Cara Avocats

CARA AVOCATS est fier de sponsoriser les Gazelles Lyonnaises

Le cabinet CARA AVOCATS est fier de sponsoriser les Gazelles Lyonnaises, l’équipage formé de Déborah PAUGET et Alexandra CROZIER qui concoure à l’édition 2022 du RALLYE AÏCHA DES GAZELLES.

Nous avions été touchés par l’ambition de nos deux pilotes et leur volonté de vivre une aventure hors norme, que les évènements avaient malheureusement repoussé deux années de suite. En nous associant à d’autres partenaires, le cabinet a pu les aider à financer leur véhicule, le voyage et le matériel nécessaire pour participer à cette fantastique aventure qui promeut des valeurs que nous avons en commun : le dépassement de soi, la solidarité, et la reconnaissance de la place des femmes dans notre monde moderne.

Le Rallye Aïcha des Gazelles du Maroc est le seul Rallye-Raid hors-piste 100% féminin au monde certifié norme ISO 14001:2015. Unique en son genre et depuis 1990, il rassemble chaque année des femmes de 18 à 71 ans et de nationalités différentes dans le désert Marocain.

Comme CARA AVOCATS, le Rallye Aïcha des Gazelles prend à contrepied des standards bien établis : depuis sa création, l’évènement développe une autre vision de la compétition automobile : pas de vitesse, pas de GPS mais une navigation à l’ancienne, uniquement en hors-piste pour un retour aux sources de l’Aventure.

Nous souhaitons bonne chance à nos deux Gazelles Lyonnaises et les remercions de porter notre marque sur leur véhicule autant que nos valeurs.

Le fond et la forme en prix de transfert : sur quel pied danser ?

Les confinements successifs et l’ennui qu’ils ont semble-t-il pu générer dans certains foyers ont conduit à l’émergence de défis, parfois invraisemblables, souvent absurdes, largement relayés par les réseaux sociaux. Au rang de ceux-ci, le « Nana Challenge », consistant à exécuter une sorte de gigue en sautillant alternativement sur les deux pieds pour contrer les mouvements opposés de son partenaire. Si l’on peut largement présumer que cette gesticulation rejoindra bien vite le panthéon des danses inutiles, sitôt les corps déconfinés et les esprits recouvrés, l’administration fiscale elle, semble bien décidée à continuer à danser sur deux pieds, en faisant prévaloir dans plusieurs affaires fiscales tantôt la forme, tantôt le fond.
Il en est ainsi des cas où, au titre d’une transaction intragroupe, le contrat signé mentionne une rémunération ne reflétant pas le comportement réel des parties liées. Il se peut par exemple que la convention intègre une rémunération exprimée en pourcentage (rapportée sur les ventes ou sur les coûts), dont le quantum ne reflète manifestement pas des standards de pleine concurrence que des analyses économiques contemporaines auraient mis en lumière. Selon le sens du paiement (que le contribuable français soit créancier ou débiteur de la transaction), le Trésor peut ainsi s’en trouver lésé, ou au contraire en tirer profit.

Un contrat en décalage par rapport au principe de pleine concurrence

Pour illustrer cette situation, prenons l’exemple d’un prestataire de services administratifs situé en France et rendant ses services à une partie liée établie à l’étranger. Un ancien contrat établi entre elles fait mention d’une rémunération définie selon la méthode du coût majoré telle que décrite par les principes directeurs de l’OCDE, visant à couvrir une assiette de coûts augmentée d’une marge de 15%. Pour rendre le cas plus cocasse encore, précisons que le contrat résulte manifestement d’une traduction parfois approximative d’une version existante par ailleurs dans le groupe (sans doute passée entre deux autres entités à l’étranger) et date du début des années 2000, c’est-à-dire antérieurement aux concepts modernes développés par l’OCDE en matière de prix de transfert ; aux obligations documentaires et déclaratives telles qu’on les pratique aujourd’hui ; et aux travaux du Forum Conjoint Européen. Conscientes des travaux de ces organismes et mues par la volonté de bien faire, les parties ont décidé d’appliquer une marge non pas de 15%, mais de 5%, au motif que les prestations rendues s’inscrivent dans la catégorie des « services intra-groupe à faible valeur ajoutée ».
Le Forum Conjoint Européen suggère en effet depuis 2010 qu’une mesure de pleine concurrence pour de tels services pourrait s’établir « entre 3% et 10%, avec une médiane à 5% ». Plus d’une décennie plus tard l’OCDE lui a emboité le pas, en considérant que « Pour déterminer la tarification de pleine concurrence de services intra-groupe à faible valeur ajoutée, le membre du groupe multinational qui fournit ces services doit appliquer une marge bénéficiaire à tous les coûts reportés dans le groupe de coûts. La même marge doit être utilisée pour tous les services à faible valeur ajoutée, quelles que soient les catégories concernées. La marge retenue par le contribuable ne devrait pas être inférieure à 2 % du coût concerné, ni supérieure à 5 % de ce même coût ».

L’affaire pourrait sembler entendue et les parties, confortées par les travaux d’instances internationales prolixes, pourraient naïvement penser avoir atteint la sérénité fiscale. Mais aussi sûrement que l’enfer est pavé de bonnes intentions, cette posture peut selon les cas de figure, être renversée par l’administration à l’occasion d’une vérification de comptabilité.
Posons ici un premier cas de figure. Si le prestataire est un contribuable français, l’administration fiscale, tout empreinte de sa célérité juridique, serait tentée de s’appuyer sur des concepts cardinaux du droit des contrats. Elle serait à même alors d’opposer que ceux-ci « tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits ». A cette occasion, l’administration serait certainement en droit de réclamer le différentiel entre la marge réellement pratiquée (5%) et celle figurant au contrat (15%), en plus bien sûr de pratiquer une retenue à la source sur les revenus réputés distribués ; des pénalités pour manquement délibéré de 40% en raison de la libéralité consentie ; et toute la cascade d’impôts et taxes dont l’assiette est assise sur des agrégats communs, maquillant d’ailleurs – rappelons-le – une double voir triple imposition des mêmes bénéfices.

La force obligatoire du contrat ou la prévalence de la forme

Cette posture découle de la théorie de la force obligatoire du contrat, en vertu de laquelle une convention légalement formée crée des obligations dans le chef des parties, qui doivent alors s’y tenir scrupuleusement. Il s’agit d’un concept civiliste ancien, cher aux Etats de droit écrit, et qui irrigue tout notre corpus de droit privé.

Ainsi nous aurait-on menti ? L’autonomie du droit fiscal n’aurait donc été qu’une chimère vendue sur les bancs des facultés de droit pour flatter l’égo des apprentis fiscalistes et vanter leur singularité ? Du panthéon duquel il nous observe, le très regretté Professeur Maurice Cozian objecterait sans doute que sans être autonome, le droit fiscal n’en reste pas moins particulier. Certes ses ressorts sont empreints d’économie et en cela, il diffère des autres thématiques. Il ne saurait cependant se désolidariser des autres branches du droit et plus particulièrement, du droit des obligations, qui constitue le canevas de toute relation entre personnes privées ; pas plus d’ailleurs qu’il ne se détache du droit public, qui régit les relations entre les individus et les émanations de la force publique, dont l’administration fiscale est une des composantes.
On pourrait certes toujours arguer que des parties liées ne pratiqueraient très certainement pas (ou plus) des taux de marge à 15% pour rémunérer des services administratifs. Pour corroborer ce point, le contribuable pourrait alors s’évertuer à produire des recherches de comparables assises sur des bases de données spécialisées. Cette démonstration nous semble néanmoins discutable. En effet, rappelons que l’article 57 du Code général des impôts, sous le visa duquel les rectifications en matière de prix de transfert sont notifiées, prévoit la possibilité d’étalonner la rémunération intragroupe par rapport à des références indépendantes et comparables uniquement « à défaut d’élément précis ». N’en déplaise aux cabinets de conseil, la construction de notre droit positif fait que les analyses économiques ne revêtent en réalité qu’un caractère subsidiaire. Ceci est régulièrement rappelé par le juge de l’impôt qui, pour valider l’absence de recherches de comparables faite par l’administration, rappelle que celle-ci peut alternativement démontrer un écart entre le prix pratiqué et la valeur vénale du produit ou du service. Au cas d’espèce, on pourrait considérer que la valeur vénale du service est celle figurant au contrat, puisque celui-ci est réputé régulièrement formé entre les parties…

Enfin, soulignons que la force obligatoire du contrat trouve encore une certaine résonnance jusque dans les principes OCDE applicables en matière de prix de transfert. En effet, dans ses travaux dits « BEPS » visant à appréhender les transferts de bases d’imposition et la lutte contre l’évasion fiscale, l’Organisation reconnait encore une place non négligeable aux conventions intragroupes dans l’appréciation de la nature de pleine concurrence d’une transaction. Pour ne citer que quelques exemples, la référence aux contrats perle ainsi au titre des facteurs de comparabilité (la pierre angulaire du concept de pleine concurrence) ; de la qualification des fonctions et l’attribution des risques corrélatifs ; ou encore la légitimité d’une partie à percevoir les produits liés à l’exploitation d’un actif incorporel.

De là à en conclure que le contrat devrait s’imposer de facto aux parties, alors même qu’il recèle une anormalité sur le terrain fiscal, le raccourci nous semble tout de même un peu rapide. Aussi certainement que ce qui a été fait peut être défait, le contrat régulièrement formé entre les parties pourraient se voir atténuer, voire profondément modifié par un nouvel accord de volonté. Une défense pourrait alors consister en l’explication que ce contrat écrit a entre temps été amendé ou nové par un autre contrat, oral celui-ci, auquel la répétition des comportements entre les parties liées a offert sa légitimité et sa force obligatoire. Cette stratégie serait en outre renforcée nous semble-t-il si le contrat initial contient une clause dite de « hardship », qui par essence permet au contrat de s’adapter à certaines circonstances d’espèce.

Le fond et le comportement réel des parties

Mais imaginons la situation inverse. Celle où le contribuable français serait le débiteur à la transaction et déduirait donc une marge de 15%, conformément au contrat, mais en décalage par rapport aux standards de pleine concurrence. Contrairement à notre première hypothèse, l’administration aurait en pareille circonstance tôt fait de remiser le contrat. Le particularisme du droit fiscal prendrait ici toute son ampleur en offrant à l’administration, avec la bénédiction du juge de l’impôt, la possibilité de faire prévaloir l’intention réelle des parties aux fins de donner à une convention sa juste qualification.

Il s’agit là d’une liberté issue d’une solide tradition jurisprudentielle pour faire entorse au rigorisme du dispositif de l’abus de droit, qui seul permet à l’administration d’écarter purement et simplement le contrat. En permettant au vérificateur de requalifier une convention, le juge lui offre ainsi la possibilité de replacer les parties dans une situation « normale » de gestion. On peut en effet postuler que les parties chercheraient nécessairement un équilibre juste et adéquat, en phase avec la loi, et donc un équilibre de pleine concurrence. Toute convention faisant peser sur une des parties une obligation qui apparaîtrait en décalage avec ce principe reviendrait indirectement mais nécessairement à en vicier l’objet, en plus de mettre en lumière des clauses probablement léonines pour la partie bénéficiaire.

