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Prix de transfert : la preuve est -elle devenue impossible pour le contribuable ?

Article paru sur Fiscalonline

Compte tenu de sa dimension internationale et des phénomènes qu’elle cherche à appréhender, la matière des prix de transfert a toujours été évolutive. Elle n’aura cependant jamais connu autant de changements que depuis l’ère post-BEPS, sous l’effet de deux forces normalement complémentaires, mais parfois antinomiques, que sont les travaux ciblés de l’OCDE sur le plan international, et la jurisprudence sur le plan domestique. Sur ce point, ces quelques dernières années témoignent d’un activisme marqué de la part du juge de l’impôt, qui s’est montré particulièrement productif sur des sujets clés tels que l’application du principe de pleine concurrence dans la sphère des transactions financières ; l’appréhension empirique des profils fonctionnels ; ou la corrélation entre les coûts, les risques et la substance entre les parties. Une nouvelle étape a dorénavant été franchie en matière de charge de la preuve, avec l’arrêt Issey Miyake Europe rendu par la Cour administrative d’appel de Paris.

LES FAITS

Issey Miyake Europe, détenue au cours de la période vérifiée à plus de 99 % par la société de droit japonais Issey Miyake Inc, est le distributeur exclusif des produits de la marque éponyme. A ce titre, elle achète les produits auprès de la société mère japonaise, puis les revend d’une part en qualité de grossiste à des professionnels, et d’autre part en qualité de détaillant au travers de ses boutiques de luxe situées dans plusieurs villes européennes.
Afin d’évaluer la santé financière de la société au titre de ces deux rôles, l’administration a reconstitué des comptes de résultats segmentés, en allouant notamment certaines charges d’exploitation à ces deux canaux de vente au prorata du chiffre d’affaires. De là, elle a comparé la marge nette dégagée par la société sur ces deux activités avec la médiane de deux panels tirés de recherches de comparables distinctes. Selon l’administration, l’écart mesuré entre la médiane et la marge nette de la société tirée de son activité de détaillant a mis en lumière une présomption d’anormalité au profit de la société japonaise, que le service attribue aux coûts de maintien des boutiques. Compte tenu de leur localisation prestigieuse, le service a estimé en effet qu’elles offrent une vitrine à la renommée de la marque détenue juridiquement au Japon. Partant, l’administration a rejeté les déficits enregistrés par la société au titre de 5 exercices sur les 6 contrôlés.

LA PROCÉDURE

La société a fait valoir plusieurs arguments de nature selon elle à discréditer l’approche de l’administration, tant du point de vue de la charge de la preuve qui lui incombe, que des éléments factuels censés expliquer la volatilité de ses résultats. En première instance, le Tribunal administratif de Paris avait cependant déjà rejeté sa demande, confirmé encore une fois par la Cour administrative d’appel.

LA NOTION DE PRIX DE TRANSFERT EST DEVENUE OBSOLÈTE

Un premier enseignement tient au fait que le juge de l’impôt entérine désormais le fait que la matière dite « des prix de transfert » se désolidarise des prix, et finalement même des transferts.
En effet, la composante « prix » fait référence à une rémunération directe d’une opération individualisée. Le « transfert » quant à lui suggère une transaction économique, conduisant au passage de valeur et de propriété d’une partie à une autre. Or, au cas d’espèce, l’administration, suivie par le juge, a réduit les déficits de la société en raison des charges qu’elle a supportées et qui selon elle, contribuent à valoriser la marque détenue entre les mains de la mère japonaise. Ce n’est donc pas le prix des produits achetés auprès de la société mère qui est en cause, et qui d’ailleurs constitue l’unique transaction intragroupe liant les deux parties, mais bien l’équilibre financiers des deux parties et la répartition du profit entre elles, compte tenu de la combinaison des fonctions, risques et actifs qu’elles portent au sein de la chaîne de valeur.
Les prix de transfert se dégagent donc des « transactions » économiques, qui supposent une vente, pour désormais s’attacher aux « relations » économiques, qui s’exonèrent de tout transfert. Cette démarche, qui rompt avec des années de décisions antérieures, consacre une dynamique qui transparaissait en réalité déjà entre les lignes des travaux de l’OCDE et des propositions de rectifications. Elle rapproche encore un peu plus la matière de la théorie prétorienne de l’acte anormal de gestion, qui conduit à analyser une opération de manière holistique, sans désormais avoir à qualifier précisément l’anomalie présumée. Il est d’ailleurs intéressant de noter que sans changer la politique tarifaire entre les sociétés, Issey Miyake Europe avait fini par dégager des résultats profitables sur deux des exercices contrôlés. Cette circonstance n’a pour autant pas convaincu la Cour, qui considère que « les marges d’exploitation positives des exercices bénéficiaires étant largement insuffisantes pour combler les pertes des autres exercices, alors que l’entreprise n’était pas en phase de démarrage » (considérant 5). Ce n’est donc pas tant le flux, mais la situation d’ensemble qui dorénavant est scrutée au titre du dispositif de l’article 57 du CGI.
Il faut aussi en déduire que les situations où une société liée française dégageant des profits faibles ou des pertes récurrentes dans un environnement de groupe seront plus facilement rectifiées désormais, même si individuellement les transactions intragroupes semblent correctement rémunérées, si ces pertes découlent d’un positionnement dans la chaîne de valeur déséquilibré au détriment de la société française.

