice » 7, et celles formant « la chaîne d’approvisionnement » et dont la description est requise dans le Fichier Principal pour « les produits ou services représentant plus de 5% du chiffre d’affaires » consolidé du Groupe 8.

De la même manière, le Bofip illustre par des cas concrets les « opérations importantes de réorganisation d’entreprise » 9. Enfin, elle précise certaines terminologies, telles que les notions de « centrales de financement ou de trésorerie » 10, les « états financiers » 11, et les « décisions des autorités fiscales » 12  devant être reportées dans le Fichier Principal. Reste toutefois à espérer que les autres pays ayant transposé l’Action 13 partagent ces mêmes définitions, dans la mesure où le Fichier Principal est censé être commun à tous les Etats d’établissement du Groupe.

Justement, c’est là que le bât blesse. Le nouvel article L13 AA du LPF étant plaqué sur le modèle consacré par l’OCDE 13, la doctrine administrative française risque de reformater, par ses nombreux éclairages et suggestions de présentation, l’esprit qui a animé initialement le Comité des affaires fiscales. Qui peut affirmer en effet que l’ordonnancement des informations telle que décrite désormais dans le Bofip correspond à ce que les autres pays ayant adopté l’Action 13 du plan BEPS, parfois même avant la France, ont entendu requérir de leurs contribuables ?

Que ce soit la Belgique, l’Allemagne, ou l’Australie (pour ne citer que ces trois-là), l’obligation de produire une documentation bicéphale composée d’un Fichier Principal et d’un Fichier Local est en vigueur depuis plus d’un an. Certains groupes français ont donc déjà eu à rédiger un Fichier Principal pour se conformer aux règles applicables dans ces pays. Or, ces obligations ont conservé l’ambigüité attachée à la rédaction initiale de l’OCDE, permettant ainsi de tenter des réponses modulables et souples, qu’il était ensuite aisé de répliquer dans tous les pays. En imposant sa patte, l’administration française risque de pousser les contribuables à revoir les Fichiers Principaux déjà rédigés, simplement pour satisfaire les agents de Bercy. La « French touch », bien que saluée dans les milieux artistiques, aurait mieux fait de ne pas s’inviter dans la sphère fiscale.

Enfin, le Bofip tente de glisser quelques éléments d’information additionnels qui, pourtant, ne figurent pas dans la loi. Il en est ainsi de la « description de l’environnement concurrentiel »  14 qui, bien que figurant dans le modèle OCDE, avait été abandonnée dans le nouveau millésime de l’article L13 AA. Certainement que l’objectif était de réparer une omission malheureuse, induite par la préparation précipitée du texte de loi. Il n’empêche, en agissant de la sorte, la doctrine administrative vient ajouter à la loi, ce qui juridiquement, lui est interdit. Il serait donc possible pour les contribuables français de faire l’économie de cette partie sans pour autant risquer les foudres (alors illégitimes) de l’administration.

L’extension du domaine des prix de transfert aux flux purement domestiques

Le titre est évocateur et a le mérite de capter l’attention du lecteur. Mais loin d’être une invention de l’esprit, la lecture du Bofip mis à jour jette le trouble sur la question. Le texte indique en effet sans autre forme de précision que « L’obligation documentaire en matière de prix de transfert porte sur l’ensemble des transactions entre entreprises associées ».

Pour autant, la filiation à l’article L13 AA permet de lever toute ambigüité. La loi précise en effet que les entreprises tombant dans le champ documentaire « doivent tenir à disposition de l’administration une documentation permettant de justifier la politique de prix de transfert pratiquée dans le cadre de transactions de toute nature réalisées avec des entités juridiques liées au sens du 12 de l’article 39 du même code établies ou constituées hors de France » 15. Les principes OCDE qui irriguent également cette doctrine administrative vise également expressément les flux entre entreprises multinationales. Aussi, nous pouvons affirmer sans l’ombre d’un doute que la documentation ne devra concerner que les seules transactions intragroupes transfrontalières. Les flux domestiques, eux, continueront de relever de la théorie prétorienne de l’acte anormal de gestion.