Un arrêt récent de la Cour d’appel de Riom semble ajouter à ce courant, en permettant en outre à l’administration de disqualifier un contrat sans recourir à la procédure de l’abus de droit dès lors que sa signature précède de peu l’opération fiscale remise en cause. En l’espèce, il s’agissait de faire échec à la mise en œuvre du dispositif Dutreil applicable aux holdings animatrices, en mettant en lumière que la convention d’animation stratégique, de gestion et d’assistance commerciale entre la holding et sa filiale avait été signée seulement douze jours avant la donation des titres de la mère. Bien que cette décision ait été rendue sur d’autres terrains fiscaux que les prix de transfert, rien ne devrait faire obstacle à une application holistique de la solution. Ainsi, pour écarter un contrat intragroupe, l’administration pourra désormais s’appuyer sur un élément temporel, en plus du comportement des parties.
Enfin, pour faire écho à la partie précédente et être totalement exhaustif, il convient de préciser que bien que pris en compte par les principes OCDE, les conventions instituent tout au plus qu’une présomption simple. Les actions 8 à 10 du programme BEPS tendent très clairement à donner davantage d’importance au comportement réel des parties et ainsi, à faire prévaloir la réalité opérationnelle sur l’apparence contractuelle. Ceci est particulièrement saillant dans la construction de l’analyse fonctionnelle et la pondération des fonctions, notamment pour ce qui a trait à l’exploitation d’actifs incorporels (les fameuses fonctions « DEMPE ») et partant, l’attribution des profits taxables corrélatifs.

La dernière danse

La porosité du droit fiscal lui permet ainsi d’intégrer des concepts issus d’autres branches du droit, tels que la force obligatoire du contrat. Celle-ci permet à l’administration d’opposer aux parties les clauses de la convention et d’en tirer les conséquences dès lors qu’elles induisent une rémunération.

Tout à l’inverse, l’administration dispose désormais de moyens étendus pour faire échec aux conventions qui selon elle, ne reflètent pas des conditions de pleine concurrence, soit en les requalifiant, soit en les écartant simplement. Le fond et la forme semblent donc parfaitement se compléter comme dans une danse en duo. Dans un dernier mouvement gracieux qui semble rester en suspension, on empruntera à l’excellente Emilie Bokdam-Tognetti ses conclusions récentes rendues sous l’affaire Ferragamo en rappelant que « les principes définis par l’OCDE en matière de prix de transfert ne constituent pas des normes et sont dépourvus d’effet juridique en droit interne. S’ils ne sauraient notamment servir à interpréter les dispositions de l’article 57 du CGI, ils constituent néanmoins une utile source d’inspiration ». Emporté par le rythme effréné qu’a pris la fiscalité internationale depuis quelques années, bien inspiré celui qui saura finalement déterminer qui, du fond ou de la forme, conduira la danse.

1 « In cases where it is appropriate to use a markup, this will normally be modest and experience shows that typically agreed mark ups fall within a range of 3-10%, often around 5%.». EU Joint Transfer Pricing Forum, Guidelines on low value adding intra-group services, DOC: JTPF/020/REV3/2009/EN, §63.

2 Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales, §7.61.

3 Art. 1103 nouveau du Code civil. Ajoutons que le nouvel article 1194 précise que les contrats obligent à ce qui y est exprimé et à toutes les suites que leur donnent l’équité, l’usage ou la loi.

4 Article 57, alinéa 4 : « A défaut d’éléments précis pour opérer les rectifications prévues aux premier, deuxième et troisième alinéas, les produits imposables sont déterminés par comparaison avec ceux des entreprises similaires exploitées normalement ».

5 Voir notamment CE 8ème et 3ème ch. réunies, 29 mai 2017, n°401491, Galerie Ariane.

6 Voir par exemple CE, 20 juill. 2007, n°232004.

7 CA Riom, 1er ch. civile, 26 janvier 2021, n°19/01179.

8 Conclusions rendues sous CE 9ème et 10ème ch., 23 novembre 2020, n°425577, Sté Ferragamo France.

Chronique d’actualité en Prix de Transfert

Les travaux BEPS ont replacés l’OCDE au centre du dispositif des Prix de transfert. Forte de son autorité retrouvée, il était naturel que l’Organisation poursuive sur sa lancée et éclaire la discipline, tandis que celle ci traversait la crise pandémique et les changements de paradigmes économiques dans le monde. Les travaux rendus au cours de ses deux dernières années témoignent ainsi de cette vivacité, et apportent des réponses bienvenues à certains des défis fiscaux contemporains.

Cara société d’avocats intègre le prestigieux classement LEGAL 100

CARA Société d’Avocats est fière d’annoncer qu’elle a été distinguée par LAWYER INTERNATIONAL pour figurer dans le classement LEGAL 100 !

Ce classement international, fondé sur nos réussites, nos contributions à la sphère fiscale internationale et des sondages auprès de nos clients, vise à mettre en valeur les cabinets qui fournissent continuellement au client un niveau de service exceptionnel, en démontrant un degré d’expertise élevé en matière de fiscalité et de prix de transfert.

Cette reconnaissance vient conforter notre modèle d’entreprise et nos actions au cours de cette dernière année compliquée, au cours de laquelle le cabinet a connu une évolution profonde, en intégrant de nouveaux talents et en déménageant son siège dans des nouveaux locaux à son image.

Cette distinction, qui vient parachever notre stratégie amorcée en toute fin 2017, consolide les récompenses obtenues précédemment en tant que MEILLEUR CABINET EN PRIX DE TRANSFERT DE France pour les années 2020 et 2021.

Nous tenons à remercier chaleureusement nos clients et partenaires qui ont contribué à ce processus de sélection et les assurons de notre motivation redoublée pour continuer à défendre leurs intérêts dans les sphères stratégiques des Prix de Transfert, de la Fiscalité Internationale et de la Fiscalité des Entreprises.

CARA Avocats intègre le réseau d’avocats Goji

Le réseau d’avocats GOJI a le plaisir de vous annoncer l’arrivée du cabinet CARA Avocats en son sein depuis le 1er juillet 2021.

Nos membres :
LEXPLUS CONSEIL – Droit des sociétés, fusion-acquisition et restructuration – Implantation internationale
LEXPLUS CONTENTIEUX – Contentieux des affaires
HERMITAGE AVOCATS – Droit social
TROIS (point) QUATORZE – Contrat, Concurrence, Distribution – Propriété intellectuelle, nouvelles technologies de l’information
CARA AVOCATS – Fiscalité française et internationale

Plus d’infos : www.goji-avocats.fr

Choisir entre le CIR ou l’IS : bien plus qu’une bataille d’acronymes, un choix stratégique

Certains serpents de mer ressurgissent à chaque fois que l’on remue les fonds des bassins les plus croupis. Il en est ainsi des niches fiscales, à nouveau réétalés sur le billot à l’heure où les premiers bilans mettent en lumière une explosion des dépenses publiques et des projections économiques plus moroses encore que prévues. Concomitamment à l’annonce du déficit budgétaire qui va gonfler à 117% du PIB français, voilà que la Commission nationale d’évaluation des politiques d’innovation (la « Cnepi »), une instance chapeautée par France Stratégie, l’organisme d’évaluation et de prospective rattaché à Matignon, publie un rapport critique sur l’efficacité du Crédit d’Impôt Recherche.

L’efficacité du CIR contestée

Dans ce rapport de 138 pages, la Cnepie dresse le constat que malgré sa position de première niche fiscale française (6,6 milliards d’euros de dépenses estimées en 2020) le CIR produirait des effets très discutables sur toute une série d’indicateurs.

Concernant l’attractivité de la France d’abord, la Commission soutient que le CIR participe effectivement à freiner les délocalisations, mais sans les enrayer. Il est un fait que notre outil industriel n’a eu de cesse de fondre comme neige au soleil et qu’à l’inverse, aucun géant des nouvelles technologies ou des secteurs innovants n’a établi son siège sur notre territoire au cours de cette dernière décennie. Pis, le rapport met en lumière que des pays comme les Etats-Unis, la Corée du Sud, l’Allemagne, les Pays-Bas, ou encore la Suède, qui ne disposent pas de régimes fiscaux similaires, enregistrent davantage d’investissements dans la recherche que la France. Par extension, les entreprises de ces pays déposent aussi plus de brevets que leurs concurrents français et sont mieux représentés dans les pelotons de tête des secteurs industriels qu’ils occupent.

Sur le terrain des agrégats financiers, la Cnepie met en avant que le CIR n’a pas non plus produit d’effets notables sur le chiffre d’affaires des entreprises, ni de gains record en valeur ajoutée. Il s’en suit mécaniquement un remploi décourageant dans les outils de production ou l’emploi, deux thèmes majeurs dans les plans de relance actuels. Pour cause, le CIR profite d’abord et avant tout aux PME, moins aux ETI et aux grands groupes, et ce contrairement à l’image d’Epinal qu’on pourrait avoir classiquement des avantages fiscaux réservés aux entreprises.

Le mauvais débat

Faut-il alors supprimer le CIR et le sacrifier sur l’autel de la dette Covid ? La Cnepie se garde de toute suggestion sur ce point, et laisse à Matignon le soin de tirer toutes les conséquences de ce bilan en trompe l’œil. Car ne nous trompons pas : ce sujet du maintien ou non du crédit d’impôt recherche reflète parfaitement l’hypocrisie de notre système fiscal applicable aux entreprises.

Rappelons d’abord, pour poser le sujet dans son environnement, que c’est la science et l’innovation qui ensemble, sont en train de sauver nos économies de la crise qui les frappe depuis maintenant plus d’un an. Il n’y aurait pas de vaccins, pas de moyens modernes d’analyse rapides et fiables ; pas d’outils digitaux à l’instar des applications multiplateformes de prise de rendez-vous et de suivi des stocks de vaccins, sans efforts de recherche et de développement. Il est donc nécessaire d’encourager ces activités et ces secteurs et de les préserver de l’asphyxie fiscale. Les médisants répondront sans doute que le premier bénéficiaire du CIR, à savoir le groupe Sanofi, est le seul géant du secteur pharmaceutique qui n’a pas développé son vaccin. Certes. Mais les éclairés vous le diront : les choix de recherche et de sélection des projets découlent dans ce secteur d’une énorme prise de risque, et relèvent parfois du coup de poker. On ne gagne pas à tous les coups.