LA CONSÉCRATION DE LA MÉTHODE DE LA MARGE NETTE

De manière concomitante à ce qui précède, cette décision vient aussi confirmer la prévalence de la méthode transactionnelle de la marge nette sur toutes les autres méthodes. En l’espèce, l’administration a comparé la marge nette reconstituée de la société au titre de son activité de détaillant avec celle dégagée par un panel de comparables. Or, seuls les achats de marchandises concentrent la transaction économique liant Issey Miyake Europe à sa mère japonaise. Le gros des charges d’exploitation est donc composé de dépenses qui ne correspondent pas à une transaction économique clairement désignée entre ces deux parties.
Depuis longtemps l’administration a fait de la méthode transactionnelle de la marge nette sa méthode de prédilection. Cette préférence s’expliquait aisément par la plus grande souplesse qu’elle offre dans la quête de comparables, mais aussi, admettons-le, par le fait qu’en se concentrant sur un agrégat proche du résultat fiscal, elle assurait potentiellement une plus grande certitude de rappel d’impôt. Pendant longtemps, le juge de l’impôt se désolidarisait de cette démarche, en considérant que l’analyse d’une marge nette dilue trop largement la, ou les transactions intragroupes, renvoyant donc l’administration à la nécessité de démontrer que les pertes reprochées sont directement attribuables à des prix d’achat trop élevés, ou des ventes minorées, et non à une gestion dépensière des frais fixes par exemple. Les récentes décisions en la matière avaient cependant déjà amorcé ce revirement, qui en trouve une nouvelle manifestation dans la décision de la Cour administrative d’appel de Paris. Pour la Cour, la responsabilité revient au contribuable et sa gestion du contradictoire, et indique « qu’il ne résulte pas de l’instruction que celle-ci aurait disposé d’informations suffisantes, internes au groupe, en matière de prix de transfert lui permettant de retenir une méthode fondée sur les transactions » (considérant 11).
Désormais, il faut composer avec le fait que les prix de transfert ne rémunèrent plus une transaction, mais un profil fonctionnel. La méthode transactionnelle de la marge nette devra donc à tout le moins être utilisée à titre corroboratif dans le cadre d’une analyse économique.

LE BEPS N’A PAS ENCORE TOTALEMENT IRRIGUE LA DÉMARCHE DE L’ADMINISTRATION

Il est intéressant de noter néanmoins que ni l’administration, ni le juge de l’impôt, n’ont abordé l’attribution économique de la marque sous l’angle des fonctions dites «DEMPE » suggérées par l’OCDE. A l’inverse, tous deux se sont fondés sans autre forme d’analyse sur la détention juridique de la marque par la société japonaise. Or, au cas d’espèce, l’instruction ne fait pas référence à une redevance de marque facturée à la filiale française. Du point de vue économique, celle-ci n’est donc pas reconnue comme étant distinctement concentrée entre les mains de la mère japonaise, alors même que sa forte valeur est indiscutablement reconnue. Un angle de défense pourrait donc consister désormais à tenter d’allouer une part de la détention économique de la marque à Issey Miyake Europe, compte tenu de son exploitation et de sa contribution à sa renommée, ce qui corrélativement justifierait qu’elle puisse supporter une portion des coûts qui en découlent.
Ceci montre aussi que notre droit prétorien n’est pas encore prêt à verser totalement dans les concepts très libéraux de Common Law, et particulièrement la préférence à la propriété économique sur la propriété juridique des actifs incorporels de valeur. Dans cette affaire, la solution peut se résumer au seul fait que la société française a supporté des coûts pour le compte d’un tiers, et rappelle de manière simpliste des cas d’acte anormal de gestion par nature.