Les principes OCDE gagnent leurs lettres de noblesse

Le point ravira les femmes et hommes du droit qui, avec les économistes, revendiquent la filiation avec la matière des prix de transfert.

Il est intéressant de noter en effet que le Bofip fait plusieurs références expresses aux principes OCDE. Plus particulièrement, la doctrine indique que « [la] documentation correspond désormais au standard international issu des travaux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (action 13 du plan BEPS), tel qu’il est décrit dans les principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales ».

Et le Bofip d’ajouter sans détour : « Les recommandations prévues pour cette documentation dans le standard de l’OCDE s’appliquent à la documentation prévue à l’article L. 13 AA du LPF » . 16

Jusqu’à présent, la doctrine administrative ne citait les principes OCDE que pour éclairer la notion de pleine concurrence vers laquelle doivent impérativement tendre toute transaction intragroupe. Désormais, la doctrine confirme sans détour que la loi a été directement empruntée des travaux de l’OCDE. Plus encore, elle assoit le fait que les éclairages apportés par l’OCDE sur le terrain documentaire servent, tout comme elle, à comprendre les ressorts de l’article L13 AA.
Ce faisant, on peut désormais affirmer sans ciller que les principes OCDE occupent désormais une place réelle dans la hiérarchie des normes françaises. Cette place, qu’on serait tenté de placer au niveau de la doctrine, permettrait dès lors juridiquement d’opposer à l’administration fiscale les principes directeurs, sans pour autant que ceux-ci ne puissent ajouter ou contrevenir à la loi ou aux décrets.

Si l’on poursuit néanmoins la réflexion, une question jaillit alors : si les principes OCDE gagnent une valeur juridique égale à la doctrine administrative, deviennent-ils alors supérieurs à la jurisprudence, qui en droit français, n’a pas de place propre dans la hiérarchie des normes ? La question mérite d’être posée, car l’OCDE soutient certaines positions que le juge de l’impôt français a toujours combattues. Il en est ainsi notamment de l’impossibilité de réviser ex post la valeur d’un actif incorporel, posture que défendent les juges du fond mais qui contrevient aux récents travaux issus du programme BEPS et portant spécifiquement sur les « actifs incorporels difficiles à valoriser ». Pour notre part, nous nous revendiquons notre attachement aux thèses juridiques (vs économistes) et nous rangeons derrière le regretté Professeur René Chapus qui considérait que « la juridiction administrative est “infra-législative et supra-décrétale” ».

Le fantasme de l’automatisation

La lecture attentive du Bofip (et du décret avant lui) interpelle sur le degré de détail qui est désormais attendu par l’administration fiscale. La documentation, qui devait par l’action de l’OCDE devenir standardisée, revêt une dimension inédite. Au passage, on notera que la suggestion de l’administration fiscale, qui dans sa précédente doctrine indiquait que « [la documentation] conserve donc un caractère général (en pratique, elle n’a pas vocation à excéder une cinquantaine de pages) »  17 ne figure plus dans le nouveau texte du Bofip. La phrase d’origine a été habilement remaniée pour faire disparaître toute référence à la pagination. L’esquive est adroite, tant les nouvelles documentations peuvent rapidement gagner en volume.

Car en effet, l’objectif de transparence, qui constitue un des trois piliers du projet BEPS, risque en pratique de conduire les entreprises à déployer beaucoup de ressources pour satisfaire cette nouvelle obligation.

Dans la mesure où celle-ci est attachée aux exercices fiscaux, il conviendra de mettre régulièrement à jour la documentation, remettant sans cesse l’ouvrage sur le métier. La rédaction prenant en effet plusieurs mois (de compilation d’informations, de rédaction) sitôt l’exercice fiscal clos documenté, il conviendra de recommencer pour le suivant. Le contribuable, devenu Sisyphe, ne peut toutefois difficilement se soustraire à cette obligation, en raison, d’une part des pénalités qui y sont attachées, et surtout du fait que cette documentation doit dans certains pays être déposées spontanément (le cas par exemple de la Belgique et de l’Australie), ou remise à l’administration dans un délai très court sitôt la demande formulée.

