Article paru sur Fiscalonline
Compte tenu de sa dimension internationale et des phénomènes qu’elle cherche à appréhender, la matière des prix de transfert a toujours été évolutive. Elle n’aura cependant jamais connu autant de changements que depuis l’ère post-BEPS, sous l’effet de deux forces normalement complémentaires, mais parfois antinomiques, que sont les travaux ciblés de l’OCDE sur le plan international, et la jurisprudence sur le plan domestique. Sur ce point, ces quelques dernières années témoignent d’un activisme marqué de la part du juge de l’impôt, qui s’est montré particulièrement productif sur des sujets clés tels que l’application du principe de pleine concurrence dans la sphère des transactions financières ; l’appréhension empirique des profils fonctionnels ; ou la corrélation entre les coûts, les risques et la substance entre les parties. Une nouvelle étape a dorénavant été franchie en matière de charge de la preuve, avec l’arrêt Issey Miyake Europe rendu par la Cour administrative d’appel de Paris.
LES FAITS
Issey Miyake Europe, détenue au cours de la période vérifiée à plus de 99 % par la société de droit japonais Issey Miyake Inc, est le distributeur exclusif des produits de la marque éponyme. A ce titre, elle achète les produits auprès de la société mère japonaise, puis les revend d’une part en qualité de grossiste à des professionnels, et d’autre part en qualité de détaillant au travers de ses boutiques de luxe situées dans plusieurs villes européennes.
Afin d’évaluer la santé financière de la société au titre de ces deux rôles, l’administration a reconstitué des comptes de résultats segmentés, en allouant notamment certaines charges d’exploitation à ces deux canaux de vente au prorata du chiffre d’affaires. De là, elle a comparé la marge nette dégagée par la société sur ces deux activités avec la médiane de deux panels tirés de recherches de comparables distinctes. Selon l’administration, l’écart mesuré entre la médiane et la marge nette de la société tirée de son activité de détaillant a mis en lumière une présomption d’anormalité au profit de la société japonaise, que le service attribue aux coûts de maintien des boutiques. Compte tenu de leur localisation prestigieuse, le service a estimé en effet qu’elles offrent une vitrine à la renommée de la marque détenue juridiquement au Japon. Partant, l’administration a rejeté les déficits enregistrés par la société au titre de 5 exercices sur les 6 contrôlés.
LA PROCÉDURE
La société a fait valoir plusieurs arguments de nature selon elle à discréditer l’approche de l’administration, tant du point de vue de la charge de la preuve qui lui incombe, que des éléments factuels censés expliquer la volatilité de ses résultats. En première instance, le Tribunal administratif de Paris avait cependant déjà rejeté sa demande, confirmé encore une fois par la Cour administrative d’appel.
LA NOTION DE PRIX DE TRANSFERT EST DEVENUE OBSOLÈTE
Un premier enseignement tient au fait que le juge de l’impôt entérine désormais le fait que la matière dite « des prix de transfert » se désolidarise des prix, et finalement même des transferts.
En effet, la composante « prix » fait référence à une rémunération directe d’une opération individualisée. Le « transfert » quant à lui suggère une transaction économique, conduisant au passage de valeur et de propriété d’une partie à une autre. Or, au cas d’espèce, l’administration, suivie par le juge, a réduit les déficits de la société en raison des charges qu’elle a supportées et qui selon elle, contribuent à valoriser la marque détenue entre les mains de la mère japonaise. Ce n’est donc pas le prix des produits achetés auprès de la société mère qui est en cause, et qui d’ailleurs constitue l’unique transaction intragroupe liant les deux parties, mais bien l’équilibre financiers des deux parties et la répartition du profit entre elles, compte tenu de la combinaison des fonctions, risques et actifs qu’elles portent au sein de la chaîne de valeur.
Les prix de transfert se dégagent donc des « transactions » économiques, qui supposent une vente, pour désormais s’attacher aux « relations » économiques, qui s’exonèrent de tout transfert. Cette démarche, qui rompt avec des années de décisions antérieures, consacre une dynamique qui transparaissait en réalité déjà entre les lignes des travaux de l’OCDE et des propositions de rectifications. Elle rapproche encore un peu plus la matière de la théorie prétorienne de l’acte anormal de gestion, qui conduit à analyser une opération de manière holistique, sans désormais avoir à qualifier précisément l’anomalie présumée. Il est d’ailleurs intéressant de noter que sans changer la politique tarifaire entre les sociétés, Issey Miyake Europe avait fini par dégager des résultats profitables sur deux des exercices contrôlés. Cette circonstance n’a pour autant pas convaincu la Cour, qui considère que « les marges d’exploitation positives des exercices bénéficiaires étant largement insuffisantes pour combler les pertes des autres exercices, alors que l’entreprise n’était pas en phase de démarrage » (considérant 5). Ce n’est donc pas tant le flux, mais la situation d’ensemble qui dorénavant est scrutée au titre du dispositif de l’article 57 du CGI.