UNE PAUPÉRISATION DES ANALYSES ECONOMIQUES ?

Pour faire présumer l’avantage concédé à la société japonaise, l’administration a réalisé une recherche de comparables ayant permis de capturer 7 sociétés engagées dans la vente au détail de vêtements. Il ressort de la lecture de la décision que ces références n’étaient cependant pas engagées sur le secteur du luxe. Il semblerait au contraire que ces comparables aient pu être multimarques, positionnés sur des gammes différentes, ou sujets à des volumétries de ventes plus faibles. Autant de critères qui, si l’on s’en tient aux facteurs de comparabilités suggérés par l’OCDE, sont autant d’éléments différenciant venant affecter la comparabilité et donc, la fiabilité de ces sociétés et des résultats qu’elles produisent au titre de l’étude de leurs marges.
Pour autant, le juge valide ce panel, au motif que la méthode de marge transactionnelle de la marge nette s’exonèrerait de ces différences pourtant fondamentales. En ce sens la Cour indique « la méthode transactionnelle de la marge nette vise à comparer, à la différence des méthodes fondées sur les prix, qui nécessitent une similarité des produits vendus, les résultats issus de transactions contrôlées avec ceux de sociétés tierces exerçant des fonctions et assumant des risques comparables » (considérant n°12). Ce faisant, tout le travail de démonstration qui pourtant, devrait reposer sur le service, est renversé sur le contribuable. On lit en effet que « Issey Miyake Europe, qui ne propose d’ailleurs aucun ajustement relatif à l’impact des charges spécifiques dont elle se prévaut, et qui ne contribueraient pas à la valorisation de la marque, fait valoir qu’elle n’a elle-même pas été en mesure d’identifier des sociétés françaises indépendantes distribuant des vêtements de prêt-à-porter de luxe ».
Là encore, cette décision rompt avec des arrêts antérieurs, qui ont longtemps discrédité les rectifications opérées par l’administration dès lors que celle-ci n’était pas en mesure d’identifier des comparables pertinents. Désormais, il suffira à l’administration de s’appuyer sur une méthode de marge nette et de simplement capter des sociétés indépendantes, engagées dans une grande typologie d’activité (distribution, fabrication, prestation de service), sans plus avoir à appliquer des ajustements afin de parfaire la comparabilité.

LA CONSÉCRATION DE LA MÉDIANE

Enfin, cette décision met un terme à un débat que l’affaire GE Healthcare avait laissé pendant, et qui avait semble-t-il ouvert la voie pour le service à rectifier systématiquement les marges à hauteur de la médiane de l’intervalle. La lecture de cette précédente décision suggérait cependant que cette tendance assumée de l’administration relevait d’une mauvaise interprétation de l’arrêt de 2018. Le doute n’est désormais plus permis, et il incombe au contribuable d’apporter tout élément permettant d’apprécier l’irrecevabilité automatique de la médiane, pour y préférer un point dans l’intervalle plus adapté.
On lit en ce sens que la société Issey Miyake Europe « ne fait état d’aucune circonstance spécifique justifiant de s’écarter de la médiane, alors que l’administration n’a elle-même pas constaté de telles circonstances au regard des faits et des caractéristiques propres de la société Issey Miyake Europe » (considérant 13). Là encore, on peut déplorer que la charge de la preuve ait été renversée sur le contribuable, dont on pourrait pourtant penser qu’il détient moins d’informations sur l’état du marché, ou de ses concurrents, lui permettant de cibler un point dans l’intervalle davantage fidèle à sa situation.

EN BREF…

Cette décision rigidifie clairement les efforts pesant sur le contribuable pour se défendre contre les rectifications opérées désormais en matière de prix de transfert. Elle rompt avec une longue tradition jurisprudentielle précédente, et semble accompagner la dynamique post-BEPS qui milite pour le renforcement des moyens offerts aux administrations fiscales pour analyser et rectifier les transactions intragroupes. Plus spécifiquement, cet arrêt met en lumière les éléments suivants :

  1. CAA Paris, 2ème ch. 29 juin 2022, n° 20PA03807.
  2. TA Paris, 7 oct. 2020, n° 1806236/1-3.

Déduction des intérêts de prêts intragroupe, la fin de la saga ?

