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Le renversement de la charge de la preuve en matière financière : assiste t-on à un retour de balancier ?

SITUATION DE DÉPART

La SAS Willink a émis deux emprunts obligataires convertibles en actions d’une durée de dix ans à un taux d’intérêt de 8 % l’an, souscrits par deux fonds communs de placement à risque français ainsi que par une société de droit britannique.

CONTRÔLE DE L’ADMINISTRATION

L’administration fiscale a remis en cause le caractère déductible des charges financières induites par cette opération à hauteur de la fraction des intérêts versés aux fonds et à la société anglaise, excédant le taux visé à l’article 39-I-3° du CGI. En outre, l’administration a estimé que les intérêts dus au titre du différentiel constituaient une libéralité au profit de la société britannique.
Pour justifier sa position, la société produit postérieurement une étude de taux au moyen du logiciel Riskcalc. Cette étude est fondée sur un modèle de calcul de la probabilité de défaut à court et long terme et y associe ensuite un scoring implicite. Une recherche de transactions comparables sur le marché libre a ensuite été effectuée au moyen de la base de données SetP Capital IQ.

DÉCISION DE LA CAA DE PARIS

Pour rejeter la démonstration apportée par la société, la CAA a écarté les résultats obtenus à partir de l’outil de scoring Riskcalc, en estimant qu’il s’agissait d’un modèle statistique basé sur des données quantitatives historiques de sociétés non représentatives du marché puisque les entreprises défaillantes y sont surreprésentées; qu’il ne prenait en compte qu’une dizaine de données financières renseignées par la société elle-même; et que rien ne permettait d’établir que la note de risque obtenue au moyen de cet outil prendrait en compte de manière adéquate tous les facteurs reconnus comme prévisionnels, et notamment les caractéristiques propres au secteur d’activité concerné.

DÉCISION DU CONSEIL D’ÉTAT

Le Conseil d’État estime que la Cour, qui a suivi l’administration fiscale, avait entaché son arrêt d’une erreur de droit en rejetant la valeur probante de l’outil Riskcalc utilisé et en privilégiant les agences de notations. En écartant la valeur probante de l’estimation de risque obtenue à partir de l’outil de scoring Riskcalc, sans rechercher si des éléments relatifs à l’utilisation de cet outil au cas d’espèce ou issus d’autres éléments de comparaison conduisaient à la remettre en cause, la cour a entaché son arrêt d’erreur de droit.

NOTRE ANALYSE

LA « PREUVE IMPOSSIBLE » A L’ÉPREUVE DE LA JURISPRUDENCE

L’article 212-I, qui conduit à l’application du taux de référence visé à l’article 39-1-3 du CGI, a déjà connu une nette inflexion sous l’impulsion du juge de l’impôt. Pour mémoire, lorsqu’un prêt est consenti par une entreprise liée, les intérêts sont déductibles dans la limite de ceux calculés d’après un taux défini à l’article 39-1-3° du CGI. Toutefois, l’entreprise emprunteuse bénéficie d’un mécanisme de preuve contraire : elle peut déduire des intérêts calculés d’après un taux supérieur si elle démontre que ce dernier correspond au taux qu’elle aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues (article 212-I-a du CGI). La lecture stricte des textes par l’administration avait conduit à une mécanique de « preuve impossible » selon les praticiens. Cependant, le juge de l’impôt a tempéré la rigidité induite par la pratique administrative en validant le fait que (i) les recherches alternatives de comparables pouvaient ne pas être contemporaines aux transactions financières (ex : TA Paris, 7 juin 2018, Paul Ka) ; les systèmes de notation de crédit employés sont réputés refléter suffisamment les éléments intrinsèques des marchés économiques concernés (ex : CE, 29 déc. 2021, Apex Tool) ; ou encore (iii) le taux peut être déterminé par référence au marché obligataire (avis du CE, 10 juil. 2019, SAS Wheelabrator Group).

COMMENT DÉFINIR LA NOTATION DE CRÉDIT (CREDIT RATING) ?

La détermination de la notation de crédit de l’emprunteur constitue la première étape de l’analyse, dans la mesure où cet indicateur révèle la solvabilité globale de l’entreprise. Sur ce point, le Conseil d’Etat reconnaît formellement que les notations obtenues à l’aide d’outils de type « RiskCalc » sont certes plus approximatives qu’une notation de crédit pouvant être effectuée par une agence de notation. Pour autant, il admet de manière pragmatique que « le recours à une telle notation n’a pas nécessairement vocation à s’appliquer, compte tenu de son coût, dans une opération intragroupe ». D’autre part, contrairement à ce qu’a jugé la CAA de Paris, cet outil tient bien compte du secteur d’activité de la société, qui doit être renseigné par l’utilisateur. En effet, les notations qui en sont issues, reposent sur des données issues de la comptabilité de l’entreprise, sans que cette dernière puisse modifier les paramètres utilisés par l’application. Au cas d’espèce, le ministre ne contestait d’ailleurs pas la robustesse globale. Aussi, la référence à un tel outil peut être regardée comme suffisamment fiable pour justifier du profil de risque d’une société. Le contribuable dispose donc bien de deux moyens pour établir sa notation de crédit : le recours à un outil informatique spécialisé (ex : RiskCalc), ou la référence directe à une agence de notation. Il est à noter d’ailleurs que l’usage de l’outil RiskCalc a déjà été validé à l’occasion de l’arrêt Studialis (CAA Paris, 22 oct. 2020).

UN REEQUILIBRAGE DE LA CHARGE DE LA PREUVE

La charge de la preuve induite par l’article 212-1 du CGI conduit bel à bien à un renversement dans le chef du contribuable. Cependant, le juge de l’impôt a progressivement repositionné l’administration dans le dispositif de la preuve, en lui faisant porter l’obligation de démontrer l’inexactitude de l’analyse réalisée par le contribuable. Ce faisant, le Conseil d’État pose les bases d’une valse en 3 temps :

A défaut d’appliquer le taux visé à l’article 39-1-3, le contribuable porte intégralement la charge de la preuve.

Celui-ci peut néanmoins procéder à des analyses économiques alternatives en s’appuyant sur des outils statistiques et digitaux spécialisés.

Ces analyses alternatives sont réputées fiables, sauf pour l’administration à démontrer que la démarche est viciée. Par exemple, l’administration peut produire des critiques circonstanciées sur l’usage fait au cas d’espèce de l’outil RiskCalc ou éléments permettant d’établir que l’évaluation qui en résulte était erronée au cas particulier. Elle peut également démontrer que la référence au marché obligataire ne constitue pas une référence viable lorsque de tels emprunts constituent, dans chaque hypothèse considérée, une alternative non réaliste à un prêt intragroupe classique.

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