En France, cette documentation est attendue dès la date d’engagement de la vérification de comptabilité. Malgré les éventuelles prorogations qui peuvent être octroyées 18, le contenu est tel qu’il est difficilement envisageable de préparer une documentation exhaustive dans l’urgence, après le commencement des opérations de contrôle.

Dans cet environnement, on voit poindre ci et là des outils informatiques permettant d’automatiser et standardiser la rédaction des Fichiers Principal et Local, et de les mettre à jour régulièrement. Disons-le tout de go : la nature des informations requises dans ces documents, de même que leur source et la capacité de les articuler, doivent interpeler les entreprises sur les options réalistes qui s’offrent à elles. Pour l’heure, nous doutons en effet de la capacité d’un robot à se substituer à un expert capable de poser les bonnes questions, récolter l’information et la digérer intelligemment pour non seulement remplir la nouvelle documentation, mais aussi ne pas mettre l’entreprise en défaut sur certains sujets.

Certes, le Bofip suggère de présenter certaines sections sous forme de tableau. La proposition est louable est tente d’alléger la charge documentaire déjà très fournie. Il en est ainsi de la « liste des accords importants de prestations de services entre entreprises associées » 19, de la « liste des actifs incorporels ou des catégories d’actifs incorporels » 20 , la « liste des accords importants entre entreprises associées relatif aux actifs incorporels » 21 , la « description des transactions importantes avec des entreprises associées et des conditions dans lesquelles elles sont réalisées »  22, ou « l’indication de la méthode de détermination des prix de transfert » 23.

Pour autant, la présentation matricielle de l’information ne retire en rien la subtilité dont il faut faire preuve pour récupérer les données et les traiter efficacement. En effet, l’information est très rarement disponible en l’état, de sorte qu’un aspirateur de données, même animé par une intelligence artificielle, ne peut remplacer les entretiens fonctionnels et la capacité de discerner l’utile du dangereux que seul l’analyse humaine peut encore assumer.

Enfin, la documentation prix de transfert se place à l’opposé d’un produit de commodité. Le Fichier Principal a vocation à circuler entre les mains des administrations fiscales de tous les Etats d’établissement et s’impose dès lors comme le profil opérationnel et fiscal le plus complet et universel jamais produit. La nouvelle dimension que la documentation incarne et les enjeux stratégiques et financiers qui lui sont attachés commandent donc la plus grande prudence. A rebours de l’automatisation et de la digitalisation, nous pensons que l’exercice documentaire tel que nouvellement décrit dans le Bofip nécessite plus que jamais une approche personnalisée.

Comment gérer efficacement la documentation prix de transfert

Les proportions qu’a prise la nouvelle documentation prix de transfert doivent encourager les entreprises à anticiper la préparation du Fichier Principal et Local. Il est un fait certain que cette nouvelle obligation ajoutera au poids déjà élevé des contraintes documentaires et déclaratives qui pèsent sur les contribuables. Mais la tranquillité que commande la nouvelle ère de transparence appelée par les Etats du monde entier passe par ces efforts.

En pratique, nous suggérons de mobiliser des ressources internes permettant de conduire les entretiens, compiler les informations, les digérer et les croiser avec les contrats et les états financiers. Ces personnes devront en outre assurer le dépôt ou l’envoi des rapports dans les temps, selon les calendriers (souvent différents) adoptés par les Etats d’établissement du groupe.

Si la préparation est sous-traitée à des cabinets externes, le défi pour ceux-ci sera d’offrir une assistance de qualité, en contrôlant les budgets par rapports aux travaux documentaires faits auparavant et ce, malgré la charge réelle de travail complémentaire qu’induit ce nouveau millésime.

Il n’en demeure pas moins que dans sa doctrine boulimique, l’administration fiscale française a jeté les bases d’une documentation extrêmement complète, peut-être même la plus exhaustive au monde. Que les contribuables se rassurent donc : s’ils sont capables de produire une documentation pour les besoins français, il leur sera alors beaucoup plus aisé de la répliquer pour les autres Etats d’établissement.