CAA PARIS, 2ÈME CH., 29 JUIN 2022, 20PA03996 WB AMBASSADOR

NOTRE ANALYSE

Problème posé par l’arrêt

LA CONSÉCRATION DE LIBERTÉ DE PREUVE DU CONTRIBUABLE

La Cour d’Appel vient consacrer l’arrêt du 10 décembre 2020 du Conseil d’Etat, qui avait adopté une position favorable aux contribuables. En effet, cet arrêt confirme l’avis rendu un an plus tôt (CE 10 juillet 2019, n°429426, SAS Wheelabrator), en réaffirmant le principe de liberté de la preuve en matière de détermination du taux d’intérêt de prêts conclus entre sociétés d’un même groupe.
Désormais, l’administration fiscale et les juges doivent réellement débattre quant aux preuves apportées par le contribuable pour justifier du caractère normal et de pleine concurrence d’un taux d’intérêt intragroupe. C’est dans le cadre de ce débat que la Cour Administrative d’Appel apprécie les preuves apportées par la société AB Ambassador et confirme que les taux d’intérêts pratiqués dans le cadre d’emprunts obligataires peut constituer une preuve du caractère de pleine concurrence du taux d’un prêt intragroupe, dès lors qu’il est avéré que ces ces emprunts constituent une alternative réaliste à un prêt intragroupe (donc à une référence au marché de la dette). En l’espèce, les preuves apportées par la société étaient suffisamment élaborées pour justifier les taux pratiqués dans le cadre des prêts intragroupes pratiqués.

L’ÉPISODE FINAL DE LA SAGA WB AMBASSADOR, MAIS QUID DE LA SUITE?

L’arrêt du 29 juin 2022 vient clore cette saga WB Ambassador à l’origine, à la fois de nombreuses problématiques et interrogations, qui ont nourrit un fort mouvement jurisprudentiel sur les prêts intragroupes, mais aussi du débat sur la thématique de l’articulation des prix de transfert et de l’article 212-1 du Code Général des Impôts. La Cour Administrative d’Appel vient préciser la nature et la mécanique de la preuve de la normalité du taux d’intérêt appliqué en cas de prêt intragroupe. Cette dernière participe de ce fait, de l’analyse inspirée par les fiches de Bercy sur les transactions financières intragroupes et par le courant jurisprudentiel formé des décisions Studialis, Wheelabrator, Appex Tool, ou encore BSA.
Néanmoins, si cette décision permet de clarifier les situations de prêts intragroupe, de nombreuses incertitudes demeurent quant à la démonstration du taux de pleine concurrence attaché à d’autres véhicules financiers, notamment le Cash Pool. La décision laisse également les actionnaires minoritaires toujours sujets au cloisonnement de l’article 212-I et l’application stricte du taux de l’article 39-1-3, comme le rappelait encore récemment la décision Trocadéro. Enfin, bien que le contribuable peut désormais faire référence au marché obligataire, encore lui faut-il pouvoir démontrer qu’une telle référence constituait une alternative réaliste compte tenu de sa situation. Si la preuve qui repose sur lui a été (un peu) allégée, la justification d’un taux d’emprunt différent de celui visé à l’article 39-1-3 du CGI demeure encore une gageure pour les contribuables. Les juges n’ont donc pas encore fini de nous livrer toutes les clefs des prix de transfert appliqués aux flux financiers.

Le CIR doit-il être neutralisé au titre des facturations de flux intragroupes ?

CAA PARIS, 9EME CHAMBRE, 29 JUIN 2022, 21PA00668 SAS MICROELECTRONICS GRAND OUEST

NOTRE ANALYSE

AVANTAGE PAR NATURE VS AVANTAGE PAR COMPARAISON

Dans cette affaire, la Cour rappelle un des fondements de la dialectique de la preuve en matière de prix de transfert, consistant à appréhender de manière différente ce que le Commissaire du Gouvernement Emmanuel Glaser qualifiait d’avantages « par nature », par opposition aux avantages « par comparaison ». Les premiers sont faciles à percevoir, car ils ne sont compensés par aucune contrepartie directe, comme par exemple des prêts sans intérêts. Les seconds sont plus ténus, car ils requièrent une analyse économique (un benchmark) visant à identifier des références tierces, nécessairement, indépendantes, et placées dans des conditions similaires à celles entourant la transaction intragroupe objet des rectifications. Cette distinction a permis de donner lieu à un considérant repris quasi systématiquement par les juges en matière de prix de transfert, invitant l’administration, pour apporter une présomption de transfert indirect de bénéfice à l’étranger, selon lequel « à défaut d’avoir procédé à une telle comparaison, le service n’est, en revanche, pas fondé à invoquer la présomption de transfert de bénéfices ainsi instituée mais doit, pour démontrer qu’une entreprise a consenti une libéralité en facturant des prestations à un prix insuffisant, établir l’existence d’un écart injustifié entre le prix convenu et la valeur vénale du bien cédé ou du service rendu ».
Il est intéressant de noter ici que la Cour considère que l’avantage critiqué par l’administration est un avantage par comparaison, qui enjoignait donc le service à démontrer, par le biais d’une recherche de comparables, que des références tierces et indépendantes auraient (ou non) déduit de leur base de coûts sur laquelle repose la marge les montants du CIR et des autres subventions.