Il faut aussi en déduire que les situations où une société liée française dégageant des profits faibles ou des pertes récurrentes dans un environnement de groupe seront plus facilement rectifiées désormais, même si individuellement les transactions intragroupes semblent correctement rémunérées, si ces pertes découlent d’un positionnement dans la chaîne de valeur déséquilibré au détriment de la société française.
LA CONSÉCRATION DE LA MÉTHODE DE LA MARGE NETTE
De manière concomitante à ce qui précède, cette décision vient aussi confirmer la prévalence de la méthode transactionnelle de la marge nette sur toutes les autres méthodes. En l’espèce, l’administration a comparé la marge nette reconstituée de la société au titre de son activité de détaillant avec celle dégagée par un panel de comparables. Or, seuls les achats de marchandises concentrent la transaction économique liant Issey Miyake Europe à sa mère japonaise. Le gros des charges d’exploitation est donc composé de dépenses qui ne correspondent pas à une transaction économique clairement désignée entre ces deux parties.
Depuis longtemps l’administration a fait de la méthode transactionnelle de la marge nette sa méthode de prédilection. Cette préférence s’expliquait aisément par la plus grande souplesse qu’elle offre dans la quête de comparables, mais aussi, admettons-le, par le fait qu’en se concentrant sur un agrégat proche du résultat fiscal, elle assurait potentiellement une plus grande certitude de rappel d’impôt. Pendant longtemps, le juge de l’impôt se désolidarisait de cette démarche, en considérant que l’analyse d’une marge nette dilue trop largement la, ou les transactions intragroupes, renvoyant donc l’administration à la nécessité de démontrer que les pertes reprochées sont directement attribuables à des prix d’achat trop élevés, ou des ventes minorées, et non à une gestion dépensière des frais fixes par exemple. Les récentes décisions en la matière avaient cependant déjà amorcé ce revirement, qui en trouve une nouvelle manifestation dans la décision de la Cour administrative d’appel de Paris. Pour la Cour, la responsabilité revient au contribuable et sa gestion du contradictoire, et indique « qu’il ne résulte pas de l’instruction que celle-ci aurait disposé d’informations suffisantes, internes au groupe, en matière de prix de transfert lui permettant de retenir une méthode fondée sur les transactions » (considérant 11).
Désormais, il faut composer avec le fait que les prix de transfert ne rémunèrent plus une transaction, mais un profil fonctionnel. La méthode transactionnelle de la marge nette devra donc à tout le moins être utilisée à titre corroboratif dans le cadre d’une analyse économique.
LE BEPS N’A PAS ENCORE TOTALEMENT IRRIGUE LA DÉMARCHE DE L’ADMINISTRATION
Il est intéressant de noter néanmoins que ni l’administration, ni le juge de l’impôt, n’ont abordé l’attribution économique de la marque sous l’angle des fonctions dites «DEMPE » suggérées par l’OCDE. A l’inverse, tous deux se sont fondés sans autre forme d’analyse sur la détention juridique de la marque par la société japonaise. Or, au cas d’espèce, l’instruction ne fait pas référence à une redevance de marque facturée à la filiale française. Du point de vue économique, celle-ci n’est donc pas reconnue comme étant distinctement concentrée entre les mains de la mère japonaise, alors même que sa forte valeur est indiscutablement reconnue. Un angle de défense pourrait donc consister désormais à tenter d’allouer une part de la détention économique de la marque à Issey Miyake Europe, compte tenu de son exploitation et de sa contribution à sa renommée, ce qui corrélativement justifierait qu’elle puisse supporter une portion des coûts qui en découlent.