Ce qu’il faut retenir :

►    La documentation des prix de transfert a pris des proportions inédites sous les efforts combinés de l’OCDE et de l’administration fiscale ;
►    Loin d’être un produit de commodité, l’exercice documentaire requiert la plus grande prudence. La documentation remise, et plus particulièrement le Fichier Principal (Masterfile), décrit très en détail les modes opératoires et les politiques de rémunération dans tout le groupe ;
►    La documentation pourra désormais être communiquée à toutes les administrations fiscales des pays d’établissement. Elle s’impose comme l’outil le plus complet et le plus évolué permettant de dresser le profil fiscal complet d’un groupe ;
►    Les outils automatisés doivent être accueillis avec la plus grande prudence : s’ils peuvent générer un document, la nature des informations demandées fait qu’en pratique, le contenu de ces rapports risque d’être sujet à fortes controverses ;
►    Au contraire, nous conseillons de dédier des ressources spécifiques à ces travaux pour assurer la bonne collecte d’informations, leur transposition efficace, et leur conservation dans le temps ;
►    La documentation française, parce qu’elle tend vers l’exhaustivité la plus totale, devrait cependant pouvoir être aisément reproduite à l’étranger et donc, remplir les obligations fiscales des autres pays d’établissement.

[1] Loi 2017-1837 du 30 décembre 2017, art. 107.
[2]  Décret 2018-554 du 29 juin 2018.
[3]  BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, publiée le 18 juillet 2018.
[4]  Voir « Décret relatif à la documentation des prix de transfert : des précisions bienvenues et quelques zones d’ombre persistantes », Revue Européenne et Internationale de Droit Fiscal, numéro 3/2018, à paraître.
[5] Directives ECOFIN 2018/822/EU et 2011/16/EU sur les échanges automatiques d’informations en matière de fiscalité directe.
[6] Convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices
[7] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 100.
[8] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 110.
[9] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 160.
[10] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 250.
[11] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 280.
[12] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 290.
[13] Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales, juillet 2017.
[14] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 340.
[15] L13 AA, I.
[16] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 50.
[17] BOI-BIC-BASE-80-10-20-20141117, § 260.
[18] L’entreprise peut, par une demande écrite et motivée, solliciter, en précisant la durée, une prorogation du délai de réponse qui dans tous les cas ne pourra excéder au total deux mois. Dans cette hypothèse, il incombe à l’administration d’informer l’entreprise de la décision retenue, en lui indiquant, dans l’affirmative, la date d’expiration du délai complémentaire accordé. BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 630.
[19] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 120.
[20] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 200.
[21] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 210.
[22] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 390.
[23] BOI-BIC-BASE-80-10-40-20180718, § 440.

CARA Société d’Avocats devient partenaire du LOU Rugby

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Charge de la preuve en matière de prix de transfert : CARA Société d’Avocats remporte une victoire inédite devant le juge de l’impôt

Par une décision du Tribunal administratif de Melun du 17 mai 2018 (non encore publiée), le cabinet CARA Société d’Avocats a obtenu la décharge totale des surplus d’imposition en matière d’impôt sur les sociétés, de cotisation minimale de taxe professionnelle, de cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises et des pénalités correspondantes, initialement réclamés à l’issue d’un contrôle fiscal portant en matière de prix de transfert. Plus spécifiquement, le jugement traite de la charge de la preuve qui pèse sur l’administration fiscale et apporte de nouveaux considérants, inédits à notre sens.

Les faits étaient assez classiques et prédisposaient au maintien total des rectifications. En l’espèce, une filiale française d’un groupe américain, dont l’activité consiste à distribuer sur son marché les produits acquis auprès de divers fournisseurs du groupe, affichait un résultat d’exploitation négatif depuis plusieurs années, conduisant à des déficits fiscaux continus jusque sur la période couverte par le contrôle fiscal litigieux. Selon le service, ces pertes récurrentes traduisaient une anormalité dans la politique de prix de transfert appliquée à la société. Pour asseoir ses rectifications, l’administration avait comme très souvent eu recours à la méthode transactionnelle de la marge nette (« TNMM » en anglais) pour tester la marge d’exploitation de la société. Cette marge avait ensuite été mise en perspective de la médiane obtenue d’un panel composé de sociétés indépendantes réputées comparables.