Aussi et surtout – et nous nous garderons de tout mauvais jeu de mots – le problème n’est pas la cure, c’est la maladie. L’inefficacité toute relative du CIR est à mettre en perspective du poids de la fiscalité actuelle qui pèse sur les entreprises. Supprimer le CIR reviendrait en effet mécaniquement à augmenter l’impôt sur les sociétés pour les entreprises qui en bénéficient actuellement, alors même que notre pression fiscale demeure toujours la plus forte au monde. La faute revient à l’enchevêtrement d’impôts et de taxes qui portent sur des assiettes communes, et la multiplication des prélèvements non déductibles, masquant par la même occasion une double, voire triple imposition des mêmes valeurs. Malgré la mise en œuvre du calendrier de baisse progressive du taux d’IS, les impôts de production demeurent encore exorbitants, loin devant ceux de nos voisins européens, et plus encore de ceux des Etats cités plus hauts qui ne disposent pas du CIR dans leur arsenal fiscal. Il en résulte un tissu industriel largement dégradé dans l’hexagone, alors même que la recherche et le secteur productif sont nécessairement et intrinsèquement liés.

Repenser le CIR

Plutôt que de le condamner trop rapidement, le CIR doit au contraire et probablement être repensé. D’abord dans son champ d’application : les méandres de ce dispositif en ont rapidement fait un des axes privilégiés de contrôle fiscal, et tant la doctrine administrative traitant du sujet que les décisions jurisprudentielles de ces dernières années sont devenues foisonnantes. Bien malin est le fiscaliste qui arrive à retrouver son chemin dans ce jeu de pistes labyrinthique qu’est devenu le cadre réglementaire du CIR !

En outre, son efficacité devra sans doute être appréhendée à la lumière du régime fiscal privilégié applicable aux brevets et inventions assimilées, qui le complète parfaitement. Pour l’heure, ce nouveau régime visé à l’article 238 du Code général des impôts est encore trop neuf pour en apprécier correctement la portée. Il est cependant probable que couplé avec le CIR, ce nouveau régime d’inspiration internationale produira des effets intéressants pour les entreprises tournées vers l’innovation. Il sera alors toujours temps de réexaminer l’efficacité du CIR. Tandis que la science nous démontre actuellement son importance dans nos vies, gardons-nous bien de décourager les efforts de recherche.

Le fond et la forme en prix de transfert : sur quel pied danser ?

Les confinements successifs et l’ennui qu’ils ont semble-t-il pu générer dans certains foyers ont conduit à l’émergence de défis, parfois invraisemblables, souvent absurdes, largement relayés par les réseaux sociaux. Au rang de ceux-ci, le « Nana Challenge », consistant à exécuter une sorte de gigue en sautillant alternativement sur les deux pieds pour contrer les mouvements opposés de son partenaire. Si l’on peut largement présumer que cette gesticulation rejoindra bien vite le panthéon des danses inutiles, sitôt les corps déconfinés et les esprits recouvrés, l’administration fiscale elle, semble bien décidée à continuer à danser sur deux pieds, en faisant prévaloir dans plusieurs affaires fiscales tantôt la forme, tantôt le fond.

Il en est ainsi des cas où, au titre d’une transaction intragroupe, le contrat signé mentionne une rémunération ne reflétant pas le comportement réel des parties liées. Il se peut par exemple que la convention intègre une rémunération exprimée en pourcentage (rapportée sur les ventes ou sur les coûts), dont le quantum ne reflète manifestement pas des standards de pleine concurrence que des analyses économiques contemporaines auraient mis en lumière. Selon le sens du paiement (que le contribuable français soit créancier ou débiteur de la transaction), le Trésor peut ainsi s’en trouver lésé, ou au contraire en tirer profit.

Un contrat en décalage par rapport au principe de pleine concurrence

Pour illustrer cette situation, prenons l’exemple d’un prestataire de services administratifs situé en France et rendant ses services à une partie liée établie à l’étranger. Un ancien contrat établi entre elles fait mention d’une rémunération définie selon la méthode du coût majoré telle que décrite par les principes directeurs de l’OCDE, visant à couvrir une assiette de coûts augmentée d’une marge de 15 %. Pour rendre le cas plus cocasse encore, précisons que le contrat résulte manifestement d’une traduction parfois approximative d’une version existante par ailleurs dans le groupe (sans doute passée entre deux autres entités à l’étranger) et date du début des années 2000, c’est-à-dire antérieurement aux concepts modernes développés par l’OCDE en matière de prix de transfert ; aux obligations documentaires et déclaratives telles qu’on les pratique aujourd’hui ; et aux travaux du Forum Conjoint Européen. Conscientes des travaux de ces organismes et mues par la volonté de bien faire, les parties ont décidé d’appliquer une marge non pas de 15 %, mais de 5 %, au motif que les prestations rendues  s’inscrivent dans la catégorie des « services intra-groupe à faible valeur ajoutée ».

Le Forum Conjoint Européen suggère en effet depuis 2010 qu’une mesure de pleine concurrence pour de tels services pourrait s’établir « entre 3 % et 10 %, avec une médiane à 5% 1. Plus d’une décennie plus tard, l’OCDE lui a emboîté le pas, en considérant que « Pour déterminer la tarification de pleine concurrence de services intra-groupe à faible valeur ajoutée, le membre du groupe multinational qui fournit ces services doit appliquer une marge bénéficiaire à tous les coûts reportés dans le groupe de coûts. La même marge doit être utilisée pour tous les services à faible valeur ajoutée, quelles que soient les catégories concernées. La marge retenue par le contribuable ne devrait pas être inférieure à 2 % du coût concerné ni supérieure à 5 % de ce même coût »2.

L’affaire pourrait sembler entendue et les parties, confortées par les travaux d’instances internationales prolixes, pourraient naïvement penser avoir atteint la sérénité fis- cale. Mais aussi sûrement que l’enfer est pavé de bonnes intentions, cette posture peut selon les cas de figure, être renversée par l’administration à l’occasion d’une vérification de comptabilité.

Posons ici un premier cas de figure. Si le prestataire est un contribuable français, l’administration fiscale, tout empreinte de sa célérité juridique, serait tentée de s’appuyer sur des concepts cardinaux du droit des contrats. Elle serait à même alors d’opposer que ceux-ci « tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits »3. A cette occasion, l’administration serait certainement en droit de réclamer le différentiel entre la marge réellement pratiquée (5 %) et celle figurant au contrat (15 %), en plus bien sûr de pratiquer une retenue à la source sur les revenus réputés distribués ; des pénalités pour manquement délibéré de 40 % en rai- son de la libéralité consentie; et toute la cascade d’impôts et taxes dont l’assiette est assise sur des agrégats communs, maquillant d’ailleurs – rappelons-le – une double voir triple imposition des mêmes bénéfices.

La force obligatoire du contrat ou la prévalence de la forme

Cette posture découle de la théorie de la force obligatoire du contrat, en vertu de laquelle une convention légale- ment formée crée des obligations dans le chef des parties, qui doivent alors s’y tenir scrupuleusement. Il s’agit d’un concept civiliste ancien, cher aux États de droit écrit, et qui irrigue tout notre corpus de droit privé.

Ainsi nous aurait-on menti? L’autonomie du droit fiscal n’aurait donc été qu’une chimère vendue sur les bancs des facultés de droit pour flatter l’ego des apprentis fiscalistes et vanter leur singularité ? Du panthéon duquel il nous observe, le très regretté Professeur Maurice Cozian objecterait sans doute que sans être autonome, le droit fiscal n’en reste pas moins particulier. Certes ses ressorts sont empreints d’économie et en cela, il diffère des autres thématiques. Il ne saurait cependant se désolidariser des autres branches du droit et plus particulièrement, du droit des obligations, qui constitue le canevas de toute relation entre personnes privées ; pas plus d’ailleurs qu’il ne se détache du droit public, qui régit les relations entre les individus et les émanations de la force publique, dont l’administration fiscale est une des composantes.

On pourrait certes toujours arguer que des parties liées ne pratiqueraient très certainement pas (ou plus) des taux de marge à 15 % pour rémunérer des services administratifs. Pour corroborer ce point, le contribuable pourrait alors s’évertuer à produire des recherches de comparables assises sur des bases de données spécialisées. Cette démonstration nous semble néanmoins discutable. En effet, rappelons que l’article 57 du Code général des impôts, sous le visa duquel les rectifications en matière de prix de transfert sont notifiées, prévoit la possibilité d’étalonner la rémunération intragroupe par rapport à des références indépendantes et comparables uniquement « à défaut d’élément précis »4. N’en déplaise aux cabinets de conseil, la construction de notre droit positif fait que les analyses économiques ne revêtent en réalité qu’un caractère subsidiaire. Ceci est régulièrement rappelé par le juge de l’impôt qui, pour valider l’absence de recherches de comparables faite par l’administration, rappelle que celle- ci peut alternativement démontrer un écart entre le prix pratiqué et la valeur vénale du produit ou du service5. Au cas d’espèce, on pourrait considérer que la valeur vénale du service est celle figurant au contrat, puisque celui-ci est réputé régulièrement formé entre les parties…

Enfin, soulignons que la force obligatoire du contrat trouve encore une certaine résonnance jusque dans les principes OCDE applicables en matière de prix de transfert. En effet, dans ses travaux dits « BEPS » visant à appréhender les transferts de bases d’imposition et la lutte contre l’évasion fiscale, l’Organisation reconnait encore une place non négligeable aux conventions intragroupes dans l’appréciation de la nature de pleine concurrence d’une transaction. Pour ne citer que quelques exemples, la référence aux contrats perle ainsi au titre des facteurs de comparabilité (la pierre angulaire du concept de pleine concurrence) ; de la qualification des fonctions et l’attribution des risques corrélatifs ; ou encore la légitimité d’une partie à percevoir les produits liés à l’exploitation d’un actif incorporel.

De là à en conclure que le contrat devrait s’imposer de facto aux parties, alors même qu’il recèle une anormalité sur le terrain fiscal, le raccourci nous semble tout de même un peu rapide. Aussi certainement que ce qui a été fait peut être défait, le contrat régulièrement formé entre les parties pourrait se voir atténuer, voire profondément modifié par un nouvel accord de volonté. Une défense pourrait alors consister en l’explication que ce contrat écrit a entre temps été amendé ou nové par un autre contrat, oral celui-ci, auquel la répétition des comportements entre les parties liées a offert sa légitimité et sa force obligatoire. Cette stratégie serait en outre renforcée, nous semble-t-il, si le contrat initial contient une clause dite de « hardship », qui par essence permet au contrat de s’adapter à certaines circonstances d’espèce.

Le fond et le comportement réel des parties

Mais imaginons la situation inverse. Celle où le contribuable français serait le débiteur à la transaction et déduirait donc une marge de 15 %, conformément au contrat, mais en décalage par rapport aux standards de pleine concurrence. Contrairement à notre première hypothèse, l’administration aurait en pareille circonstance tôt fait de remiser le contrat. Le particularisme du droit fiscal prendrait ici toute son ampleur en offrant à l’administration, avec la bénédiction du juge de l’impôt, la possibilité de faire prévaloir l’intention réelle des parties aux fins de donner à une convention sa juste qualification.