QUELLE DÉDUCTION?

En l’espèce, l’arrêt met en lumière le fait que la société avait déduit de sa base de coûtsles montantsdu CIR, réduisant donc l’assiette sur laquelle repose la marge de 7%. Ce faisant, la société a appliqué la méthode transactionnelle de la marge nette, couplée à un indicateur de profit de type « Net Cost Plus ». Une alternative aurait pu consister à déduire le CIR non pas de la base de coûts, mais du montant total constitué de ce Net Cost Plus 7%. La décision aurait ainsi pu être différente, car le CIR vient justement compenser des coûts supportés. La démarche de la société permet ainsi de respecter la nature même du CIR, en considérant que son impact joue sur les coûts, et non pas la rentabilité totale de la société.

UNE PIERRE DE PLUS

La décision de la CAA de Paris permet d’ajouter une pierre au début de solution apportée par la décision de la CAA de Versailles du 11 octobre 2016, Sté Philips France (n°14VE02651). Dans cette ancienne affaire, le juge avait rejeté les prétentions de l’administration au motif que les comparables produits n’étaient pas indépendants. La preuve était donc par nature viciée. Devant le Conseil d’Etat, le Ministre était à nouveau débouté au motif qu’aucune analyse économique plus fondée n’avait été apportée (CE, 19 septembre 2018, n°405779). Il apparaissait cependant déjà donc que l’avantage réputé exister était un avantage par comparaison, et non par nature.

ATTENTION AUX CONTRATS!

Dans l’arrêt du Conseil d’Etat de 2018, le juge de l’impôt considérait « qu’alors même que l’accord entre les deux sociétés ne stipulerait pas expressément que le prix de revient pris comme base de calcul du prix de vente s’entendrait du coût effectivement supporté, net du montant des subventions, le ministre n’est pas fondé à soutenir que la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit ». Seule l’analyse comparative comptait alors. Il nous semble que cette démarche pourrait désormais être remise en cause, en raison notamment de la décision passée trop inaperçue SAP France Holding (CAA Marseille, 08 juillet 2021, n°20MA00804). Cette décision rappelle l’impérieuse nécessité de préciser, dans le contrat, les composantes exactes de la base de coûts sur laquelle repose la marge. Dans l’affaire SAP, le contrat prévoyait que tous les coûts devaient être refacturés. Inspirée, le service en avait déduit alors que la CVAE, qui est déduite du résultat de la société, devait donc faire partie des coûts refacturés au partenaire étranger.

La preuve est-elle devenue impossible pour le contribuable ?

COUR ADMINISTRATIVE D’APPEL DE PARIS, 2EME CHAMBRE, 29 JUIN 2022

NOTRE ANALYSE

LA NOTION DE PRIX DE TRANSFERT EST DEVENUE OBSOLÈTE

Au cas d’espèce, l’administration, suivie par le juge, a réduit les déficits de la société en raison des charges qu’elle a supportées et qui selon elle, contribuent à valoriser la marque détenue entre les mains de la mère japonaise.
Les prix de transfert se dégagent donc des « transactions » économiques, qui supposent une vente, pour désormais s’attacher aux « relations » économiques, qui s’exonèrent de tout transfert. Cette démarche, qui rompt avec des années de décisions antérieures, consacre une dynamique qui transparaissait en réalité déjà entre les lignes des travaux de l’OCDE et des propositions de rectifications. Elle rapproche encore un peu plus la matière de la théorie prétorienne de l’acte anormal de gestion, qui conduit à analyser une opération de manière holistique, sans désormais avoir à qualifier précisément l’anomalie présumée. Ce n’est donc pas tant le flux, mais la situation d’ensemble qui
dorénavant est scrutée au titre du dispositif de l’article 57 du CGI.