Ceci montre aussi que notre droit prétorien n’est pas encore prêt à verser totalement dans les concepts très libéraux de Common Law, et particulièrement la préférence à la propriété économique sur la propriété juridique des actifs incorporels de valeur. Dans cette affaire, la solution peut se résumer au seul fait que la société française a supporté des coûts pour le compte d’un tiers, et rappelle de manière simpliste des cas d’acte anormal de gestion par nature.
UNE PAUPÉRISATION DES ANALYSES ECONOMIQUES ?
Pour faire présumer l’avantage concédé à la société japonaise, l’administration a réalisé une recherche de comparables ayant permis de capturer 7 sociétés engagées dans la vente au détail de vêtements. Il ressort de la lecture de la décision que ces références n’étaient cependant pas engagées sur le secteur du luxe. Il semblerait au contraire que ces comparables aient pu être multimarques, positionnés sur des gammes différentes, ou sujets à des volumétries de ventes plus faibles. Autant de critères qui, si l’on s’en tient aux facteurs de comparabilités suggérés par l’OCDE, sont autant d’éléments différenciant venant affecter la comparabilité et donc, la fiabilité de ces sociétés et des résultats qu’elles produisent au titre de l’étude de leurs marges.
Pour autant, le juge valide ce panel, au motif que la méthode de marge transactionnelle de la marge nette s’exonèrerait de ces différences pourtant fondamentales. En ce sens la Cour indique « la méthode transactionnelle de la marge nette vise à comparer, à la différence des méthodes fondées sur les prix, qui nécessitent une similarité des produits vendus, les résultats issus de transactions contrôlées avec ceux de sociétés tierces exerçant des fonctions et assumant des risques comparables » (considérant n°12). Ce faisant, tout le travail de démonstration qui pourtant, devrait reposer sur le service, est renversé sur le contribuable. On lit en effet que « Issey Miyake Europe, qui ne propose d’ailleurs aucun ajustement relatif à l’impact des charges spécifiques dont elle se prévaut, et qui ne contribueraient pas à la valorisation de la marque, fait valoir qu’elle n’a elle-même pas été en mesure d’identifier des sociétés françaises indépendantes distribuant des vêtements de prêt-à-porter de luxe ».
Là encore, cette décision rompt avec des arrêts antérieurs, qui ont longtemps discrédité les rectifications opérées par l’administration dès lors que celle-ci n’était pas en mesure d’identifier des comparables pertinents. Désormais, il suffira à l’administration de s’appuyer sur une méthode de marge nette et de simplement capter des sociétés indépendantes, engagées dans une grande typologie d’activité (distribution, fabrication, prestation de service), sans plus avoir à appliquer des ajustements afin de parfaire la comparabilité.
LA CONSÉCRATION DE LA MÉDIANE
Enfin, cette décision met un terme à un débat que l’affaire GE Healthcare avait laissé pendant, et qui avait semble-t-il ouvert la voie pour le service à rectifier systématiquement les marges à hauteur de la médiane de l’intervalle. La lecture de cette précédente décision suggérait cependant que cette tendance assumée de l’administration relevait d’une mauvaise interprétation de l’arrêt de 2018. Le doute n’est désormais plus permis, et il incombe au contribuable d’apporter tout élément permettant d’apprécier l’irrecevabilité automatique de la médiane, pour y préférer un point dans l’intervalle plus adapté.
On lit en ce sens que la société Issey Miyake Europe « ne fait état d’aucune circonstance spécifique justifiant de s’écarter de la médiane, alors que l’administration n’a elle-même pas constaté de telles circonstances au regard des faits et des caractéristiques propres de la société Issey Miyake Europe » (considérant 13). Là encore, on peut déplorer que la charge de la preuve ait été renversée sur le contribuable, dont on pourrait pourtant penser qu’il détient moins d’informations sur l’état du marché, ou de ses concurrents, lui permettant de cibler un point dans l’intervalle davantage fidèle à sa situation.
EN BREF…
Cette décision rigidifie clairement les efforts pesant sur le contribuable pour se défendre contre les rectifications opérées désormais en matière de prix de transfert. Elle rompt avec une longue tradition jurisprudentielle précédente, et semble accompagner la dynamique post-BEPS qui milite pour le renforcement des moyens offerts aux administrations fiscales pour analyser et rectifier les transactions intragroupes. Plus spécifiquement, cet arrêt met en lumière les éléments suivants :
- CAA Paris, 2ème ch. 29 juin 2022, n° 20PA03807.
- TA Paris, 7 oct. 2020, n° 1806236/1-3.