Il s’agit là d’une liberté issue d’une solide tradition jurisprudentielle pour faire entorse au rigorisme du dispositif de l’abus de droit, qui seul permet à l’administration d’écarter purement et simplement le contrat6. En permettant au vérificateur de requalifier une convention, le juge lui offre ainsi la possibilité de replacer les parties dans une situation « normale » de gestion. On peut en effet postuler que les parties chercheraient nécessairement un équilibre juste et adéquat, en phase avec la loi, et donc un équilibre de pleine concurrence. Toute convention faisant peser sur une des parties une obligation qui apparaîtrait en décalage avec ce principe reviendrait indirectement, mais nécessairement à en vicier l’objet, en plus de mettre en lumière des clauses probablement léonines pour la partie bénéficiaire.

Un arrêt récent de la Cour d’appel de Riom semble ajouter à ce courant, en permettant en outre à l’administration de disqualifier un contrat sans recourir à la procédure de l’abus de droit dès lors que sa signature précède de peu l’opération fiscale remise en cause. En l’espèce, il s’agissait de faire échec à la mise en œuvre du dispositif Dutreil applicable aux holdings animatrices, en mettant en lumière que la convention d’animation stratégique, de gestion et d’assistance commerciale entre la holding et sa filiale avait été signée seulement douze jours avant la donation des titres de la mère7. Bien que cette décision ait été ren- due sur d’autres terrains fiscaux que les prix de transfert, rien ne devrait faire obstacle à une application holistique de la solution. Ainsi, pour écarter un contrat intragroupe, l’administration pourra désormais s’appuyer sur un élément temporel, en plus du comportement des parties.

Enfin, pour faire écho à la partie précédente et être totalement exhaustif, il convient de préciser que bien que pris en compte par les principes OCDE, les conventions instituent tout au plus qu’une présomption simple. Les actions 8 à 10 du programme BEPS tendent très clairement à donner davantage d’importance au comportement réel des parties et ainsi, à faire prévaloir la réalité opérationnelle sur l’apparence contractuelle. Ceci est particulièrement saillant dans la construction de l’analyse fonctionnelle et la pondération des fonctions, notamment pour ce qui a trait à l’exploitation d’actifs incorporels (les fameuses fonctions « DEMPE ») et partant, l’attribution des profits taxables corrélatifs.

La dernière danse

La porosité du droit fiscal lui permet ainsi d’intégrer des concepts issus d’autres branches du droit, tels que la force obligatoire du contrat. Celle-ci permet à l’administration d’opposer aux parties les clauses de la convention et d’en tirer les conséquences dès lors qu’elles induisent une rémunération. Tout à l’inverse, l’administration dis- pose désormais de moyens étendus pour faire échec aux conventions qui selon elle, ne reflètent pas des conditions de pleine concurrence, soit en les requalifiant, soit en les écartant simplement. Le fond et la forme semblent donc parfaitement se compléter comme dans une danse en duo. Dans un dernier mouvement gracieux qui semble rester en suspension, on empruntera à l’excellente Emilie Bokdam-Tognetti ses conclusions récentes rendues sous l’affaire Ferragamo en rappelant que « les principes définis par l’OCDE en matière de prix de transfert ne constituent pas des normes et sont dépourvus d’effet juridique en droit interne. S’ils ne sauraient notamment servir à interpréter les dispositions de l’article 57 du CGI, ils constituent néanmoins une utile source d’inspiration »88. Emporté par le rythme effréné qu’a pris la fiscalité internationale depuis quelques années, bien inspiré celui qui saura finalement déterminer qui, du fond ou de la forme, conduira la danse.

 

(1) « In cases where it is appropriate to use a markup, this will normally be modest and experience shows that typically agreed mark ups fall wit- hin a range of 3-10 %, often around 5 %. ». EU Joint Transfer Pricing Forum, Guidelines on low value adding intra-group services, DOC: JTPF/020/REV3/2009/EN, §63.
(2) Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales, §7.61.
(3) Art. 1103 nouveau du Code civil. Ajoutons que le nouvel article 1194 précise que les contrats obligent à ce qui y est exprimé et à toutes les suites que leur donnent l’équité, l’usage ou la loi.
(4) Article 57, alinéa 4 : « À défaut d’éléments précis pour opérer les rectifications prévues aux premier, deuxième et troisième alinéas, les produits imposables sont déterminés par comparaison avec ceux des entreprises similaires exploitées normalement ».
(5) Voir notamment CE 8e et 3e ch. réunies, 29 mai 2017, n° 401491, Galerie Ariane.
(6) Voir par exemple CE, 20 juill. 2007, n° 232004.
(7) CA Riom, 1er ch. civile, 26 janv. 2021, n° 19/01179.
(8) Conclusions rendues sous CE 9e et 10e ch., 23 nov. 2020, n° 425577, Sté Ferragamo France.

Comment intégrer les effets de la pandémie liée au Covid-19 dans les politiques de prix de transfert ?

(réponses pratiques aux questions remontées du terrain)

Il nous avait habitués à d’autres annonces. Le Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE (CTP), qui il y a peu encore épiloguait sur « le nouveau droit d’imposition » lié à la mise en œuvre des piliers 1 et 2-1, concentre désormais ses efforts sur les moyens de soulager les contribuables dans l’actuelle crise sanitaire inédite liée à la pandémie du Covid-19 2 .

Car l’urgence est pressante et réelle. Lors d’une conférence de presse tenue le 2 mars dernier, le Chef économiste de l’Organisation, Laurence Boone, tentait par des formules mesurées de tempérer les statistiques alarmantes observées par les analystes  3 . C’est un fait : par-delà ses tristes conséquences sanitaires, la crise marque aussi par ses effets brutaux sur l’économie mondiale. En seulement quelques semaines, elle a provoqué un quasi-arrêt de toutes les activités marchandes, sur tous les continents. Et si certains secteurs économiques ont mieux résisté que d’autres, la plupart ont néanmoins vu leurs projections budgétaires voler en éclats et des pertes et manques à gagner sont enregistrés en tout ou partie des chaînes de valeurs.

Or, dans notre économie moderne, ces chaînes de valeurs sont fortement concentrées au sein de groupements d’entreprises.  Les effets de cette crise vont donc en tout premier lieu affecter la matière des prix de transfert, qui régit les relations contractuelles et financières entre entités placées dans des relations de contrôle commun. Se pose alors la question de savoir comment attribuer ces effets entre les différents acteurs, avec comme composante sous-jacente l’identification (quels acteurs doivent nécessairement supporter ces effets) et la quantification (quelle proportion d’effets négatifs attribuer).

Certes, les effets concrets de cette situation inédite resteront à appréhender sur le long terme et avec le recul nécessaire, à la lumière des changements réglementaires qui suivront certainement ; des changements de paradigmes des autorités fiscales ; et des stratégies opérationnelles des acteurs économiques. Toute analyse actuelle doit donc faire preuve de prudence, autant que d’humilité.
Cependant et sans prétendre à l’exhaustivité, nous tâcherons dans les développements à suivre d’offrir des réponses aux questionnements qui taraudent les groupes d’entreprises et qui pour certaines nous ont d’ores et déjà été remontées du terrain. Pour ce faire nous suivrons un cheminement intellectuel logique, voire chronologique, en adressant l’attribution des pertes et en proposant quelques recommandations pour aménager les politiques de prix de transfert existantes.

Toutes les entreprises d’un groupe peuvent-elles accuser des pertes ?

La question de la gestion des pertes dans un environnement prix de transfert met en lumière une approche binaire et limitante, laquelle en réalité a souvent conduit au fil des ans à considérer que les pertes ne pouvaient être supportées que par une seule partie. Cette croyance ne saurait cependant résister à une analyse tant juridique qu’économique objective.  

Rafraîchissons-nous la mémoire. Le principe de pleine concurrence développé par l’OCDE et repris par la quasi-totalité des Etats 4  incombe aux parties d’un même groupe d’entreprises de rémunérer les transactions qui les lient à la lumière des pratiques observables chez des parties tierces, indépendantes l’une de l’autre, et placées dans des situations comparables. Parce qu’il tend à se concentrer sur chaque transaction liée prise isolément, ce concept de pleine concurrence a cependant progressivement conduit à placer les entreprises liées dans une relation aveuglément binaire, réduite à un créancier et un débiteur, auxquels la pratique a substitué les termes « d’entrepreneur » et de « routinier ». Mais pour citer l’illustre professeur Nicolas Rontchevsky : « tous les praticiens se copient et se répètent, le problème est que le premier était un idiot ».

Car la vérité nous impose de reconnaître que ces terminologies sont vides de sens et sont d’ailleurs absentes des principes directeurs de l’OCDE, qui forment pourtant le socle de la fiscalité moderne des prix de transfert.
Ceci n’a pas empêché les praticiens, et l’administration fiscale en tête, de développer une approche manichéenne de l’économie moderne et de considérer que la partie à la transaction liée endossant le profil de routinier devait percevoir une rémunération fixe, à l’inverse de l’entrepreneur qui aurait par déduction droit aux profits ou pertes résiduelles. Bon an mal an, cette vision binaire a conduit dans de nombreux cas de figure à considérer que le routinier ne pouvait souffrir de pertes.

Une croyance limitante en générant une autre, on a en effet vu émerger un concept idoine, celui de distributeur ou fabricant routinier « à risque limité », qui n’est d’ailleurs guère plus décrit. Foi d’avocat fiscaliste, on a pu lire dans de très nombreuses propositions de rectification que ce distributeur ou fabricant « à risque limité », parce qu’il endosse un profil de routine, devrait percevoir « une rémunération faible, en adéquation avec ses fonctions et risques limités, mais nécessairement positive ».

Mais à quel moment de l’histoire de l’économie contemporaine a-t-il été considéré qu’un acteur économique serait prémuni contre le risque de perte ? Il s’agit là d’une interrogation à laquelle le fiscaliste s’est trop longtemps gardé de répondre, sans doute bien à l’abris derrière le principe de l’autonomie du droit fiscal (un autre concept dévoyé). Car en réalité, force est de reconnaître que n’importe quelle entreprise, indépendamment de son secteur d’activité, des fonctions qu’elle exerce ou des risques qu’elle porte (ce que les praticiens appellent « le profil fonctionnel ») peut à un moment de son histoire supporter des pertes, chroniques ou sporadiques.

En premier lieu, et sauf à ce que le contrat intragroupe n’en dispose autrement, la notion de « risque limité » ne devrait nullement signifier une immunité totale contre tout risque. Il s’agit là d’un trait commun à toute entreprise que de faire face à la volatilité de son marché, de même que de porter les conséquences potentiellement adverses de ses décisions. Qu’elle soit d’essence civile ou commerciale, une entreprise peut engager des dépenses qui vont excéder ses profits et ainsi, générer du déficit. Ceci demeure vrai même pour des structures dont l’objet n’est pas de réaliser des bénéfices, à l’instar des sociétés de moyens ou les groupements d’intérêt général. Pour ces derniers, la jurisprudence a eu l’occasion de rappeler que, même placés dans une relation de dépendance, leur objet même justifiait l’absence de profit 5 . Pour autant, aucune réserve n’est formulée quant à l’impossibilité qui serait la leur d’enregistrer des pertes.