LA CONSÉCRATION DE LA MÉTHODE DE LA MARGE NETTE

En l’espèce, l’administration a comparé la marge nette reconstituée de la société au titre de son activité de détaillant avec celle dégagée par un panel de comparables. Or, seuls les achats de marchandises concentrent la transaction économique liant Issey Miyake Europe à sa mère japonaise. Le gros des charges d’exploitation est donc composé de dépenses qui ne correspondent pas à une transaction économique clairement désignée entre ces deux parties.
Depuis longtemps l’administration a fait de la méthode transactionnelle de la marge nette sa méthode de prédilection. Cette préférence s’expliquait aisément par la plus grande souplesse qu’elle offre dans la quête de comparables, mais aussi, admettons-le, par le fait qu’en se concentrant sur un agrégat proche du résultat fiscal, elle assurait potentiellement une plus grande certitude de rappel d’impôt. Pendant longtemps, le juge de l’impôt se désolidarisait de cette démarche, en considérant que l’analyse d’une marge nette dilue trop largement la, ou les transactions intragroupes, renvoyant donc l’administration à la nécessité de démontrer que les pertes reprochées sont directement attribuables à des prix d’achat trop élevés, ou des ventes minorées, et non à une gestion dépensière des frais fixes par exemple. Les récentes décisions en la matière avaient cependant déjà amorcé ce revirement, qui en trouve une nouvelle manifestation dans la décision de la Cour administrative d’appel de Paris. Pour la Cour, la responsabilité revient au contribuable et sa gestion du contradictoire, et indique « qu’il ne résulte pas de l’instruction que celle-ci aurait disposé d’informations suffisantes, internes au groupe, en matière de prix de transfert lui permettant de retenir une méthode fondée sur les transactions » (considérant 11).

UNE PAUPÉRISATION DES ANALYSES ECONOMIQUES ?

Pour faire présumer l’avantage concédé à la société japonaise, l’administration a réalisé une recherche de comparables ayant permis de capturer 7 sociétés engagées dans la vente au détail de vêtements. Il semblerait que ces comparables n’étaient pas engagées sur le secteur du luxe et qu’ils aient pu être multimarques, positionnés sur des gammes différentes, ou sujets à des volumétries de ventes plus faibles. Autant de critères qui, si l’on s’en tient aux facteurs de comparabilités suggérés par l’OCDE, sont autant d’éléments différenciant venant affecter la comparabilité et donc, la fiabilité de ces sociétés et des résultats qu’elles produisent au titre de l’étude de leurs marges.
Pour autant, le juge valide ce panel, au motif que la méthode de marge transactionnelle de la marge nette s’exonèrerait de ces différences pourtant fondamentales. Ce faisant, tout le travail de démonstration qui pourtant, devrait reposer sur le service, est renversé sur le contribuable. On lit en effet que « Issey Miyake Europe, qui ne propose d’ailleurs aucun ajustement relatif à l’impact des charges spécifiques dont elle se prévaut, et qui ne contribueraient pas à la valorisation de la marque, fait valoir qu’elle n’a elle-même pas été en mesure d’identifier des sociétés françaises indépendantes distribuant des vêtements de prêt-à-porter de luxe ».
Cette décision rompt avec des arrêts antérieurs, qui ont longtemps discrédité les rectifications opérées par l’administration dès lors que celle-ci n’était pas en mesure d’identifier des comparables pertinents. Désormais, il suffira à l’administration de s’appuyer sur une méthode de marge nette et de simplement capter des sociétés indépendantes, engagées dans une grande typologie d’activité (distribution, fabrication, prestation de service), sans plus avoir à appliquer des ajustements afin de parfaire la comparabilité.

LA CONSÉCRATION DE LA MÉDIANE

Enfin, cette décision met un terme à un débat que l’affaire GE Healthcare avait laissé pendant, et qui avait semble-t-il ouvert la voie pour le service à rectifier systématiquement les marges à hauteur de la médiane de l’intervalle. La lecture de cette précédente décision suggérait cependant que cette tendance assumée de l’administration relevait d’une mauvaise interprétation de l’arrêt de 2018. Le doute n’est désormais plus permis, et il incombe au contribuable d’apporter tout élément permettant d’apprécier l’irrecevabilité automatique de la médiane, pour y préférer un point dans l’intervalle plus adapté.
Là encore, on peut déplorer que la charge de la preuve ait été renversée sur le contribuable, dont on pourrait pourtant penser qu’il détient moins d’informations sur l’état du marché, ou de ses concurrents, lui permettant de cibler un point dans l’intervalle davantage fidèle à sa situation.