Une première originalité tenait au fait que le panel de comparables utilisé par l’administration n’était autre que celui produit dans la documentation prix de transfert de la société. Le service s’estimait alors légitime à opposer à la société ses propres analyses sans autres forme de démonstration, ni produire de recherches de comparables complémentaires.

Un autre élément insolite tenait au fait que l’administration considérait que le transfert indirect de bénéfice opéré par le truchement des prix de transfert profitait à la société mère américaine, alors même qu’aucune transaction économique ne liait celle-ci à sa filiale française. Le service estimait en effet que la mère, prise en son rôle d’entrepreneur et d’actionnaire principal du groupe, imposait implicitement mais nécessairement les prix de transfert au sein du groupement d’entreprises. Ce faisant, le service postulait que cette société aurait dû « au moins indirectement » profiter de la structuration des politiques tarifaires intragroupes.
Nous avons réussi à emporter la conviction du Rapporteur public, puis plus tard du Tribunal, en soulignant que :

►    La documentation prix de transfert ne saurait conduire à renverser la charge de la preuve sur le contribuable. En effet, l’objet de la documentation prix de transfert est avant tout de produire de l’information pour l’administration fiscale afin de permettre à celle-ci d’appréhender l’environnement économique, opérationnel et fiscal de la société. La documentation prix de transfert ne saurait ainsi soustraire l’administration aux obligations fondamentales qui pèsent sur elle, et en tout premier lieu la charge de la preuve qui lui incombe.

►    Cette charge de la preuve n’est pas remplie lorsque l’administration se focalise sur la marge nette de la société, alors que cette marge vient confondre plusieurs agrégats déconnectés des flux intragroupes. Comme le relève le juge dans son considérant : « l’insuffisance de résultats d’une société peut provenir d’autres facteurs, tels que des charges trop importantes ou des conditions de revente difficiles sur un marché particulièrement concurrentiel ».

►    Enfin, la marge nette de la société consolide diverses transactions intragroupes, de nature et d’origines différentes, de sorte que l’administration aurait dû au préalable, pour identifier la source de l’anormalité qu’elle dénonce, déterminer avec précision quelle transaction présente un caractère de non concurrence.  

On regrettera que le juge ne se soit pas prononcé sur la question de savoir si l’existence d’un transfert indirect de bénéfice peut être avéré en l’absence de transaction économique (en l’espèce, au profit de la société américaine). Ceci aurait permis d’obtenir un arrêt de principe bienvenu dans l’environnement juridique des prix de transfert en pleine mutation depuis les initiatives BEPS de l’OCDE.

On se consolera tout de même du fait que cette décision ajoute encore un peu plus à la pesanteur de la charge de la preuve portée par l’administration, et fragilise la démarche pourtant répandue du service consistant à se focaliser sur la marge nette globale des contribuables, sans autre forme d’analyse plus fine. A ce titre, il nous semble que cette décision pourra être opposée à l’administration chaque fois que celle-ci estimera avoir apporté la démonstration d’un transfert de bénéfices en testant la seule marge nette de la société (Retour net sur ventes ou Total Cost plus), quitte même pour elle à recycler les analyses de comparables produites par le groupe.

Ce qu’il faut retenir :

►    La documentation des prix de transfert doit être préparée avec toutes les diligences nécessaires pour permettre, du point de vue du contribuable, de justifier du caractère de pleine concurrence de ses transactions intragroupes. La documentation ne constitue pas pour autant une loi d’airain et ne saurait sans autre forme d’analyse servir de preuve dans un environnement contentieux.

►    La charge de la preuve qui pèse sur l’administration doit conduire celle-ci à opérer toutes les analyses nécessaires pour démontrer une éventuelle anormalité. En recyclant la recherche de comparables du contribuable, sans avoir au préalable recherché si cette recherche était pertinente et adaptée, l’administration a manqué de respecter la charge de la preuve qui pèse sur elle.

►    Cette même charge de la preuve doit conduire l’administration à dissocier les transactions intragroupes dans lesquelles le contribuable est engagé pour déterminer laquelle porte en son sein une éventuelle anormalité. De la même manière, le service ne peut se fonder sur la marge nette sans autre forme de retraitement, dans la mesure où cette marge concentre des agrégats déconnectés des transactions intragroupes litigieuses.