La génération de déficits peut même s’inscrire dans une stratégie économique, conforme à l’intérêt social d’une entreprise. Comme le relevait d’ailleurs le rapporteur public dans ses conclusions sous l’affaire précitée : « aucune disposition du Code général des impôts n’oblige une entreprise à faire des bénéfices 6» . Ceci conduit d’ailleurs à un second argument. En effet, force est de constater que rien dans le droit positif n’interdit de réaliser des pertes, dès lors que celles-ci ne reflètent pas un acte anormal de gestion. Il en est ainsi des stratégies de pénétration de marché ; d’investissements stratégiques à long terme ; ainsi que de ce que l’OCDE qualifie « d’approche de portefeuille » et que l’on retrouve dans les secteurs automobiles ou des biens de consommation, pour ne citer qu’eux 7 .

L’utilisation des pertes fiscales fait en outre l’objet de plusieurs articles du Code général des impôts. Rien que le troisième alinéa de l’article 209-I décrit avec une précision quasi mécaniquement le calcul du déficit reportable en avant. Dès lors que l’emploi des déficits est clairement et expressément décrit par la loi, sans réserver le régime à une catégorie spécifique de contribuables, comment pourrait-on considérer que certains, au motif qu’ils font partie d’un groupe, répondraient d’une autre logique ? Ceci conduirait à violer l’essence même du principe de pleine concurrence, en plus de rompre l’adage appris religieusement sur les bancs de la faculté de droit qui rappelle que « là où la loi ne distingue pas, il n’y a pas lieu de distinguer ».

Néanmoins, il est une autre loi qui pourrait s’imposer au cas d’espèce, à savoir « la loi entre les parties ». Ce concept, qui émane directement du principe de force obligatoire des contrats, découle de l’article 1103 de notre Code civil. Il suppose que dès lors que le contrat est équilibré et relève d’un consentement libre et éclairé (ce qui est de fait, une présomption entre entreprises), les parties à cet accord s’engagent à en respecter les termes. Indépendamment de la spécificité de la matière fiscale ou de l’environnement économique, ce principe s’impose comme un point cardinal dans notre système juridique qui, rappelons, est de droit écrit. Il est donc impératif, avant tout ajustement ou modification de la politique de prix de transfert, de revoir les contrats afin de déterminer la répartition des obligations de chaque partie à la transaction.

Ceci mis à part, la question pourrait légitimement se poser au sujet des commissionnaires réalisant des pertes. Bien que d’essence commerciale (le statut de commissionnaire découle de l’article L132-1 du Code de commerce), le commissionnaire tombe en effet de plein droit dans le chapitre du Code civil dédié au mandataire. Là encore, ce statut est clairement défini et encadré par le Code civil, et plus particulièrement les articles 1984 et suivants, que le juge commercial a contribué à enrichir au fil des ans. Un courant prétorien avait ainsi été amorcé par la Cour de cassation au profit des pompistes exploitant une concession de marque. Le juge suprême a considéré que les contrats les liant aux groupements pétroliers doivent nécessairement englober les pertes essuyées à l’occasion de la gestion 8 . Il a enfin précisé que l’article 2000 du Code civil s’opposait à ce que les parties mettent conventionnellement à la charge du mandataire les pertes qui ont pour origine un fait imputable au mandant 9 .

Le syllogisme devient dès lors tentant : considérant qu’un mandataire ne peut juridiquement et contractuellement accuser de pertes dans l’exercice de sa mission ; et qu’un commissionnaire est par nature investi d’un mandat de vente ; ce dernier devrait-il être obligatoirement prémuni contre tout risque de clôturer déficitaire ?

Il s’agit là à notre sens d’un juridisme un peu court. Si le commissionnaire doit percevoir une rémunération lui permettant de couvrir ses coûts, la loi ne lui octroie pas la capacité de dépenser sans compter. Les dépenses qui relèveraient donc de ses propres décisions doivent lui incomber. Là encore, il est essentiel de revoir le contrat le liant avec le donneur d’ordre et de s’assurer que celui-ci prévoit certains garde-fous. Enfin, nous sommes d’avis que le mandat donné au commissionnaire ne vaut pas pour l’intégralité des activités exercées communément au cours de l’exercice, mais pour chaque opération de vente. Dès lors qu’une vente est formée, alors le commissionnaire doit percevoir une rémunération adéquate. Si la demande s’effondre et qu’aucune vente n’est réalisée, alors on pourrait considérer que le commissionnaire n’est pas fondé à réclamer sa commission. En cas de baisse significative des ventes affectant toute la chaîne de valeur, ceci pourrait ainsi justifier des pertes dans le chef du commissionnaire.

Comment allouer les pertes entre les parties à une transaction intragroupe ?

La démarche la plus logique serait de répartir celles-ci au prorata de l’apport de chaque partie dans la chaîne de valeur totale. En pratique, cela revient à mettre en œuvre la méthode dite « du partage des bénéfices » (qui s’applique corrélativement aussi aux pertes) décrite par l’OCDE 10 .

Cette méthode, qui fut longtemps réservée aux transactions au titre desquelles les parties apportent des contributions uniques et de grande valeur (des biens incorporels uniques par exemple), retrouve une nouvelle vigueur sous l’impulsion des travaux BEPS. L’Organisation milite en effet pour un recours accru à cette démarche, en raison des faiblesses connues des méthodes traditionnelles, ou de la « méthode transactionnelle de la marge nette », qui demeure la plus répandue. On la retrouve d’ailleurs au premier plan dans les récents travaux sur le Pilier 1 et l’approche unifiée conduisant à terme à de nouveaux droits d’imposition des Etats.

Cependant, force est de constater que la méthode du partage des bénéfices est complexe à mettre en œuvre et requiert l’emploi d’agrégats comptables et économiques délicats à récupérer dans des groupements multinationaux. Pour l’heure, l’expérience montre que les autorités administratives manquent encore de maturité dans l’utilisation de cette méthode et tendent ainsi à l’écarter au profit des formules plus classiques, à l’instar de la méthode transactionnelle de la marge nette.

Exit donc le partage des bénéfices. Pour tester la nature de pleine concurrence d’une transaction, il nous paraît plus propice et plus simple de calculer une rémunération théorique, telle que tirée de l’activité si celle-ci avait été conduite à une période normale. Dans les faits, ceci revient à octroyer une profitabilité assise sur une base appropriée (les coûts supportés ou les ventes réalisées) et définies théoriquement à partir d’agrégats connus, anticipés et déconnectés de tout évènement extraordinaire comme l’actuelle crise qui sévit. Les budgets, dès lors qu’ils sont élaborés de concert entre les deux parties à la transaction peuvent servir de référence adéquate. Leur fiabilité sera d’autant plus grande si par le passé, il peut être démontré que les variations entre les projections issues des budgets et les données réelles comptabilisées à la clôture de l’exercice était faibles. Eventuellement, ce décalage pourra même servir de variable d’ajustement dans la mise en œuvre de notre méthode théorique.

En cela, cette démarche rejoint celle précédemment validée par le juge de l’impôt dans l’affaire Unilever 11 . Au cas d’espèce, la société fabriquait de la margarine sous la marque Astra et la revendait à une société belge appartenant au même groupe. A l’issue d’une vérification de comptabilité, l’administration avait remis en cause les prix consentis à la vente au motif que la marge de la société était devenue structurellement déficitaire. Non seulement son résultat d’exploitation (qui tient souvent lieu de référence pour l’administration) était négatif, mais sa marge brute l’était tout autant, dans la mesure où la société ne parvenait pas à couvrir ses coûts de fabrication. La société arguait que cette situation provenait de l’obsolescence des unités de production, ce qui, ramené à un autre environnement, correspond à une situation où le site ne fonctionne pas dans des circonstances normales et stables.

La Cour a écarté les velléités de l’administration, rejoignant en ce sens les préconisations de son Commissaire du gouvernement. Celui-ci considère avec une sagesse toute économique « qu’un fabricant a intérêt à vendre à perte pour couvrir ses frais variables et une partie de ses frais fixes, en d’autres mots, pour survivre ». Dans ses conclusions, il liste en outre les cas au titre desquels facturer à perte est parfois le seul moyen pour une entreprise de vendre au prix du marché. Le dernier cas correspond à une entreprise en difficulté, en raison de la conjoncture. Alors vendre à perte pour vendre au prix du marché, peut être le moyen de continuer l’exploitation en couvrant une partie des frais fixes, le temps nécessaire pour investir, voire se reconvertir. De surcroît et toute considération commerciale mise à part, on rappellera en outre que le juge de l’impôt n’écarte pas par principe l’avantage que procure une facturation anormale entre entreprises liées entre elles, si elle est le seul moyen de maintenir l’emploi sur un site 12 .

Pour apprécier avec un regard neuf l’anormalité éventuelle liée aux transactions intragroupes, la Cour préconisait alors de reconstituer les marges si la ligne de production d’Astra fonctionnait selon des standards normaux, c’est-à-dire débarrassés des circonstances extraordinaires qui obéraient ses marges. Dans cet environnement, il nous paraît donc tout aussi concevable de recalculer les comptes de résultats de la société en la replaçant dans une situation stable et pérenne, par exemple, en prenant en compte les budgets réalisés avant la crise. Les coûts non anticipés, qui découlent donc des effets de la crise, ne seront pas pris en considération, alors même qu’ils vont obérer la marge nette totale de la société.

Quels comparables utiliser pour tester la nature de pleine concurrence des transactions ?

On l’a vu précédemment, il devrait être non seulement permis, mais parfaitement défendable d’accuser des pertes au titre de transactions intragroupes, même si initialement la politique de prix de transfert pouvait prévoir une marge à octroyer à la société. Cette démarche connaît néanmoins une limite, celle de refléter des conditions de marché. Il faut donc pouvoir démontrer que placés dans une même situation, des sociétés indépendantes et comparables ne feraient guère mieux. Ceci renvoie donc à la problématique de trouver des comparables fiables permettant d’asseoir notre argumentation. 

Il est évident que les comparables disponibles actuellement sur les bases de données n’intègrent pas les effets économiques de la pandémie de Covid-19. A l’heure où nous couchons ces lignes sur le papier, les données les plus récentes concernent les exercices clos au 31 mars 2019, soit un an en arrière. A l’époque, personne n’imaginait ce que traverserait le monde et votre serviteur ignorait ce qu’est un pangolin. Il est donc nécessaire d’ajuster artificiellement les comparables auxquels il est possible d’avoir accès. De tels ajustements sont qui plus est permis et recommandés par l’OCDE, pour justement neutraliser les différences observables dans les facteurs de comparabilité, au titre desquels figurent les circonstances économiques.
Une première solution pourrait alors consister à appliquer la baisse observable en pourcentages sur un secteur ou un pays donné et issue des statistiques tenues par l’INSEE, l’OCDE, ou d’autres organismes professionnels, sur les marges des comparables.

Une méthode alternative, ou corroborative, pourrait consister à calculer la rentabilité d’une activité sur les mois de l’exercice qui n’avaient pas encore été touchés par la crise. Ce faisant, il serait possible de renvoyer une image réelle, observée sur une période normale. Ces données seraient ensuite comparées aux références les plus récentes issues de bases de données. En cas d’adéquation, il serait dès lors permis de conclure que, hors cas exceptionnels tels que l’actuelle crise, la politique de prix de transfert conduite jusqu’alors reflétait un état de pleine concurrence. Cependant, cette démarche ne fonctionne que pour les sociétés ne clôturant pas au 31 décembre et pour lesquelles une plage de mois suffisamment représentative est disponible.

Une troisième piste pourrait enfin consister à rechercher le comportement des comparables retenus pour tester précédemment la politique de prix de transfert, au cours de périodes de crise. Par exemple, dès lors qu’un panel de comparables a été utilisé en 2019, il serait intéressant de regarder la variation des marges de ces mêmes comparables lors des crises financières de 2008 et 2010. Bien évidemment, malgré leur violence à l’époque, force est d’admettre que ces crises étaient sans commune mesure avec celle que nous connaissons aujourd’hui. Mais cette démarche aura au moins pour effet de démontrer que des sociétés indépendantes, réputées comparables, peuvent aussi voir leurs résultats chahutés lors de périodes troubles. Ceci permettra encore une fois d’arguer aux yeux de l’administration que des entreprises endossant un profil similaire, même « limité », peuvent souffrir économiquement sans être prémunies contre les pertes.

Est-il possible de suspendre ou modifier les contrats intragroupes ?

La matière des prix de transfert est certes fortement empreinte de théories économiques, elle n’échappe pas pour autant aux conceptions juridiques les plus élémentaires, à commencer par la force obligatoire des contrats. Avant toute action, il est donc impératif de revoir avec un œil critique le contenu des conventions intragroupes afin de s’assurer des conditions permettant éventuellement de suspendre, résoudre ou modifier les conditions de l’exécution d’un contrat.
Une première tentation pourrait consister à invoquer la force majeure. Rappelons-le, constitue un cas de force majeure, un évènement indépendant de la volonté du débiteur, irrésistible et imprévisible au moment de la conclusion du contrat 13 . Son intérêt est qu’elle entraine une exonération temporaire ou définitive de l’exécution des obligations et la résolution du contrat, selon le cas, ce qui dans le cas présent pourrait permettre aux parties liées de déroger aux politiques de prix de transfert. 

De fait, la force majeure n’a jamais été reconnue jusqu’alors s’agissant d’évènements de pandémie puisqu’ils n’ont pas, jusqu’à aujourd’hui et fort heureusement, suffisamment affectés les activités des acteurs économiques. Il pourrait en être différemment s’agissant du Covid-19, tant on peut déjà noter certaines décisions prises par les juridictions, mais dans des cas particuliers de la rétention administrative ou de mesures administratives d’éloignement d’un étranger. Dans ces cas spécifiques, les juges ont considéré que l’impossibilité d’agir résultant de la pandémie constituait bien un cas de force majeure, notamment en raison de la fermeture des frontières. A ces exemples éloignés, on serait également tenté d’ajouter la référence à la position générale prise par Bruno Lemaire en matière de marchés publics, selon laquelle l’Etat va considérer le coronavirus comme un cas de force majeure pour les entreprises.

En tout état de cause, il est essentiel de vérifier les termes des clauses relatives à la force majeure dans les contrats et les conditions générales éventuellement applicables, ainsi que la procédure à respecter, le cas échéant. En effet, les règles prévues contractuellement pourraient être plus souples que celles du droit commun, qui ne sont que supplétives. Il n’en demeure pas moins qu’il sera plus difficile de retenir un paiement sur le fondement de la force majeure, les juges considérant que celui-ci n’est pas fondamentalement empêché.

Aussi, dans certaines situations, il pourrait être davantage opportun d’examiner si l’imprévision peut être plus utilement invoquée que la force majeure. En effet, ne constituent pas des cas de force majeure les circonstances difficiles qui ont rendu particulièrement onéreux mais pas impossible l’exécution de l’obligation. Dans ce cas, peut être envisagée la renégociation du contrat, ce qui entre parties liées, s’avère logiquement plus aisé. Dans ce cadre, les parties pourraient légitimement apporter quelques aménagements temporaires à la politique de prix de transfert et notamment, transgresser la méthodologie de rémunération, tout en prévoyant une répartition adéquate et juste des pertes.

Quel impact produisent les dispositions réglementaires exceptionnelles sur les politiques de prix de transfert ?

Pour accompagner leurs contribuables dans cette tourmente, la très grande majorité des Etats a adopté dans l’urgence des mesures exceptionnelles, certaines visant à réduire la charge fiscale, ou d’autres, à l’instar de la France, préférant le report ou l’aménagement calendaire. Certaines corporations ont même obtenu des aides temporaires, prenant la forme de subventions, de remises gracieuses ou de libéralités (notamment des prêts à taux zéro). Mais dès lors qu’elles influent sur le résultat de la société, se pose alors la question du traitement de ces mesures du point de vue du calcul de la méthode prix de transfert. La plupart des méthodes en effet vise à attribuer une marge fixe à la partie testée. Doit-on alors intégrer ces subventions dans le calcul de cette marge ? 

En substrat, cette question renvoie irrémédiablement à la décision Philips du Conseil d’Etat 14 .  Il était alors question de savoir si, aux fins de calculer la marge nette sur la base de coûts totaux que la société Philips refacturait à sa mère, celle-ci était en droit de déduire le crédit d’impôt recherche dont elle bénéficiait de la base de coûts sujette à refacturation. Fort logiquement, l’administration répondait par la négative, en arguant que les subventions reçues avaient la nature de subventions d’investissement et demeuraient donc étrangères aux dépenses d’exploitation, qui forment la base de la méthode prix de transfert retenue par le groupe. Le juge de cassation a cependant annihilé les prétentions du service, confirmant en cela la décision d’appel, au motif que l’administration n’avait pas démontré que des entreprises indépendantes, placées dans des conditions comparables, n’auraient pas déduit le montant du CIR de leur base de calcul.

Si cet arrêt ne tranche malheureusement pas la question de fond (comment prendre en compte les subventions dans le calcul de la méthode de prix de transfert), elle a le mérite de renvoyer au comportement « normal » des parties sur le marché libre. A ce titre, il est peu probable qu’en période de crise, où chaque acteur de la chaîne de valeurs est affecté, une partie à une transaction fasse supporter à l’autre le poids du cadeau pourtant offert par un autre, l’Etat en l’occurrence. En d’autres termes, les éventuels avantages exceptionnels reçus ne devraient pas venir s’ajouter à la base de coûts sujette à la méthode du prix de revient, ni en sens inverse, venir diminuer l’assiette retenue au titre de la méthode du prix de revente. Qui plus est, pour apporter la preuve d’une anormalité liée à la non prise en compte de ces subventions, il faudrait encore pour l’administration réussir à produire des références comparables fiables, ce qui, en l’état des bases de données actuelles, relève d’une mission impossible.

Reste qu’une décision plus récente pourrait jeter le trouble sur notre position. Dans son arrêt Laps France 15  en effet, le juge du fond avait considéré que le contribuable devait refacturer la CVAE au même titre que ses autres coûts d’exploitation à sa partie liée, dès lors que la méthode adoptée par le groupe enjoignait de refacturer la totalité des coûts d’exploitation. La CVAE ayant été comptabilisée dans un compte de charges de gestion courante (et non d’impôts), elle tombait mécaniquement dans l’assiette sur laquelle la marge nette s’appliquait. Il nous semble cependant que ce raisonnement souffre de plusieurs failles, en plus de renvoyer à une problématique sensiblement différente de celle analysée dans ces lignes.

En effet, dans cette affaire, il était question de refacturer une charge venant grever le profit de l’entreprise, et non une subvention reçue. Si les avantages perçus devaient être refacturés, la société en bénéficierait mécaniquement deux fois, en plus comme on l’a vu de condamner un peu plus ses partenaires économiques. En outre, une analyse de comparabilité sur des bases de données, ajustée comme nous l’avons suggéré plus haut, produirait à n’en pas douter des marges largement amputées, là où celle de notre comparables serait nécessairement augmentée.
En définitive, les avantages, subventions et autres libéralités perçus devraient être considérés comme des produits exceptionnels et partant, échapper au calcul de toute méthode de prix de transfert.

  1 Le 31 mars 2019, le Cadre Inclusif de l’OCDE et du G20 sur le BEPS a publié son « Programme de travail pour développer une solution de consensus répondant aux défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie ». Ce document, adopté par les 129 membres du Cadre Inclusif, a été approuvé par les ministres des finances du G20 les 8 et 9 juin 2019.
  2 Voir sur ce sujet « OECD, FORUM ON TAX ADMINISTRATION, Tax Administration Responses to COVID-19: Measures Taken to Support Taxpayers, 26 March 2020 », disponible sur le site de l’OCDE.
 3 OCDE, Perspectives économiques de l’OCDE, Rapport intermédiaire Coronavirus : l’économie mondiale menace, 2 mars 2020, disponible sur le site http://www.oecd.org/perspectives-economiques/

 4 En France, l’article 57 qui constitue la pierre angulaire de notre réglementation des prix de transfert a depuis longtemps été reconnu compatible avec l’article 9 du modèle de convention de l’OCDE qui intègre le principe de pleine concurrence. Voir par exemple CE, arrêt du 14 mars 1984, n° 34430 et n° 36880.
5 Voir en ce sens CE 25 nov. 2009, 3ème et 8ème ss sect. réunies, n°307227, Cie Rhénane de Raffinage.
 6 Conclusions M. Geffray sous CE 25 nov. 2009, 3ème et 8ème ss sect. réunies, n°307227 au BDCF 2010 2/10 n° 106.
 7 Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales, juillet 2017, §3.10.
 8  Cass com 17 déc. 1991, n° 89-20688 ; 90-11661. 

 9  Cass com 26 oct. 1999, n° 96-20063.
10  Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert, §2.114 et suivants.
11 CAA Versailles, 6ème ch. 5 déc. 2011, n° 10VE02491.
12 Par exemple CAA Nancy 6 mars 1996 société Nord éclair n° 94-1326 n°1464. 

13 Article 1218 du code civil.
14 CE 19 sept. 2018, n°405779, Sté Philips SAS.
15 TA Montreuil, 9ème ch. 14 février 2019, n°1801945.

Les règlements des différends en droit fiscal international

La thématique des règlements des différends en droit fiscal international, outre le fait de renfermer un bon sujet de thèse, se pose comme une question fondamentale dans nos environnements contemporains. Peut-on encore en effet seulement aborder la fiscalité dans un cadre purement domestique, en la soustrayant à toute influence internationale ? Le point d’interrogation qui ponctue cette dernière phrase n’est que pièce rapportée, tant la réponse transpire déjà dans la question. Car sans être nécessairement fiscaliste, tout juriste (au sens large et noble du terme) sait désormais que nos normes sont pour la plupart influencées, voire directement inspirées de sources externes, qu’il s’agisse du droit communautaire, du droit conventionnel, ou encore des travaux d’organismes qui font autorité, à l’instar de l’OCDE ou de l’OMC.

Cela étant posé, en devenant global, le sujet des règlements des différends en devient également plus complexe. Protéiforme même. En effet, la division du monde en une multitude de pays n’a eu d’équivalent que la multiplication proportionnelle des systèmes juridiques. Leur coexistence, combinée à la souveraineté des Etats et aux effets corrélatifs des crises économiques sur les finances publiques, génère forcément des frictions, dont le contribuable engagé dans des opérations transfrontalières peut faire les frais. Si vous me permettez cette digression, ces frictions sont d’ailleurs souvent provisionnées par les entreprises et les nouvelles obligations IFRIC 23, à l’instar des obligations américaines dites FIN 48, n’en sont qu’une manifestation.

Devant cette multiplication des différends, les Etat ont tôt fait d’adopter dans leurs corpus juridiques des procédures de revue, de discussion et d’arbitrage afin de garantir l’équilibre économique et politique. On retrouve ainsi des émanations de ces procédures de règlements dans le paquet fiscal de l’UE qui, dès 1990, posait déjà les bases d’une convention multilatérale d’élimination des doubles impositions ; dans le modèle de convention de l’OCDE et l’ONU ; et dans les travaux récents de l’OCDE, tout particulièrement son programme dit « BEPS ».

Dans cet environnement, la question fondamentale qui doit alors se poser me semble être celle-ci : ces règlements, nécessairement internationaux, sont-ils efficaces ? C’est ce point que je souhaiterais traiter, sous la bienveillante supervision du Professeur Stankiewicz et en complément des dires de mes éminents collègues fiscalistes, qui ont brillamment traité ce sujet avant moi.

En creux, cette question soulève le point de savoir si le contribuable a meilleur temps d’activer ces procédures internationales ou de porter le litige (car si différend il y a, il y a forcément un litige) devant les tribunaux compétents. Ces remous dissimulent en réalité un vieux serpent de mer qui refait surface au gré des affaires, celui de savoir duquel, du procès ou du règlement international, est le plus efficace. Cette question est cependant tronquée, car elle sous-entend déjà, en premier lieu, que le contribuable ait accès à un système judiciaire organisé et efficace, où les juges seraient à même de traiter de questions fiscales nécessairement complexes, car internationales. Si l’on prend l’exemple de la France, qui certainement figure parmi les Etats de droit les mieux organisés, la réponse n’est déjà pas évidente. La pratique montre déjà que, outre le délai de traitement (de plusieurs années), ces questions complexes de droit fiscal international peinent souvent à trouver une audience réceptive devant les juridictions de première instance. Il n’est pas rare en effet que le fond du dossier, autant que le droit, ne soient correctement analysés qu’en appel. A l’incertitude liée à l’issue de l’affaire (de laquelle le contribuable doit répondre devant ses actionnaires, ses commissaires aux comptes, ses investisseurs, son personnel et j’en passe) s’ajoutent les coûts de la procédure et surtout, le fait qu’une décision en justice d’un Etat donné ne saurait automatiquement et mécaniquement trouver à s’exécuter dans un autre Etat concerné par l’opération en cause.

Néanmoins, l’avocat que je suis ne saurait tolérer que l’on balaie si rapidement l’option contentieuse et ce, pour plusieurs raisons.

D’abord, seule la voie contentieuse peut régler une affaire au fond et sur la base d’une règle de droit. Les procédures internationales de règlement des différends, de même que l’arbitrage international, sont davantage des voies diplomatiques qui, bien que souvent pragmatiques, cherchent à préserver les intérêts des parties, et non pas à faire respecter la règle juridique. En cela, une même affaire, pouvant potentiellement lier les deux mêmes parties, mais portée devant deux commissions différentes (par exemple dans des pays ou à des époques différentes) pourrait accoucher de deux solutions contradictoires. La voie contentieuse nous semble de ce point de vue-là offrir davantage de garanties et de sécurité juridique.

En lien avec ce qui précède, la nature diplomatique des procédures de règlement tend à rendre l’issue des affaires portées très aléatoire. Prenons l’exemple des procédures amiables d’élimination des doubles impositions applicables en Europe. Ces procédures, qui découlent d’une convention multilatérale liant les Etats de l’Union, prévoient en théorie que les différends en matière de prix de transfert soient réglés dans un délai maximal de trois années, dont les six derniers mois sont dévolus à une procédure d’arbitrage en cas d’échec des discussions lors des phases précédentes. En pratique, nombreux sont les cas dont le traitement dépasse (parfois même très largement !) ce délai de trois années. Il n’est même pas rare qu’un différend en entraînant un autre, la procédure de règlement n’est pas encore clôturée qu’il faille déjà la lier à une seconde affaire similaire, portant sur des années ultérieures. En outre, de l’aveu même des rédacteurs auprès de l’administration fiscale qui ont à traiter de ces procédures, de nombreuses affaires sont négociées dans le cadre d’un ensemble plus vaste de litiges, au cours des réunions souvent biannuelles que les autorités fiscales organisent entre elles. La solution qui en découle relève donc parfois plus de la négociation, ou pour parler de manière plus grivoise, du marchandage de tapis, que de la lettre juridique ou de principes tout aussi nobles.

Enfin, s’il fallait citer un troisième point clivant, rappelons que le contentieux est fort heureusement ouvert à tout point de droit fiscal, là où la plupart des procédures de règlement des différends embrassent un champ d’application plus restreint. Les procédures amiables d’élimination des doubles impositions en Europe sont en effet cantonnées à la seule sphère des prix de transfert ; Les procédures amiables et d’arbitrage contenues dans les conventions internationales sont applicables aux seuls impôts couverts par ces traités. Or, on le sait désormais en France, un contribuable exonéré ou exempté d’impôt ne peut réclamer le bénéfice d’une convention internationale, dans la mesure où le juge de l’impôt estime qu’il ne peut être considéré comme un résident fiscal  ; d’autres affaires m’ont également appris que certaines taxes ou impôts au Brésil ne peuvent être soldés que par la voie contentieuse, car ils ne sont pas visés par les traités.

Je suis conscient qu’en délivrant ce court exposé, je ne réponds pas à la question essentielle que j’ai pourtant moi-même posée. Permettez-moi donc de raccrocher un temps la robe et de revêtir l’habit plus conventionnel « d’homme des affaires ». Après tout, un bon fiscaliste doit d’abord et avant tout être à l’écoute de l’économie et des intérêts financiers de ses clients. Une position pragmatique me pousserait donc à encourager le contribuable vers une procédure internationale, plutôt qu’un contentieux, même si nous n’en avons pas fait mention, mais les deux pourraient tout à fait coexister.

En effet, le monde des affaires commande un traitement des différends rapide, quitte même à y laisser quelques deniers. Or, disons-le tout de go, notre système judiciaire ne brille pas par sa hardiesse, ce que la Cour européenne des droits de l’Homme ne manque pas de nous rappeler régulièrement.

Qui plus est, seule une procédure internationale permet de solutionner un litige dans tous les Etats concernés par l’opération en cause.

Enfin, comme rappelé précédemment, ces procédures internationales sont souvent seules garantes de l’élimination effective des doubles impositions, ce qui assure les droits économiques du contribuable, à défaut d’offrir une solution juridique toujours pertinente. Gageons encore que l’élan d’uniformisation (pour ne pas employer le mot d’harmonisation, plus clivant politiquement) renforcera encore davantage l’efficacité de ces procédures, là où les débats les plus récents sur la réforme de la justice effritent encore un peu plus notre système judiciaire, et la voie internationale termine de s’affirmer comme une solution adéquate, à défaut d’être parfaite.
Il y aurait encore tant à dire sur ce beau sujet, mais mes paroles ont certainement déjà mis la patience de l’auditoire à dure épreuve, et je finirais certainement par plagier ce que les éminents fiscalistes présents lors de ce colloque ont déjà exposé avec plus de talent. Je conclurai cependant par une question évidente, qui même si elle nous écarte de nos envies de juridisme, doit pourtant guider toute notre réflexion : au fond, que souhaite notre client ?

1Voir en ce sens deux arrêts du Conseil d’Etat, CE 9-11-2015 n° 370054 et 371132.

(Article paru dans la Revue Fiscalité Internationale, N°1-2020, février 2020, §10.3)

Terence WILHELM
Docteur en droit, Avocat associé CARA Avocats, Lyon

Paroles d’experts : Le nouveau régime de faveur applicable aux brevets et aux droits de propriété industrielle assimilés

Source : www.ieepi.org
L’IEEPI donne la parole à ses experts, aujourd’hui Terence Wilhelm, Avocat et fondateur du cabinet CARA Société d’Avocats, spécialisé en fiscalité internationale, prix de transfert et fiscalité de la propriété intellectuelle. Il nous propose une analyse sur :

Le nouveau régime de faveur applicable aux brevets et aux droits de propriété industrielle assimilés

L’article 37 de la Loi de finances pour 2019, codifié à l’article 238 du Code général des impôts, a profondément modifié le régime fiscal français de faveur applicable aux brevets et certaines autres inventions. A partir du 1er janvier 2019, ce dispositif spécial s’est calé sur les recommandations de l’OCDE qui, au titre de son plan d’action visant à lutter contre « l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices », enjoint les Etats à conditionner l’application d’un régime fiscal de faveur à la réalisation effective des activités et des dépenses de R&D ayant directement contribué à la création de l’invention. Mais si ce nouveau dispositif a certes gagné en attractivité, il s’est aussi durci et perd par la même occasion en flexibilité.

Pourquoi était-il nécessaire de réformer la fiscalité des brevets et des inventions assimilées ?

Notre ancien régime fiscal dit de faveur, visé à l’article 39 terdecies du Code général des impôts, souffrait de deux écueils majeurs. D’une part, le taux d’imposition à 15%     applicable aux produits de cession et concession de brevets et certaines autres inventions, manquait d’attractivité par rapport à certains de nos voisins européens. Même s’il permettait une économie réelle d’impôt par rapport aux taux de droit commun (alors de 33,33%), il peinait à exister à côté des régimes néerlandais, irlandais ou belge. D’autre part et surtout, il pouvait permettre à des entreprises de sous-traiter les efforts de R&D à l’étranger, tout en profitant en France d’un taux d’imposition réduit. C’est cette déconnection entre le bénéfice du régime de faveur dans un Etat donné et la déduction des coûts de R&D dans une autre juridiction, qui a été mise en lumière par l’OCDE dans le cadre de ses travaux visant à lutter contre les pratiques fiscales dites « dommageables », c’est-à-dire celles qui créaient entre les Etats une situation de concurrence fiscale néfaste. L’OCDE a dès lors mis au ban le régime français, au motif que celui-ci ne conditionnait pas le bénéfice du régime de faveur au fait de supporter les dépenses de R&D ayant conduit à la création de l’invention. Certes, nos partenaires étaient nombreux à être placés dans la même situation. Mais ceux-ci ont réagi avant nous, en revisitant leur régime fiscal de faveur pour le concentrer sur les brevets et inventions assimilées, et surtout en intégrant l’approche dite de « nexus ».

Justement, on entend souvent cette terminologie de « nexus » ; de quoi s’agit-il exactement ?

Plutôt que de « nexus », on pourrait faire référence à la « théorie du lien ». Derrière la formule mystique se cache en effet l’impérieuse nécessité de corréler le bénéfice d’un régime fiscal de faveur au fait de supporter dans le même Etat et par le même contribuable, les efforts ayant conduit au développement de l’actif, ou de l’opération qui fait l’objet de ce régime fiscal de faveur. Pour le dire de manière plus simpliste, le nexus est l’arme que l’OCDE a dégainée contre les entreprises « boîtes aux lettres », les coquilles vides que l’on vu fleurir dans certains Etats où les actifs incorporels (brevets, marques principalement) étaient logés pour bénéficier du régime fiscal de faveur applicable dans cet Etat, sans qu’aucune ou très peu de dépenses de R&D n’y aient été supportées. Bon nombre de schémas fiscaux visaient en effet à héberger les activités de R&D dans des Etats à forte fiscalité, en les rémunérant a minima ; et une fois le brevet ou la marque exploité, faire remonter les produits de cession ou concession entre les mains d’un propriétaire établi dans un pays à plus faible fiscalité. L’opération était donc optimale : les coûts étaient supportés dans des pays où l’impôt était fort, et les bénéfices étaient captés dans des pays où l’impôt était faible. Le ratio nexus entend ainsi combattre cette déconnexion en introduisant un ratio d’assujettissement dans les régimes fiscaux de faveur. Dans le dispositif français de l’article 238 du Code général des impôts, ce ratio d’assujettissement est égal aux dépenses de R&D supportées directement par l’entreprise ou celles sous-traitées à des entreprises non liées, rapportées sur le total des dépenses de R&D (en ce y compris donc celles sous-traitées éventuellement à des entreprises du même groupe, alors que celles-ci sont justement non captées au numérateur).

A part ce ratio nexus, d’autres changements sont-ils à observer par rapport au précédent régime de faveur ?

Parce qu’il est d’essence internationale, le ratio nexus a eu tendance à concentrer l’attention sur lui et donc, à occulter les autres modifications intervenues par la Loi de finances. Mais en réalité, plus qu’un simple toilettage, c’est une réelle refonte de notre régime fiscal de faveur qui a eu lieu. D’ailleurs, l’ancien article qui le contenait (l’article 39 terdecies du Code général des impôts) n’a pas juste été modifié. Il a été vidé de son contenu et un nouvel article a été spécialement rédigé dans le code pour contenir ce régime de faveur, à savoir l’article 238.
En premier lieu, le champ d’application a été modifié. Parmi les droits éligibles, on retrouve bien sûr toujours les brevets, les inventions brevetables, les certificats d’obtention végétale et les améliorations apportées aux inventions brevetées. Mais un petit nouveau a fait son apparition : il s’agit des logiciels. L’exploitation de ceux-ci pourra ainsi dorénavant bénéficier aussi du régime fiscal de faveur. L’idée de la loi était clairement de faire de la France une terre d’accueil pour les entreprises dont l’objet consiste à développer et commercialiser des logiciels, dont le secteur est en plein essor.
Le calcul du produit de la cession ou concession a également été modifié. Désormais, le calcul devra se faire en deux temps : d’abord il conviendra de calculer un résultat net, en soustrayant des résultats (les redevances perçues, par exemple) l’ensemble des coûts de R&D, de frais de maintenance et autres ; ensuite, ce résultat net sera pondéré par rapport au ratio d’assujettissement, le fameux « nexus ».
Enfin, le taux d’imposition a été ramené à 10%, contre 15% précédemment (hors droits sociaux pour les contribuables personnes physiques), pour replacer la France dans la moyenne européenne et éviter que celle-ci ne soit décrochée dans la course à la concurrence fiscale.

Que penser de ce nouveau régime fiscal de faveur alors ?

Pour être totalement franc, je reste perplexe, et pour l’heure c’est plutôt la déception qui domine mon analyse. Sur le champ d’application tout d’abord : avant la rédaction définitive de la loi, Bercy avait publié un sondage, qui permettait aux participants de choisir parmi trois options. Une de celle-ci consistait à faire bénéficier du régime fiscal de faveur une portion des revenus tirés des entreprises qui commercialisent d’elles-mêmes les produits intégrant les brevets, inventions brevetables, COV ou tout autre actif tombant dans le champ, sans que ces actifs ne donnent lieu à une cession ou une concession. L’idée était alors de calculer une sorte de « revenu notionnel », soustrait du prix de vente des produits, et d’imposer cette portion au taux réduit à 10%. Plutôt que cette option, le législateur a préféré étendre le régime fiscal de faveur aux logiciels, qui jusqu’alors étaient fiscalement traités comme tout autre actif et donc, ne bénéficiaient d’aucun traitement particulièrement favorable. A mon sens c’est une erreur. D’abord, le texte actuel manque cruellement de clarté. Il conditionne l’application du régime aux logiciels « protégés par le droit d’auteur », c’est-à-dire nécessairement attachés à un degré d’inventivité. Or, on sait notamment dans les dossiers de crédits d’impôt recherche que cette notion d’inventivité est très souvent mise à mal. Soit tous les logiciels sont alors inventifs, soit aucun ne l’est ! La frontière est très floue. Ensuite, l’instruction administrative parue cet été jette le trouble sur les produits liés à l’exploitation des logiciels qui pourraient être taxés au taux réduit. On s’y perd. Enfin, les entreprises qui exploite elles-mêmes leur invention et les intègrent dans leurs produits devront alors créer des schémas de concession pour pouvoir bénéficier du régime fiscal de faveur. Non seulement une telle structuration peut s’avérer lourde et coûteuse pour certaines entreprises de taille modeste, mais un tel chantier revêt forcément un caractère essentiellement fiscal, et donc frise l’abus de droit.
La mise en œuvre du régime fiscal de faveur s’annonce également complexe. Elle induit une double obligation, déclarative d’une part, et documentaire, d’autre part. Tous les ans le contribuable devra annexer à sa déclaration de résultats un document synthétisant ses calculs permettant de définir le montant de résultat net imposé au taux réduit. Ces calculs s’annoncent relativement complexes quand on lit l’instruction, et toute erreur se paiera nécessairement « cash ». En plus de cette déclaration, le contribuable devra également tenir à disposition de l’administration un rapport plus complet, présentant en détail le schéma, les actifs exploités, l’origine et la nature des coûts de R&D, etc…Ces rapports, pour peu qu’ils s’ajoutent à ceux déjà préparés pour le CIR ou pour respecter les obligations en matière de prix de transfert, ne feront qu’alourdir encore davantage le poids des obligations formelles déjà excessives en France.
Enfin, si le taux de 10% entre dans la moyenne européenne, il faut rappeler qu’à celui-ci s’ajoutent les droits sociaux, faisant gonfler le taux réel d’imposition à 27,2% pour les personnes physiques. A ce niveau-là, j’estime qu’il n’y a aucun intérêt, ou très peu pour les inventeurs personnes physiques, d’activer ce régime fiscal qui n’a de favorable que le nom.  

Donc c’est un échec…

Non, je ne serais clairement pas aussi abrupte. Le texte va évoluer à la faveur des instructions administratives définitives qui restent encore à paraître et qui seront nourries par l’appel à commentaires qu’avait diffusé l’administration cet été, et jusqu’à la mi-septembre. Rappelons aussi que la France jouit d’une réelle tradition d’attractivité fiscale pour ce qui a trait à l’innovation et la recherche et développement. Regardez le CIR, le CII, ce sont-là de vraies réussites, que d’autres Etats ont tenté par la suite de reproduire. Il faut laisser la chance à ce nouveau régime fiscal de faveur, qui a l’avantage de tenter un alignement sur les régimes étrangers et donc, de tendre vers l’uniformisation, voire peut-être à terme une harmonisation en Europe. Il devrait en outre revigorer le secteur des logiciels et du digital d’une manière plus générale, en offrant des sphères d’optimisation réelles à des acteurs qui jusqu’à présent n’étaient pas concernés. Imaginez quand même que pour certains, le taux d’impôts pourrait passer de 33,33% il y a encore peu, à 10% !

Quelle conclusion pour les entreprises disposant de propriété intellectuelle ?

Il y a un message très fort à adresser aux entreprises. Derrière ce nouveau régime fiscal de faveur se dissimule en réalité une vague de fond qui touche à la propriété intellectuelle de manière plus générale et son traitement sur le plan fiscal. En effet, ce régime, qui rappelons-le découle d’une initiative de l’OCDE, s’inscrit aux côtés d’autres travaux de cette organisation, qui notamment militent pour le glissement progressif de la reconnaissance, à des fins fiscales, de la propriété juridique vers la propriété dite « économique ».  Serait ainsi le propriétaire au sens fiscal, c’est-à-dire celui qui serait légitime à percevoir le produit tiré de l’exploitation de la propriété intellectuelle, non pas celui qui est inscrit en tant que tel, mais celui qui, plutôt, exerce les fonctions essentielles qui ont permis de développer, améliorer, maintenir, protéger et exploiter cette propriété intellectuelle. En d’autres termes, les schémas que l’on a vus fleurir ces dernières années, consistant à placer la propriété intellectuelle entre les mains d’une entité basée au Luxembourg, en Belgique, aux Pays-Bas, ou dans des territoires encore plus exotiques, sans qu’aucune activité ne soit réellement exercée là-bas, ont vécu et sont désormais condamnés. Ce régime fiscal de faveur doit donc appeler une vaste réflexion sur la localisation légitime de la propriété intellectuelle, et de là, l’applicabilité de ces régimes fiscaux de faveur. Car si aucune activité de R&D n’est exercée dans les pays que je viens de citer, alors aucun régime fiscal de faveur ne devrait pouvoir être applicable par la même occasion. Ces structurations fiscales ne présenteront dès lors plus aucun intérêt, et au contraire exposeront le contribuable à un risque élevé de rectification. Je milite donc activement pour que les experts en propriété intellectuelle interagissent davantage avec les fiscalistes, pour sécuriser les schémas liés à la PI et protéger les intérêts économiques et fiscaux des inventeurs. Certainement que cela pourrait occasionner des travaux d’analyse en amont de toute opération, mais le gain d’impôts – qui peut être très substantiel ! – vaut bien ces quelques efforts.

(interview publié sur le site de l’IEEPI le 18.11.2019)

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